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Dans le premier chapitre, nous avons pu voir l'insistance de L. Bouyer d'appréhender la liturgie comme une réalité vivante issue de la Tradition. Cette insistance peut-être interprétée comme un effort pour orienter les efforts du Mouvement liturgique sur une voie prudente qui considère la liturgie comme un organisme vivant régi par des lois propres, loi qu'il s'agit donc de respecter. Mais l'analyse de l'histoire récente de la liturgie montre, pour L. Bouyer, que le discernement de ces lois est une question délicate qui demande un discernement théologique.

Ce deuxième chapitre nous a permis d'exposer, très synthétiquement, ce qui est au cœur de la liturgie, pour L. Bouyer. Nous avons commencé par exposer le Mystère pascal, autrement dit une explicitation de l’œuvre divine du Salut culminant dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ. La situation de l'humanité étant dramatique, esclave du diable et par là ennemi de Dieu, tout homme est condamné à mourir. Par son Incarnation, le Verbe est venu nous sauver de cette situation, non pas en faisant disparaître la mort, mais en l'assumant dans l'obéissance filiale. Ce faisant, la séparation de l'homme avec Dieu est en quelque sorte vaincue, dépassée, par cette obéissance. Dieu a donc ressuscité l'humanité en Jésus-Christ, et l'enjeu du christianisme apparaît donc comme l'accession des hommes à ce salut déjà réalisé sur la Croix.

C'est précisément dans cette problématique de notre accession au salut que L. Bouyer reprend la notion de Mystère développée par Dom Casel : pour développer une intelligence de la liturgie au centre de la vie chrétienne, mais à la différence de Dom Casel il le fait à partir de sources juives et non pas païennes. Il retrouve les principales affirmations sur le Mystère de Dom Casel en développant une théologie de la Parole de Dieu qui culmine dans l'eucharistie.

L'eucharistie apparaît alors comme le lieu privilégié de la proclamation de la Parole de Dieu, proclamation qui appelle une réponse de l'homme sous forme de libre offrande. Cette offrande est agréée par Dieu en tant qu'elle est assumée dans celle du Christ. Tout l'édifice sacramentel est ordonné à l'eucharistie : soit comme condition de possibilité dans le sacrement de l'ordre, soit comme préparation dans l'initiation, soit comme son déploiement dans la vie des croyant avec la bénédiction

nuptiale et l'onction des malades. La réflexion de L. Bouyer sur le Mystère ne se limitant pas à la question des sacrements, nous avons donné l'exemple de l'année liturgique afin de montrer son souci d'envisager la question du Mystère non pas uniquement sous l'angle sacramentel, mais dans une perspective d'illuminer la Création elle-même, et ce par la prise en compte de la dimension temporelle de la vie humaine dans la liturgie. Et c'est précisément le point où nous sommes rendus : après avoir envisagé la liturgie dans son rapport à la Tradition, après avoir essayé de l'expliciter par le concept théologique du Mystère, nous allons voir comment L. Bouyer a voulu profiter de l'apport des sciences humaines pour analyser la liturgie. L'anthropologie sera donc le centre d'intérêt de notre troisième chapitre.

C

HAPITRE

III – L

OUIS

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OUYER ET L

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ANTHROPOLOGIE DE LA RELIGION

Nous avons étudié le contexte de l’œuvre de L. Bouyer par rapport au Mouvement liturgique : dans une perspective historique, il affirme avec force le lien entre la liturgie et la tradition, en la définissant comme un objet traditionnel qui se reçoit, se découvre et se vit. Ensuite, la question de son évolution devient envisageable une fois que le contact avec la tradition vivante de l'Église est assumé : c'est pour cela qu'il préconise, pour un Mouvement liturgique authentique, une compréhension non seulement historique du développement de la liturgie, mais surtout une intelligence théologique de ce qu'est la liturgie, afin de pouvoir distinguer les adaptations légitimes des transformations qui la dénatureraient.

Nous avons ensuite tenté d'en exposer le cœur théologique, que lui-même a voulu expliciter à partir de la notion de Mystère que nous pouvons rappeler très schématiquement : le Mystère de Dieu en lui-même, le Mystère du Christ en Jésus de Nazareth, et enfin le mystère de notre Rédemption réalisée dans l'humanité de Jésus-Christ et à laquelle la liturgie vise à nous faire participer. Le fait de manifester ce cœur devrait permettre, si nous avons bien compris la pensée de l'auteur, de donner des critères de discernement pour juger des initiatives diverses concernant la liturgie, mais aussi de favoriser une meilleur appropriation, de la part des croyants, de la liturgie de l'Église vécue et célébrée.

Il nous reste un troisième pôle à explorer, celui qui concerne le but de notre recherche : le lien dans la pensée de L. Bouyer entre la théologie et les « sciences profanes », autrement dit les connaissances que l'être humain rationnel parvient à établir sur la création, non en tant qu'objet de foi, mais en tant que phénomènes observables qui semblent suivre des lois que l'on peut décrire. Le christianisme étant une religion professant un Dieu qui s'est incarné, qui a épousé la condition humaine en assumant la réalité de la vie d'un homme – à l'exception du péché –, celle de Jésus de Nazareth, l'intuition1 de jeunesse de notre auteur concernant la capacité du christianisme à pouvoir

dialoguer avec les sciences trouve là un champ où se développer.

1 « Je m'intéressai d'abord, dans mon adolescence surtout, aux études scientifiques et philosophiques et j'avais l'idée de consacrer ma vie à des recherches dans le domaine d'une philosophie appuyée sur la science moderne en vue d'exprimer pour le monde d'aujourd'hui la valeur permanente d'une vision chrétienne de l'univers. » Dans L. Bouyer,

Plus précisément, ce que nous entendons par « sciences profanes », dans le cas présent, se restreindra à ce que notre titre de chapitre intitule « anthropologie de la religion » : il s'agit de la connaissance de l'être humain en tant qu'il a un rapport avec la religion. L'ouvrage de référence de L. Bouyer concernant cette approche est Le rite et l'homme2, dans lequel l'auteur se donne l'objectif

suivant :

Nous nous proposons d'examiner, avec les ressources des sciences modernes de l'homme, ce qu'on peut appeler l'enracinement de la religion chrétienne dans l'humanité commune. De cette étude, l'humanité du christianisme doit ressortir avec des précisions qui resteraient sans elle à peine soupçonnées. Mais loin que sa divinité doive en être obscurcie, nous pensons aussi qu'elle s'en dégagera dans une évidence accrue. Plus notre connaissance, en effet, de ce qu'il y a d'humain dans le christianisme s'éclaire, et plus s'éclaire en regard ce qui s'y trouve qui est la marque de l'intervention divine. Ce n'est pas à dire qu'on doive y trouver l'humain et le divin à part l'un de l'autre. C'est plutôt que le divin s'y révèle dans la transfiguration qu'il apporte à l'humain3.

L'auteur se propose d'utiliser les « sciences modernes » de l'homme pour analyser le christianisme, mais il le fait d'une façon prudente : il ne se propose pas d'étudier le contenu du christianisme, mais la façon par laquelle il s'insère dans « l'humanité commune », en référence à ce qu'il appellera plus loin la « sacralité naturelle4 ». Ces notions demandent à être précisées, ce sera le premier objet de

ce chapitre : nous allons voir que L. Bouyer a une conception très précise de ce que nous pourrions appeler la dimension religieuse de l'être humain. Ensuite, nous présenterons les résultats qu'il obtient en terme de correspondance du christianisme à cette dimension religieuse de l'être humain : il ne prétend pas tant apporter quelque élément nouveau, mais plutôt une façon de voir qui met en relief la spécificité du christianisme du point de vue humain, ce qui devrait d'autant mieux manifester ce qu'il a de divin. Une étude exhaustive dépasserait les possibilités de ce travail, aussi nous présenterons donc des aspects significatifs et centraux de cette anthropologie afin de pouvoir mettre en lumière les liens qu'elle entretient avec la théologie.