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Chapitre 2 : Discours sur la figure du collectionneur et de la collection particulière

2. Les critères de valorisation de la collection particulière

2.2 L’exigence de complétude

Comme la valeur s’établit en tenant compte de critères nombreux et variés, le collectionneur doit considérer plusieurs aspects lorsque vient le temps d’acquérir un nouvel objet. Bien que la rareté apparaisse comme un élément crucial dans la détermination de la valeur d’une pièce de monnaie, certains spécialistes recommandent aux néophytes de prendre en compte d’autres facteurs. Dans son ouvrage intitulé Coins, Medals, and Seals65, William Cowper Prime met en

garde les jeunes collectionneurs contre l’attrait de la rareté :

Even the rarity of a coin is no test of its real value to a collector. It may increase the price of the article; but the young collector should bear ever in mind that the high price asked for a coin because it is rare ought not to make him desirous of possessing it. […] when he [the collector] seeks to possess rare coins merely

64 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 109.

65 Un extrait de l’ouvrage a été reproduit dans le Canadian Antiquarian and Numismatic Journal, 2, 2 (octobre 1873), p. 92.

because of their being rare, he becomes a speculator, envious, and uncomfortable in the presence of others, and ceases to be a genuine numismatist66.

Selon Prime, pour être un vrai numismate, il ne faut pas être habité par des motifs économiques; des motivations « honorables » doivent présider au collectionnement. Ainsi, l’acquisition ne doit pas être dictée par le simple critère de rareté, mais plutôt par le fait qu’une pièce permet de compléter une série67.

Cette idée de série est présente surtout en numismatique, en philatélie et en histoire naturelle. En effet, dans le cas des objets qui sont produits à plus d’un exemplaire, la valeur vient souvent du fait de posséder une série complète. Comme il peut s’avérer ardu de rassembler toutes les pièces d’un même ensemble, les collections complètes sont très prisées, comme le souligne le catalogue de vente de la collection numismatique d’Adélard J. Boucher : « The collection is specially remarkable for the completeness of each set68. » La complétude signifie

l’achèvement d’une tâche et renvoie ainsi au travail, à la patience et à l’assiduité dont le collectionneur a fait preuve. Breton salue notamment les efforts consentis par Boucher pour la réunion d’une telle collection : « Il [Boucher] se remit courageusement à l’œuvre et il a réussi à réunir, de nouveau, la collection générale la plus complète et la plus variée, probablement, que l’on puisse rencontrer au pays69. »

66 William Cowper Prime, Coins, Medals, and Seals, Ancient and Modern, New York, Harper & Brothers, 1861, p. 164-166.

67 Ibid., p. 168.

68 John J. Arnton, Catalogue of ancient, middle-age and modern coins and medals, in gold, silver, bronze and

copper, continental paper money, French assignats, bank notes, card money, etc., beautifully illustrated

numismatic books, handsome velvet lined black walnut and glass coin cases, the property of Adelard J. Boucher, F.N.S., (first president of the Numismatic Society of Montreal): to be sold without reserve on the evenings,

Montréal, Daniel Rose, 1866, page titre.

La complétude constitue un critère de valorisation pour une collection et les collectionneurs y travaillent activement. Pour Raymond S. Baker, il s’agit d’un objectif central de la philatélie : « The model stamp collector aims at completion70. » La correspondance entretenue entre

philatélistes témoigne d’ailleurs fréquemment du travail réalisé afin de constituer des séries complètes. Cet extrait d’une lettre de l’Américain E. Woltmann au Montréalais Louis-Wilfrid Sicotte est particulièrement éloquent :

You being an old collector yourself will appreciate it when I tell you that I only need only two stamps to complete St.Vincent, and those two not the rarest by any means; that I am absolutely complete in St.Lucia, and that I have the British Columbian issues of 1868 in both perforations and in mint condition complete. If I add to this that in Victoria I need only the 2 pence lilac of 1857 rouletted, and the 3 pence blue of 1850, also rouletted, you will see that I have made some progress71.

Cet extrait est révélateur à plus d’un égard. D’abord, l’importance accordée à la constitution de séries complètes y est explicite. Woltmann partage sa réussite avec son correspondant philatéliste, duquel il est certain d’être compris. L’idée de compléter une série apparaît ainsi comme une finalité partagée entre initiés. Le plaisir d’approcher du but est également palpable. Woltmann a clairement identifié les timbres manquants et les difficultés liées à leur acquisition, et donc, à l’atteinte de son objectif. La constitution de collections n’apparaît pas ici comme un processus aléatoire, mais plutôt comme une activité planifiée et réfléchie, qui demande efforts et travail à long terme.

Bien souvent, l’exigence de complétude amène le collectionneur à considérer que le dernier objet, celui qui viendra parachever l’ensemble, a plus de valeur que les autres et que sa valeur

70 Baker, op. cit., p. 5.

71 Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds P213 Louis-Wilfrid Sicotte, correspondance, 1-8 : Lettre E. Woltmann à Louis-Wilfrid Sicotte, New York, 18 avril 1899.

marchande réelle. Selon Marjorie Akin, c’est également le cas des objets qui ont été recherchés longtemps par le collectionneur : « The long-sought-after piece that is finally added to a collection has a value to the collector that exceeds its market value : it satisfies the personal needs of the owner72. » Jean Baudrillard, quant à lui, donne l’exemple du

collectionneur d’estampes de La Bruyère qui se plaignait d’avoir tout Callot, à l’exception d’une seule, de moindre valeur pourtant, qu’il recherchait depuis une vingtaine d’années. Selon Baudrillard, le dernier objet résume symboliquement toute la série et, sans lui, elle n’est rien : « il prend alors une qualité étrange, quintessentielle de tout l’échelonnement quantitatif. C’est un objet unique, spécifié de par sa position finale, et donnant ainsi l’illusion d’une finalité particulière73. » Mais la complétude est bien souvent envisagée comme une fin à la fois

désirable et non désirée, car elle est susceptible de symboliser la mort. Baudrillard se demande d’ailleurs si la collection est réellement faite pour être complétée, et si le manque n’y joue pas un rôle crucial :

[…] alors que la présence de l’objet final signifierait au fond la mort du sujet, l’absence de ce terme lui permet de jouer seulement sa propre mort en la figurant dans un objet, c’est-à-dire de la conjurer. Ce manque est vécu comme souffrance, mais il est aussi la rupture qui permet d’échapper à l’achèvement de la collection qui signifierait l’élision définitive de la réalité74.