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2. Problématique

2.1 Collectionner : un passe-temps viril!

Comme c’est souvent le cas en histoire sociale, cette recherche a été l’occasion de constater que les grandes questions de l’époque étudiée définissent largement la pratique analysée : la structuration des classes, la définition de la nation, la constitution d’un important maillage de réseaux internationaux. Avant de terminer cette introduction, il importe d’attirer l’attention sur une dimension structurante de la thèse, celle de la masculinité. Le collectionnement est en effet une activité masculine, en ce sens que la quasi-totalité des collectionneurs que nous rencontrerons sont des hommes. Les femmes ne sont toutefois pas totalement étrangères à cet univers. Il y a d’abord celles qui épaulent leurs maris. C’est le cas de Letitia Caroline Chambers, épouse de David Ross McCord. Selon ce dernier, elle a grandement contribué à son œuvre :

Un mot au sujet de ma chère épouse. Sans sa sympathie et sa coopération, je n’aurais jamais pu réussir… Elle apprécie l’histoire et l’humble tâche dont je me suis chargé en tentant de sauvegarder les points de repère historiques. Son sérieux m’a tenu renseigné, alors même que j’étais occupé par ma profession, et je n’aurais jamais pu accomplir le peu que j’ai fait sans cette information. Elle a été ma compagne constante, mon assistante patiente, sympathique et dévouée80.

Malgré leur apport parfois déterminant dans le rassemblement des collections, il est significatif de constater que ces femmes n’obtiennent jamais le statut de collectionneuses dans la littérature consultée. Pas plus que celles, d’ailleurs, qui ont rempli l’espace domestique des nombreux bibelots caractéristiques de l’époque victorienne; car ces ensembles de bibelots ne se voient jamais gratifiés du titre de « collection ». Notre recherche aurait pu à cet égard emprunter le chemin d’une forme de réhabilitation en proposant une analyse systématique des modalités féminines de l’accumulation. Toutefois, c’est la pratique de la collection telle qu’elle s’est historiquement constituée en tant qu’activité légitime, institutionnalisée et autonomisée permettant qu’une catégorie particulière d’objets reçoive le label de collection qui m’intéresse. Le fait est que l’histoire de ce partage est aussi, en creux, celle d’une des nombreuses formes de disqualification du féminin. On connaît malgré tout quelques cas de femmes qui ont constitué des collections à titre personnel81. Pensons notamment à Agnes

Learmont qui a accumulé avec son frère, William John, une importante collection qu’ils ont léguée à l’Art Gallery. Dans un discours tenu devant l’Art Association of Montreal à l’occasion du legs de la collection, leur frère, Joseph Bowles Learmont, souligne qu’ils ont contribué à parts égales :

80 Archives du Musée McCord, P001 Fonds de la famille McCord, Catalogue des tableaux de McCord, vol.1, sans date. Cité dans Young, op. cit., p. 77-78.

81 MacLeod, op. cit., 310 pages; Julie Verlaine, Femmes collectionneuses d'art et mécènes de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2014, 287 pages.

Inadverdently some friends were under the impression that the collection referred to was the sole property of my late brother William John Learmont. My late brother corrected this impression when it came to his knowledge – In this connection I may say that my brother and sister, William John and Agnes Learmont shared the cost equally, as well as the mutual pleasure and happiness they found in these Art possessions82.

Ainsi, pour établir la propriété commune et égale, J.B. Learmont met de l’avant l’aspect financier de la pratique : Agnes et William John Learmont ont tous deux déboursé à parts égales les coûts d’acquisition. L’aspect monétaire apparaît d’emblée comme un enjeu crucial de la pratique. Disposer de ressources financières considérables permet d’acquérir des objets de valeur, tandis qu’en manquer constitue, à l’inverse, un frein puissant au collectionnement. Pour l’historien Bjarne Rogan, cet élément permet d’expliquer en partie pourquoi les femmes ont moins collectionné que les hommes. Un autre facteur important est, selon lui, que les normes de la pratique ont été fixées par les hommes et que le mode de collectionnement des femmes n’a pas été pris en considération par eux. Comme s’élaborait une définition plus large de la collection au XXe siècle, on a pu du reste remarquer une hausse de la pratique chez les

femmes83. Il est pertinent de souligner que les femmes repérées dans nos sources se sont

intéressées aux mêmes objets que les hommes. Outre quelques cas de collections d’œuvres d’art, j’ai retrouvé surtout des collections féminines d’autographes et de spécimens botaniques : deux types d’objets qui ne nécessitent aucune, voire très peu, de ressources financières.

82 Archives du Musée McCord, P112 Fonds Art Association of Montreal, Dossier 1, no1 : Address by Mr. J.B. Learmont, p. 2.

83 Bjarne Rogan, « Collectionner – mode masculin et mode féminin », dans Jean-Yves Ribault, dir. Mécènes et

Mes recherches ont en fait permis de considérer le collectionnement en tant que passe-temps non seulement masculin mais viril. En effet, comme nous le verrons, certaines dimensions de la pratique nourrissent et supportent les caractéristiques qui composent l’idéal viril de la deuxième moitié du XIXe siècle. Pensons à la domination, à la maîtrise de l’environnement, à

l’esprit de conquête et de compétition, à la prise de risque et à la quête de la gloire. La vente aux enchères est par exemple une occasion privilégiée pour faire l’expérience de la virilité et l’exhiber, au même titre que les défis sportifs, la chasse et les duels. Steven M. Gelber souligne d’ailleurs que « The frequent and intense use of the hunting metaphor locates collecting in an established set of traditionally masculine images84. » Bien qu’il puisse sembler

étonnant de représenter le collectionnement comme un passe-temps viril, il faut souligner que certains collectionneurs ont tenu à mettre l’accent sur cette caractéristique de la pratique. C’est notamment le cas de Charles Kingsley dans un texte dans lequel il défend l’histoire naturelle :

Let no one think that this same Naturel History is a pursuit fitted only for effeminate or pedantic men. We should say rather that the qualifications required for a perfect naturalist are as many and as lofty as were required by old chivalrous writers, for the perfect knight-errant of the Middle Ages; for […] our perfect naturalist should be strong in body; able to haul a dredge, climb a rock; turn a boulder, walk all day, uncertain where he shall eat or rest; ready to face sun and rain, wind and frost, and to eat or drink thankfully anything, however coarse or meagre; he should know how to swim for his life, to pull an oar, sail a boat, and ride the first horse which comes to hand; and, finally, he should be a thoroughly good shot, and a skilful fisherman; and, if he go far abroad, be able on occasion to fight for his life85.

84 Steven M. Gelber, Hobbies. Leisure and the Culture of Work in America, New York, Columbia University Press, 1999, p. 81.

85 Charles Kingsley, « Glaucus, or the Wonders of the Shore », Canadian Naturalist and Geologist, 1 (1857), p. 459.