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Chapitre 2 : Discours sur la figure du collectionneur et de la collection particulière

2. Les critères de valorisation de la collection particulière

2.4 La notoriété de l’auteur

Dans un article publié en 1979, Krzysztof Pomian montre bien comment le nom de l’auteur – ou de l’artiste – a pris une importance de plus en plus considérable dans la manière de regarder et d’apprécier une œuvre ou un objet d’art au cours du XVIIIe siècle : « l’appréciation

esthétique perd la primauté au bénéfice du jugement d’attribution84. » À travers l’étude des

catalogues de vente, Pomian raconte la manière dont, grâce à divers procédés, l’attribution est devenue le critère premier de fixation de la valeur à partir de la seconde moitié du XVIIIe

siècle. En 1757, par exemple, les tableaux non attribués ou dont l’attribution est douteuse sont placés à la fin du catalogue, ce qui illustre que leur statut est « non seulement différent, mais inférieur85 ». Au cours de la même période, le nom des artistes devient la première information

donnée dans les descriptions des œuvres. Selon Pomian, l’utilisation nouvelle de ces deux procédés révèle que la première question désormais adressée à un tableau pour en déterminer l’appréciation est celle de l’identification et de l’identité de son auteur86.

À Montréal dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le nom et la réputation d’un artiste

demeurent des éléments hautement considérés dans la détermination de la valeur d’une œuvre ou d’un objet d’art. L’analyse de catalogues de vente permet de retrouver des procédés similaires à ceux détectés par Pomian pour le Paris du XVIIIe siècle. Par exemple, le nom de

l’artiste est placé en premier lieu, détaché du reste de la notice. Mais il est significatif de constater qu’un nouveau procédé de valorisation de la fonction auteur est utilisé dans notre

84 Pomian, « Marchands, connaisseurs, curieux… », op. cit., p. 30.

85 Ibid., p. 24.

corpus qui n’avait pas été détecté par Pomian, ce qui semble montrer que l’intérêt pour l’artiste, loin de s’atténuer, a pris avec le temps encore davantage d’importance. Le catalogue de la vente de la collection W. F. Kay87 en offre un bon exemple. La firme Scott & Son, qui en

assure la réalisation, intègre dès la première page une liste des artistes que l’on retrouve dans le catalogue et qui sont représentés dans le cadre de la vente (illustration 5). Ainsi, le collectionneur peut rapidement vérifier si les artistes qui l’intéressent sont au catalogue. Cette liste liminaire laisse présumer que le nom de l’artiste est le critère décisif de sélection dans la recherche d’une œuvre à acquérir, primant sur le sujet ou encore l’appréciation esthétique.

Par ailleurs, dans ce même catalogue, non seulement le nom de l’artiste est-il indiqué pour chacune des pièces en vente, mais encore trouve-t-on des notices biographiques qui dépassent parfois en longueur le texte de la description des œuvres. La biographie présente l’artiste, vante ses mérites, énumère à l’occasion les prix reçus et met de l’avant le succès remporté. Celle de Henry Sandham constitue un bon exemple du genre :

Mr. Sandham is a native of Montreal who first studied art in the Notman Studios, under the able tutorship of J.A. Fraser. He soon manifested great talent for drawing and colour, and being very industrious and ambitious, caused him to made rapid strides in his profession. He soon developed a penchant for Marine subjects which is well illustrated in the picture before us; a bold clever draughtsman strong and fearless colourist, he soon made his mark, and procured for himself a proud position both here and in the adjoining States where he now resides, and where his great abilities are well appreciated: he is always full of commissions and commands high prices88.

87 W. Scott and Son, Catalogue of the Exceptional & Highly Important Sale of Mr. W. F. Kay’s Collection of

Paintings and Statuary, Montréal, W. Scott and Son, 30 mars 1889.

L’auteur du catalogue établit la qualité de l’artiste en l’associant à des gens renommés pour leur excellence (Notman Studios et J.A. Fraser), vante ses talents artistiques et son succès à l’étranger.

Illustration 5 : Catalogue of the Exceptional & Highly Important Sale of Mr. W. F. Kay’s Collection of Paintings and Statuary, Montréal, W. Scott and Son, 1889

Les catalogues produits par Scott and Son dans le cadre de leur vente annuelle mettent de l’avant la qualité des artistes dans le but d’attirer les acheteurs. En guise d’introduction dans une édition de 1888, la firme assure au public que les œuvres ont été réalisées par des « artists of the highest order of merit89 ». Dans la préface du catalogue de la 9e vente annuelle, les

marchands soutiennent que cette dernière est meilleure que les précédentes : « upon an examination of the works herein enumerated it will be noticed that this collection is a vast improvement on any previous ones90. » La raison en est attribuable à la notoriété des artistes,

dont l’éloge compose le paragraphe qui vient ensuite :

There are no less than four artists represented in this Catalogue who have received all the honors and medals that are given by the Paris Salon, and have also been decorated with the Legion of Honor by the French Government, viz., Messieurs Pelouse, Lansyer, Vernier and Wyld, while several of the younger men have received honourable mention and third and second class medals. Frithjof Smith- Hald, a young Norwegian artist, has already received distinguished honors from some of the prominent Galleries in Europe. Several of his fine coast scenes having been reproduced in Photo-Gravure by Goupil of Paris91. »

Ainsi, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la valeur d’un tableau repose d’abord sur

celle de la réputation de son producteur, le mérite qui lui est reconnu et l’aura de prestige qui est la sienne. Le prix de certains tableaux augmente alors en fonction de la popularité croissante des artistes. Un article paru dans le New York Times illustre bien le phénomène en

89 W. Scott & Son, Scott’s Fall Exhibition. Catalogue of a Collection of High-Class Oil Paintings and Water

Color Drawings, Montreal, W. Scott & Son, 1888. Scott and Son ne sont pas les seuls à utiliser cette stratégie de

vente. D’autres le feront, notamment la firme d’encanteurs M. Hicks & Co., écrit dans le Catalogue of oil

paintings and water color drawings by John A. Fraser paru à Montréal en 1887 : « In looking through this

Catalogue it will be seen that the collection is not confined solely to the works of Mr. Fraser, but comprises, as well, a few choice Paintings by such eminent Artists as L. R. O’Brien, C. J. Way, Allan Edson, R. Harris, C.S. Milliard, F.A. Vermer, Matthews, D. Fowler and G. H. White, all of whom are members of The Royal Canadian Academy of Artists, which should be significant to attract a large and appreciative audience at the sale. »

90 W. Scott & Son, Catalogue of W. Scott & Son’s Ninth Annual Auction Sale of Original Paintings, Montréal, W. Scott and Son, 1884, Remarks.

retraçant les montants déboursés par chacun des propriétaires successifs d’une œuvre de Matthew Maris, intitulée Feeding Chickens :

This beautiful little picture illustrates by the usual commercial gauge of market value the increase of interest in the work of Matthew. It was originally bought by Judge Day directly from the artist, in 1873, the year after it was painted, for about £170. Three years ago it was sold at Christie’s auction rooms to Mr. Alexander Reid of Glasgow for 3,000 guineas. He sold it to its present owner92 for £3,465,

and an offer of £5,000 has since been refused for it93.

Certains critiquent toutefois la trop grande importance attribuée à la notoriété de l’auteur dans la détermination de la valeur – lors des ventes aux enchères notamment – et déplorent que celle-ci ne soit pas plutôt établie en fonction de la qualité intrinsèque de l’œuvre. Une expérience, rapportée par le journal The Montreal Herald en 1889, a du reste été tentée afin de démontrer le ridicule de la situation : un tableau de peu de valeur a été attribué à un artiste de renom, puis mis en vente. Il s’avère que l’œuvre s’est vendue à un prix élevé. L’auteur de l’article explique le phénomène de la façon suivante : « Each of these pictures thus sold for a fortune, but when expert art critics and plain men of common sense have considered them upon their individual merits, they fail to see where the value comes in. In fact, it has been a sale of name rather than of merits94. »

92 L’œuvre faisait alors partie de la collection du Montréalais James Reid Wilson.

93 « Art at Home and Abroad: The Maris Brothers and Other Masters of Modern Dutch Painting in Two Montreal Collections », New York Times, 28 septembre 1913.