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Chapitre 1 : Discours sur les motivations : entre légitimation et rationalisation

2. S’élever au rang des grandes nations

Les gouvernements canadiens et québécois ont consenti à l’achat de collections numismatiques, car ils croyaient que l’on construit une nation en en écrivant l’histoire29.

Collectionner devient, en ce sens, un geste patriotique. Le sentiment nationaliste est une impulsion qui justifie ou déclenche l’acte collectionneur, non seulement pour les institutions et les États, mais aussi pour les particuliers. Le motif patriotique s’applique à de nombreux types d’objets. Les collectionneurs d’autographes, de documents anciens, de livres et d’œuvres d’art partagent la conviction de concourir à cette édification nationale. Ou au moins le disent-ils. L’argument nationaliste permet ainsi la transformation de ce que certains décrivent comme une manie en une vertu civique. C’est bien ce que laisse entendre le juge Louis-François- Georges Baby, alors président de la Société d’archéologie et de numismatique de Montréal, dans son discours de clôture de l’exposition soulignant le 250e anniversaire de la ville de

Montréal. Il exprime sa reconnaissance « aux dames et aux messieurs patriotes » qui ont consenti à prêter leurs collections philatélique, numismatique, ethnologique, artistique et autres :

The President, Juge Baby, expressed the thanks of the Society to those who had so liberally patronized the collection, the Society would ever be grateful to the patriotics ladies and gentlemen who had kindly loaned so many valuable articles. In eloquent language, he dwelt upon the benefit received from such collections, and pointed out that the objects of the Society was to inculcate into the people of today

29 Susan A. Crane, Collecting and Historical Consciousness in Early Nineteenth-Century Germany, London, Cornell University Press, 2000, 195 pages; Serge Gagnon, Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920. La

Nouvelle-France de Garneau à Groulx, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1978, 474 pages; Philippe

Reid, « François-Xavier Garneau et l’infériorité numérique des Canadiens français », Recherches

a love of country and an interest in its historic past, of which we all ought to be proud30.

Collectionner et posséder d’importantes collections contribue non seulement à la construction de la nation, mais peut également aider à la ranger parmi les grandes nations par la mise en évidence du partage d’un héritage historique commun et prestigieux. Le regard des élites est tourné vers les puissances anglaises, françaises et américaines. On sent explicitement cette aspiration dans un discours prononcé en chambre par un député qui s’exprime pour appuyer l’idée qu’une aide financière soit attribuée au Musée Chasseur, menacé de fermeture en raison de l’insuffisance des revenus ordinaires :

Le Musée Chasseur est la première collection qui ait été formée dans ce pays; et, comme le célèbre musée de Peale à New York, il est sous le coup d’une saisie. Songez, messieurs, au muséum britannique qui, de temps à autre, a reçu de magnifiques additions. En France, on ne croit jamais mieux employer les deniers publics qu’en encourageant l’accroissement des collections et de tout ce qu’il y a de mieux, d’admirable dans la nature et dans les arts : les collections particulières y trouvent incessamment un acquéreur dans la munificence publique31.

On reconnaît donc l’importance qui est accordée aux collections dans les grandes nations et on manifeste l’urgence de les imiter. Cette volonté est particulièrement forte chez les collectionneurs d’œuvres d’art. Chez plusieurs d’entre eux, en effet, l’art est présenté comme le symbole par excellence de la nation civilisée32 et une grande reconnaissance est exprimée

vis-à-vis de ceux qui encouragent son essor :

30 « Exhibition of Portraits and other Historical Relics in Commemoration of the 250th Anniversary of the Foundation of the City of Montreal », Canadian Antiquarian and Numismatic Journal, Second Series, 2, 4 (novembre 1892), p. 148.

31 Journal de la Chambre, Appendice et témoignages, 5 décembre 1831.

32 Encore à la toute fin de la période étudiée, Eric Brown (1877-1939), premier conservateur à temps plein du Musée des beaux-arts du Canada, écrivait : « No country can be a great nation until it has great art ». The National Art Gallery of Canada, 1912, cité dans Douglas Ord, The National Gallery of Canada: ideas, art,

The art of any people is the highest efflorescence of its civilization. It is the latest to bloom, and it is the product of its highest culture. In a new country like Canada, where there are few accumulated fortunes, and still fewer inherited ones, the patronage of art is comparatively limited. All the more honor, therefore, to the few who, like Lord Strathcona, Sir William Van Horne and Sir George Drummond, use their wealth in the patronage of art, and who so kindly place the gems of their collections at the service of the people for their artistic culture and enjoyment33.

À en croire cette revue américaine, l’acquisition d’œuvres et d’objets d’art est une pratique non seulement reconnue, mais encore encouragée socialement. Du reste, à cette époque et dans ce milieu, selon Laurier Lacroix, l’art est admis « surtout pour ses qualités civiles et morales. L’art doit servir à des fins politiques, religieuses et éducatives. L’art demeure éminemment utilitaire34. » Toutefois, le culte de l’Art ne doit pas faire ombrage aux œuvres de bienfaisance,

comme en fait foi l’extrait suivant tiré du catalogue de la collection particulière de George A. Drummond :

Parmi les préoccupations qui intéressent le plus dignement nos citoyens de Montréal, nous croyons devoir placer le goût pour les arts sérieux qui élèvent l’esprit et le cœur, et qui peuvent être si utiles à l’avenir d’une grande ville. […] Mais à côté de ces œuvres officielles nous croyons que nous devons citer quelques tentatives particulières d’hommes de goût qui ont su décorer magnifiquement leurs résidences et y placer des chefs-d’œuvre. […] mais il en est une que nous croyons utile de mentionner particulièrement. C’est la collection des tableaux rares de la résidence de M.G.A. Drummond. Nous voyons là, qu’un de nos principaux citoyens a eu l’idée de consacrer une partie de son immense fortune à une dépense qui fait le plus grand honneur à ses aspirations, nous l’en félicitons. Lorsqu’un citoyen dans une haute position, après avoir donné le plus généreux concours à toutes les institutions de bienfaisance, emploie une partie de son revenu aux satisfactions du luxe, on ne songe pas à le blâmer, mais il nous semble qu’il y a tout particulièrement à le louer s’il cherche ses satisfactions dans le culte de l’art. Il peut exercer ainsi cette influence salutaire qui a conféré une gloire si pure aux grands seigneurs de Rome, de Florence, de Venise35.

33 Archives du Musée des beaux-arts de Montréal, P19 Fonds George Alexander Drummond, Coupures de journaux : « The Ministry of Art », Methodist Magazine and Review, 1905, p. 141.

34 Laurier Lacroix, « L’art au service de “l’utile et du patriotique” » dans Micheline Cambron, dir., La vie

culturelle à Montréal vers 1900, Montréal, Fides et Bibliothèque nationale du Québec, 2005, p. 57.

Selon cet auteur anonyme, qui dit exprimer les préoccupations de tous les citoyens montréalais (mais évoque assurément les sentiments d’une partie de l’élite intellectuelle et financière), la culture artistique est un élément indispensable à toute ville qui aspire à se distinguer et à se hisser au rang de villes glorieuses, telles que l’ont fait Rome, Florence et Venise. Il félicite ainsi tous les « hommes de goût » qui participe à ce grand projet, tout en précisant que cet investissement dans les produits de luxe que sont les œuvres d’art ne doit et ne peut être fait qu’une fois acquitté le devoir vis-à-vis du prochain dans le besoin. C’est à ce moment seulement que le collectionneur peut s’adonner librement – c’est-à-dire sans pécher – à sa pratique luxueuse; ce n’est qu’à ce moment que le collectionnement est encouragé.