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Le prestige des propriétaires antérieurs

Chapitre 2 : Discours sur la figure du collectionneur et de la collection particulière

2. Les critères de valorisation de la collection particulière

2.5 Le prestige des propriétaires antérieurs

En 1879, le collectionneur Gerald E. Hart offre de vendre sa collection numismatique au gouvernement du Canada. La proposition est étudiée par le « Sous-comité de la bibliothèque sur l’achat de la collection de médailles et de monnaies Hart », qui préconise l’achat dans son rapport soumis l’année suivante. Les motifs invoqués sont de trois ordres. Un premier argument porte sur l’état de la collection : « nous avons constaté qu’elle comprenait plusieurs centaines de médailles et de monnaies en or, en argent, en bronze et en cuivre, très peu usées par la circulation95. » Ensuite, la rareté de certaines pièces a été prise en compte : « Au nombre

des monnaies se trouve une pièce en argent de cinq sols, très rare aujourd’hui96. » Finalement,

le sous-comité stipule que la collection témoigne des grands moments de l’histoire du pays : « À raison de l’intérêt et de l’importance de cette collection, qu’on la considère à un point de vue historique ou national, nous croyons que, comme addition à la bibliothèque, elle servira à établir et probablement à faire connaître plus clairement plusieurs événements consignés dans les annales du Canada97. »

La collection est acquise pour 2 500 $. John A. MacDonald se réjouit de cette transaction qui soulève pourtant quelques questions aux Communes, lorsque le ministre libéral Richard J. Cartwright s’interroge sur sa valeur. On cherche à l’établir. C’est alors que le député Dawson met de l’avant l’argument de la notoriété du personnage qui a réuni la collection : « j’ai vu la

95 Journaux du Sénat du Canada. Annexe A : Rapport du sous-comité de la bibliothèque sur l’achat de la

collection de médailles et monnaies Hart, concernant l’histoire du Canada. Ottawa, Imprimeur de la Reine,

Deuxième session du quatrième parlement Vol. 14, 16 avril 1880. p. 171. 96 Ibid., p. 172.

collection il y a quelque temps. Elle a été faite par la famille Hart, l’une des plus anciennes du Bas-Canada, qui a collectionné pendant un grand nombre d’années98. » Non seulement le fait

que chacune des pièces ait été choisie par un connaisseur est-il un gage de qualité, mais on comprend, par ailleurs, que la valeur de la collection est bonifiée du fait de la notoriété et du prestige du collectionneur et de sa famille99.

Le phénomène n’est pas nouveau. En 1714 déjà, l’écrivain néerlandais Bernard Mandeville énonçait quatre éléments sur lesquels fonder la valeur des tableaux : « The Value that is set on Paintings depends not only on the Name of the Master and the Time of his Age he drew them in, but likewise in a great measure on the Scarcity of his Works, but what is still more unreasonable, the Quality of the Persons in whose Possession they are, as well as the length of Time they have been in great Families100 ». En plus de la réputation de l’artiste et du critère de

rareté dont nous avons traité précédemment, Mandeville affirme que le fait d’avoir eu d’anciens propriétaires illustres augmente la valeur d’une œuvre, notamment si l’objet a été en

98 Compte rendu officiel des Débats de la chambre des communes du Canada, 4e Parlement, 4e session, vol. 12, Ottawa, MacLean, Roger et Cie, 16 mai 1882, p. 1666. L’arrière-grand-père de Gerald E. Hart, Aaron Hart, s’installe à Trois-Rivières en 1760. Il est considéré comme le fondateur de la communauté juive au Canada. À ce sujet, lire Denis Vaugeois, Les premiers Juifs d’Amérique, 1760-1860. L’extraordinaire histoire de la famille

Hart, Québec, Septentrion, 2011, 382 pages.

99 Pour les œuvres ou objets datant de l’époque de la Nouvelle-France, Pierre-Olivier Ouellet remarque que les prix payés pour des œuvres ayant appartenu à des membres importants de l’élite coloniale sont souvent de deux à trois fois plus élevés que l’estimation, ce qui lui permet de conclure que la qualité ou la célébrité de l’amateur rejaillit sur l’œuvre. Pierre-Olivier Ouellet, « La constitution du marché de l’art et le goût au XVIIIe siècle en Nouvelle-France », dans Nathalie Miglioli et Pierre-Olivier Ouellet, dir. Mélanges sur l’art au Québec historique

(XVIIe-XIXe siècles), Montréal, CRILCQ, 2009, p. 134.

100 Bernard Mandeville, The Fable of the Bees; or, Private Vices, Public Benefits, London, J. Tonson, 1728, p. 374. Selon De Marchi et Van Miegroet, l’énoncé "Time of his Age" signifie probablement le stade de développement de l’artiste. Voir De Marchi et Van Miegroet, op. cit., p. 454.

leur possession de nombreuses années. En manipulant les objets, le collectionneur prestigieux leur apporte une histoire particulière qui peut contribuer à en augmenter la valeur101.

Ainsi, dresser une généalogie de propriétaires illustres peut devenir une stratégie de valorisation des objets102. Charlotte Guichard affirme que la réputation des collectionneurs

contribue à fixer la valeur économique de la collection. Elle a démontré que les éloges des amateurs en introduction des catalogues de vente permettent de construire la réputation du collectionneur, garantissant ainsi la valeur des œuvres, « grâce au prestige social qu’elle donne à l’objet, et grâce à la confiance qu’elle installe sur les œuvres103. » Le procédé est également

utilisé dans le cas de la collection de livres et de manuscrits de Gerald E. Hart. En préambule du catalogue, on peut lire les noms des individus célèbres qui ont autrefois possédé les livres contenus dans la collection : « The Provenances Illustres found in this division include books of the greatest rarity from the collections of Diana de Pothiers, Catherine de Medicis, Marguerite de Valois, Edward VI, Francis II, Charles I, Maioli, Colbert and others celebrities, and are worthy of especial attention104. » Cette énumération permettra, à n’en pas douter,

d’attirer le public cible : « bibliophile and bibliopegist, but also to the collector of objects of true art, and to the seeker after rarities in general105. »

101 Jennifer Christa Allen, Collectionner, collectionneurs : la collection en histoire, littérature et critique, thèse (littérature), Université de Montréal, 1997, p. 14-15.

102 Van Horne liste par exemple le nom des anciens propriétaires de ses œuvres. Voir Chapitre 4. 103 Guichard, « Valeur et Réputation de la collection… », op. cit., p. 34.

104 Catalogue of the Library, Manuscripts, Autograph Letters, Maps and Prints forming the Collection of Gerald

E. Hart, Esq., of Montreal, Boston, C.F. Libbie, Jr., Printer, 1890, s. p.