• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Discours sur la figure du collectionneur et de la collection particulière

1. La figure du collectionneur idéal

1.4 Affiliation

Il circule un préjugé négatif à propos du collectionneur : celui d’un homme seul, coupé du monde extérieur, vivant reclus au milieu de ses trésors. Ce lieu commun n’est au fond pas sans fondement. L’étude psychohistorique des motivations du collectionneur révèle : « une fuite passionnée, un refuge au milieu d’objets34 » qui relèguent la pratique dans la catégorie des

loisirs solitaires, pour reprendre les mots volontairement équivoques d’Alain Corbin. Pourtant, à l’opposé de cette première représentation, d’autres études35 démontrent que beaucoup

32 James Barnston, Hints to Young Botanist: How to Collect, Preserve and Arrange Plants for the Herbarium, Montreal, John Lovell, 1857, p. 3.

33 Adeline Daumard, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, S.E.V.P.E.N., 1963, p. 646.

34 Alain Corbin, « Le secret de l’individu » dans Philippe Ariès et Georges Duby, dir., Histoire de la vie privée, T. 4, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 458.

35 Ruth Formanek, « Why They Collect : Collectors Reveal Their Motivations » dans Susan M. Pearce, dir.,

d’individus collectionnent par désir d’entrer en contact avec des pairs, de tisser des liens, de partager une passion, et donc de faire société. En fait, quelles que soient les motivations du collectionneur, on oublie souvent qu’il est nécessairement plongé, qu’il le veuille ou non, dans une activité éminemment sociale et par conséquent incompatible avec la représentation de l’ermite érudit. En effet, si on considère en quoi consiste concrètement la pratique de la collection, on s’aperçoit qu’elle apparaît comme une série d’actions – rechercher, négocier, acheter, échanger, acquérir, documenter, classer, inventorier, conserver, diffuser –, qui commandent l’intégration à divers réseaux.

Diverses sociétés savantes montréalaises composent autant de réseaux accessibles au collectionneur. La vie associative connaît d’ailleurs un essor sans précédent au XIXe siècle36 et

les collectionneurs peuvent rejoindre les rangs de sociétés dont les intérêts sont variés. Il suffit de penser à la Natural History Society of Montreal (1827), à la Commission géologique du Canada (1842), à la Société historique de Montréal (1858), à l’Art Association of Montreal (1860), à la Numismatic and Antiquarian Society of Montreal (1862), à la Montreal Philatelic Society (1889), à la Montreal Philatelic Association (1893) ou encore à la League of Canadian Philatelists (1898). Hervé Gagnon a montré que les collectionneurs montréalais appartiennent généralement à plusieurs de ces regroupements37. Il faut préciser de plus que les Montréalais

Katriel, « Glorious Obsessions, passionate lovers, and hidden treasures : Collecting, Metaphor, and the Romantic Ethic » dans Stephen Harold Riggins, dir., The Socialness of Things: Essays on the Socio-semiotics of Objects, Berlin, Mouton de Gruyter, 1994, p. 36-50; Akin, op. cit., p. 108-114.

36 Long, op. cit., p. 81. Pour le Québec, Jean-Marie Fecteau montre bien la montée du phénomène associatif au cours du siècle dans son article « État et associationnisme au XIXe siècle québécois : éléments pour une

problématique des rapports État/société dans la transition au capitalisme » dans Allan Greer et Ian Radforth, dir.,

Colonial Leviathan. State Formation in Mid-Nineteenth-Century Canada, Toronto, University of Toronto Press,

1992, p. 134-162.

37 Hervé Gagnon, Divertir et instruire. Les musées de Montréal au XIXe siècle, Sherbrooke, Éditions G.G.C.,

intègrent aussi des réseaux internationaux par le biais de leur affiliation à des sociétés savantes américaines et européennes. Dans son étude sur les mécènes, Véronique Long indique qu’il s’agit aussi d’un élément important de la vie des collectionneurs américains et français : appartenir à des réseaux de sociabilité érudite renforce leur position sociale et culturelle, de la même manière que les voyages ou encore les relations privilégiées avec des marchands et des artistes38.

L’affiliation à ces diverses sociétés ne constitue pas un préalable essentiel à l’obtention du titre de collectionneur. Toutefois, le fait d’appartenir à une ou à plusieurs sociétés prestigieuses ajoute un crédit certain. Lors de la publication d’articles ou d’ouvrages, le nom des auteurs est très souvent suivi de la mention de l’appartenance à des sociétés savantes et autres associations. Elle augmente sans contredit la crédibilité de l’auteur et, conséquemment, atteste de la qualité et de la fiabilité de la production littéraire. La confiance associée à l’affiliation s’explique en grande partie par le phénomène de la cooptation. En effet, dans la plupart de ces sociétés, l’élection des recrues se fait sur recommandation de membres actifs (illustration 1). Il s’agit, de toute évidence, d’une forme de reconnaissance officielle, par les pairs, de la valeur et des qualités de l’individu.

Par ailleurs, l’affiliation offre une foule de bénéfices, comme le souligne d’ailleurs la League of Canadian Philatelists qui tente d’attirer de nouveaux membres : « Every collector should be a member of at least one live philatelic society. An outsider can get no ideas of the advantages

derived by members of a society39. » Le formulaire d’adhésion à la League of Canadian

Philatelists (illustration 1) donne un bon aperçu des avantages qu’il y a à rejoindre le groupe, tels que l’accès à une bibliothèque, la réception de la revue officielle, la possibilité de placer ses duplicata aux enchères ou dans le département des ventes40.

Regroupés au sein d’associations, les philatélistes, suivant en cela les conventions des autres collectionneurs, mettent ainsi en place des structures utiles à leur pratique. Comme nous le verrons dans les prochains chapitres, ces sociétés instaurent des réseaux d’échange entre leurs membres, qu’il soit question d’objets ou de connaissances. Ce faisant, elles permettent et encouragent les contacts des collectionneurs qui vivent parfois éloignés géographiquement, comme en témoignent des listes qui affichent souvent un nombre important de membres correspondants. Ces associations établissent également des liens avec des institutions étrangères. C’est le cas de la Société d’archéologie et de numismatique de Montréal : « The members are desirous of co-operating with similar societies throughout the world, and will be happy to open and maintain communications upon subjects of general interests41. » De plus,

même si les membres d’une même société ne se connaissent pas tous personnellement42, le

simple fait d’y appartenir peut suffire à entrer en contact et à établir une certaine relation de confiance, comme le mentionne T.P. Dorman dans sa lettre à Louis-Wilfrid Sicotte : « As we

39 « The League of Canadian Philatelists », The Philatelic Record, 1, 1 (janvier 1901), p. 5. 40 Ibid., p. 8.

41 « Numismatic and Antiquarian Society of Montreal », Canadian Antiquarian and Numismatic Journal, 1, 1 (Juillet 1872), p. 46.

42 Véronique Long indique que c’est le cas des grandes sociétés, comme la Société des Amis du Louvre à Paris ou encore les Members of the Art Institute de Chicago. Long, op. cit., p. 85.

both belong to Mr. Pearce’s Fiscal Stamp Exchange Club + I am rather anxious to complete by stamps of Canada I have taken the liberty of enclosing a list of my wants43. »

Nous verrons au chapitre 5 que certaines de ces sociétés offrent diverses plates-formes pour la diffusion des recherches de leurs membres, que ce soit par le moyen de revues, d’assemblées générales ou dans le cadre d’expositions. Quel que soit le mode adopté, les regroupements procurent aux collectionneurs et à leurs collections une visibilité importante qui, nous le verrons, contribue à faire valoir la réputation des premiers et à augmenter la valeur des secondes.

43 Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds P213 Louis-Wilfrid Sicotte, correspondance, 1-8 : Lettre de T. P. Dorman à Louis-Wilfrid Sicotte, Northampton, 6 novembre 1899.

Illustration 1 : Formulaire d’adhésion à la League of Canadian Philatelists, dans The Philatelic Record, 1, 1 (1901), p. 8.