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Chapitre 2 : Discours sur la figure du collectionneur et de la collection particulière

1. La figure du collectionneur idéal

1.2 Bon goût

Chez les collectionneurs d’œuvres d’art, un autre trait distinctif accompagne presque invariablement celui de l’érudition. Selon les sources consultées, on dira du collectionneur qu’il a « bon goût », de l’« instinct », du « discernement » ou encore un « jugement sûr ». Des termes qui réfèrent tous à une qualité intuitive, une sensibilité innée :

The art of collecting is not one to be learned in a school. There one may formulate certain rules and systematically construct around this or that object and orderly array of other objects bearing a direct or indirect relation to it. But the true collector knows as well as any other artist that “l’art c’est la [sic] choix” and that the difference between one work of art and another lies far deeper than matters of period, signature, or even style. An excellent and authentic work by a master of painting may be thrown quite into the shade by a work of no greater definable merit through some lilt of inspiration that suffices to send soaring a capricious and susceptible spirit24. »

Dans le discours qu’il prononça devant l’Art Association à l’occasion de la donation de la collection de William John et Agnès Learmont à l’Art Gallery, J.B. Learmont décrit la pratique de son frère William John en référant à la fois à ses connaissances acquises et ses dispositions innées, qui semblent aller de pairs dans la définition de la figure idéale du collectionneur : « may I be permitted to say that my brother had an intuitive love for and knowledge of a good painting25. » Dans le même discours, il fait également l’éloge du

secrétaire de l’Art Association, monsieur J.B. Abbott, pour la qualité de l’organisation de

24 « Art at Home and Abroad: The Maris Brothers and Other Masters of Modern Dutch Painting in Two Montreal Collections », New York Times, 28 septembre 1913.

25 Archives du Musée McCord, P112 Fonds Art Association of Montreal, Dossier 1, no1 : Address by Mr. J.B. Learmont, s.d., p. 2.

l’exposition mettant en valeur la donation. Pour ce dernier aussi, les deux mêmes qualités ressortent : le secrétaire a fait preuve de « knowledge and good taste26 ».

Le décès de George A. Drummond est souligné par une série de notices nécrologiques publiées dans divers journaux montréalais, anglais, écossais et américains. Leur étude est révélatrice, car elles contribuent non seulement à la consécration de la réputation individuelle d’un amateur en particulier, mais aussi à la fixation d’une figure discursive idéalisée du collectionneur en général. Dans chacune des notices consultées, Drummond apparaît comme tout naturellement disposé à discerner et à apprécier les œuvres de qualité. Le London Times affirme notamment qu’il possédait « a discriminating taste in the purchase of pictures27 »,

tandis que le Glasgow Herald le décrit comme l’un des plus « discriminating » et des plus « intéressants » de tous les collectionneurs du Canada :

Everything proclaimed that Sir George was not a collector only, but a connoisseur who was familiar with and loved his art possessions. They were indeed his comrades after many a day of strenuous commerce. The manner of one of his first and not the least notable purchases will make clear that he possessed an instinct for fine work. Years ago he was passing a third-rate shop in the States when his eye fell upon a picture of a girl bending over a paling towards a goat and its little kind. The tender unwordliness, the spirit-beauty of the canvas, moved him to enter the shop. Three minutes later he emerged with the picture under his arm. Sir George had no knowledge whatsoever as to the painter. Months later a Scotsman was visiting him in Montreal, when catching sight of “The shepherdess”, he exclaimed, “Where in the world did you get your Matthew Maris?” Naturally Sir George was delighted to discover the name of the alchemist in paint.

Cet extrait est révélateur à plus d’un égard. D’abord, l’auteur signale explicitement l’importance du savoir sur les œuvres ainsi que de l’amour qui leur est porté, deux éléments

26 Ibid., p. 4.

27 Archives du Musée McCord, P015 Fonds famille Drummond, B03 Textes posthumes : « Obituary Sir George Drummond », London Times.

sur lesquels se joue la distinction de statut parmi les collectionneurs. L’individu possédant ces deux qualités apparaît comme une figure exemplaire, identifiée ici par le terme « connaisseur ». À celle-ci s’oppose celle que l’on conçoit comme inférieure, qui n’est définie par aucun critère, sinon par celui de l’absence des deux principales qualités qui composent la représentation idéale. Il est néanmoins possible de supposer que l’auteur fait à la fois référence aux collectionneurs qui sont taxés de constituer des collections pour le seul prestige que confère aux individus la possession d’œuvres d’art, ainsi qu’à ceux qui sont animés par leur valeur spéculative. Ces deux types sont représentés comme dépourvus des critères distinctifs qui fondent le collectionneur idéal.

Par ailleurs, le fait que Drummond ait acheté une œuvre de Matthew Maris sans même avoir de notions théoriques laisse entendre, selon ses hagiographes, qu’il aimait non seulement les pièces qu’il acquérait, mais, fait plus déterminant, qu’il appréciait « instinctivement » les réalisations qui relevaient du grand art et qui, conséquemment, possédaient une valeur collective.

De nos jours, le savoir universitaire dénaturalise à l’occasion ces qualités. Selon Charlotte Guichard, le « bon goût » est en fait une expertise artistique qui a été considérée à tort comme un coup d’œil, un flair, et qui doit plutôt être envisagée « comme une opération de savoir, même si les procédés en sont méconnus ou occultés28. » Ce type d’expertise relèverait d’un

« art de faire », selon la définition qu’en donne Michel de Certeau : « Détaché de ses procédures, ce savoir passe pour un "goût", un "tact" voire une "génialité". On lui prête les

caractères d’une intuition tour à tour artistique ou réflexe. C’est, dit-on, une connaissance qui ne se connaît pas29. »