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Chapitre 2 : Discours sur la figure du collectionneur et de la collection particulière

2. Les critères de valorisation de la collection particulière

2.6 Le critère d’authenticité

En France, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le critère d’authenticité devient

incontournable dans la sélection des objets de collection. Selon Manuel Charpy, la bourgeoisie est à la recherche de singularité et d’authenticité dans un monde industriel où « partout ce sont les mêmes étoffes de Lyon, les mêmes tapis de moquette, où tous les perroquets de la création semblent avoir éparpillé leurs plumes; les mêmes bronzes tirés à dix mille exemplaires, les mêmes plafonds nus et […] blanc éclatant106. » Le discours tenu par les collectionneurs montréalais à la même époque ainsi que les mesures prises par ceux-ci pour éviter l’achat de faux laissent croire que l’authenticité constitue pour eux également un critère fondamental.

L’authenticité, notion largement conceptualisée depuis le XVIIIe siècle, est le fait d’être fidèle

à soi et à sa propre nature : « Authentic objects, persons, and collectives are original, real, and pure; they are what they purport to be, their roots are known and verified, their essence and appearance are one107. » Les objets sont tenus pour authentiques lorsqu’ils sont réellement ce

que le vendeur prétend qu’ils sont, c’est-à-dire lorsqu’ils possèdent les qualités pour lesquelles le collectionneur en fait l’acquisition. Celles-ci peuvent être liées à la matérialité de la pièce (on pense à la qualité des métaux), mais réfèrent aussi grandement aux éléments qui constituent la « biographie » de l’objet, notamment son créateur, l’âge/l’ère spatio-temporelle de production ou encore les liens qui l’unissent à des personnages célèbres ou à des événements importants. L’authenticité renvoie ainsi en grande partie aux qualités invisibles de

106 Edmond Texier, Tableau de Paris, « Les Habitations modernes », Paris, Paulin et Le Chevalier, 1852, p. 197, cité dans Manuel Charpy, « L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne. 1830-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 34 (2007), p. 113.

l’objet. Et, malheureusement pour le collectionneur, le fait qu’un objet ait appartenu à un homme célèbre, qu’il témoigne d’un événement important ou encore qu’il ait été fabriqué par un artiste de renom constituent autant de qualités imperceptibles, même après un examen visuel attentif. Lorsqu’elles existent, les traces de ces spécificités sont souvent ténues et demandent à l’acquéreur un important degré d’expertise, s’il veut pouvoir, par exemple, repérer la touche particulière d’un artiste ou encore les signes des effets du temps sur la matière à travers la patine ancienne d’une pièce de monnaie. Les secrets de son dévoilement – l’authentification – reposent quasi uniquement sur le jugement de personnes d’autorité, les experts.

Comme la possibilité de contrefaçons, de faux et de copies est omniprésente, l’acheteur se met bien souvent en quête de preuves tangibles permettant d’établir ou de contester l’authenticité de l’objet, c’est-à-dire de démontrer qu’il présente ou non les qualités que le vendeur lui prête. Quelle que soit la qualité des preuves recueillies, l’achat relèvera cependant toujours de l’acte de foi. Cette croyance, il lui faudra maintenant à son tour la transmettre, car le système de valeur repose largement sur ce rapport avec l’invisible. Tout propriétaire doit non seulement identifier les preuves de l’authenticité de sa possession, mais produire et reproduire autour d’elles une croyance.

Cela concerne aussi d’ailleurs les marchands. Étant donné que l’identité de l’artiste qui a créé l’œuvre est un facteur qui détermine en grande partie la valeur conférée à l’objet, les marchands tentent de conforter les acheteurs en fournissant des preuves d’authenticité. Dans le

exemple, la firme Scott and Son donne comme preuve d’authenticité l’achat direct auprès des artistes : « Being almost all purchased directly from the Artists by ourselves, in London and Paris, during the Summer of 1883 and the Winter of 1884108. » Le même argument est repris

par les marchands responsables de la vente aux enchères de la collection Kay en 1889. Dans le catalogue produit pour l’occasion, on peut lire : « the managers desire to say that these Pictures were purchased mostly by Mr. Kay himself during his extended travels in Europe, and

direct from the Artists109. »

108 W. Scott and Son et T. J. Potter, Auctioneer, Catalogue of W. Scott & Son’s Ninth Annual Auction Sale of

Original Paintings, 1884.

109 W. Scott and Son, Catalogue of the Exceptional & Highly Important Sale of Mr. W. F. Kay’s Collection of

Paintings and Statuary, Montréal, W. Scott and Son, 30 mars 1889, s.p. Dans ce cas précis, on retrouve aussi

l’argument de l’achat direct auprès des artistes, mais les responsables de la vente misent sur un second certificat de garantie pour assurer l’authenticité de l’attribution, soit la réputation du collectionneur. Ils comptent sur le bon goût et le jugement de W.F. Kay. Le collectionneur a lui-même fait la sélection et, en tant qu’autorité, il a su identifier et choisir des œuvres authentiques et de qualité. La réputation de bon goût et le jugement du

collectionneur agissent ici comme certificat d’authenticité et doivent permettre de rassurer et de convaincre les acheteurs. La valeur d’un tel certificat est donc souvent très subjective : elle dépend en partie de la confiance qu’accorde le collectionneur à celui qui délivre le certificat.

Conclusion

L’analyse des discours tenus par et pour les collectionneurs a permis de mieux comprendre la figure du collectionneur et la manière dont la collection particulière était envisagée à Montréal dans la seconde moitié du XIXe siècle. Nous avons d’abord démontré qu’il faut remplir

certaines conditions pour obtenir une reconnaissance de ses pairs. L’attention a été portée sur quatre d’entre elles, considérées comme principales car fréquemment mises de l’avant : l’érudition, le bon goût, la valeur du travail et de l’effort personnel ainsi que l’affiliation à un regroupement de collectionneurs. Il n’était pas facile de se conformer à chacun de ces critères. La quête d’un savoir érudit, par exemple, exige un investissement sérieux de la part de l’initié. Si l’érudition ne peut être obtenue qu’au prix d’une étude approfondie et soutenue de la collection, du champ disciplinaire et du marché, le bon goût, quant à lui, relève de l’innéisme. Impossible, donc, de l’acquérir, mais également de l’usurper. Ces critères nous apparaissent alors comme autant des barrières qui permettent aux collectionneurs de s’élever au-dessus d’une pratique commune du collectionnement, souvent critiquée, moquée ou condamnée pour des raisons morales. Ce chapitre a en effet démontré par ailleurs qu’à la vision idéalisée du collectionneur idéal, la littérature oppose parfois des traits attribués à des figures négatives, soit le dilettante, le spéculateur, ou encore, l’obsessionnel.

La deuxième partie du chapitre s’est concentrée sur les critères de valorisation associés à la collection particulière et aux éléments qui la composent. L’examen attentif des sources a permis de montrer que la valeur des objets est fondée sur une combinaison d’attributs. En plus de leur potentiel éducatif, de leur pouvoir d’évocation du passé et de leur utilité dans le

développement de nouveaux savoirs, les critères de valorisation suivants ont été identifiés : le degré de rareté, la complétude d’un ensemble, l’état de conservation des pièces, le niveau de preuve de leur authenticité et l’excellence des autres éléments biographiques associés aux objets, tels que la notoriété de l’auteur ou de l’artiste et la qualité des propriétaires antérieures.