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PREMIERE PARTIE – LE JEU DES ETATS PARTIES : INVOCATION STRATEGIQUE DES OBSTACLES JURIDICTIONNELS

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Les Etats parties à une instance essaient souvent, tout au moins l’un d’entre eux, d’empêcher le juge saisi de parvenir au règlement judiciaire du différend dont il est question. La stratégie défensive mise en place peut alors s’appuyer sur plusieurs méthodes employées à cet effet, avec plus ou moins d’efficacité et d’aléas, au gré des espèces. Ne pas comparaître devant le juge314, ou déployer d’importants efforts de négociation pour amener l’autre partie à se désister

sont des options disponibles, mais avec un faible taux de succès, notamment pour la première d’entre elles315. Si une instrumentalisation de l’équité procédurale peut octroyer du temps

favorable à la conduite de telles négociations, il est rare que cela aboutisse au désistement d’instance316. Il existe ainsi divers moyens susceptibles de s’inscrire dans la stratégie mise en place

par un Etat souhaitant empêcher l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel dans une instance où il est partie. Le principal d’entre eux, et le seul que nous étudierons, c’est celui qui consiste à soulever des objections juridictionnelles à la connaissance du différend par le juge saisi.

Il s’agit dans cette partie d’étudier quels sont les obstacles invoqués par les Etats afin d’empêcher la connaissance du fond du différend par le juge, qu’il n’exerce pas son pouvoir juridictionnel en réglant le différend soumis. Quels sont les arguments avancés, comment sont-ils qualifiés, dans quel(s) but(s), et que pouvons-nous en déduire ? Voilà les questions auxquelles nous souhaitons apporter des réponses, ou tout au moins des éléments pour y parvenir. Il peut s’agir d’une contestation par les Etats sans qualification particulière, mais le plus souvent, c’est une contestation de la compétence du juge pour connaître du différend soumis, ou une

314 Pour empêcher le juge d’exercer son pouvoir juridictionnel à son égard, un Etat récalcitrant pourrait décider de ne pas participer à l’instance introduite par son contradicteur. Il pourrait alors espérer que, faute de reconnaître à la juridiction saisie le droit de le juger, cela entraînerait une impossibilité pour le juge de connaître de l’affaire. Cela d’autant plus que le défaut du défendeur pourrait entraîner une violation du principe d’égalité des parties : étant absent de la procédure, il n’aurait pas eu l’occasion de se défendre et d’exposer ses vues. Voir notre traitement du défaut de l’une des parties, et de la technique subséquente du « soulevé d’office » par le juge, infra p. 322 et s. (Deuxième partie). La pratique révèle un faible usage de cette technique. Voir par exemple, devant la Cour internationale de Justice, les affaires Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), r. g. n°1 ; Traitement en Hongrie d’un avion des Etats-Unis d’Amérique et de son équipage (Etats-Unis d’Amérique c. République Populaire de Hongrie), r. g. n°22 et (Etats- Unis d’Amérique c. Union des Républiques Socialistes Soviétiques), r. g. n°23 ; Incident aérien du 10 mars 1953 (Etats-Unis d’Amérique c. Tchécoslovaquie), r. g. n°25 ; Antarctique (Royaume-Uni c. Argentine), r. g. n°26 et (Royaume-Uni c. Chili), r. g. n°27 ; Incident aérien du 7 octobre 1952 (Etats-Unis d’Amérique c. Union des Républiques Socialistes Soviétiques), r. g. n°28 ; Incident aérien du 4 septembre 1954 (Etats-Unis d’Amérique c. Union des Républiques Socialistes Soviétiques), r. g. n°40 ; Incident aérien du 7 novembre 1954 (Etats-Unis d’Amérique c. Union des Républiques Socialistes Soviétiques), r. g. n°44 ; Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), r. g. n°55 et (République fédérale d’Allemagne c. Islande), r. g. n°56 ; Essais nucléaires (Australie c. France), r. g. n°58 et (Nouvelle-Zélande c. France), r. g. n°59 ; Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), r. g. n°62 ; Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), r. g. n°64 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), r. g. n°70.

315 Le défaut de comparution de l’une des parties à l’instance n’empêche pas le juge saisi de connaître du différend. Bien au contraire, celui-ci envisage alors les divers moyens de défense que le défaillant aurait pu développer s’il s’était présenté. L’Etat en question prend ainsi le risque de s’en remettre entièrement au juge pour assurer la défense de ses droits, au lieu de s’en charger lui-même. Cela constitue donc un pari relativement risqué.

316 Sur les 124 affaires contentieuses inscrites au rôle de la Cour internationale de Justice depuis le début de son activité, seules 24 d’entre elles ont pris fin suite à un désistement d’instance. Voir la liste de ces affaires à l’Annexe D.

107 contestation de la recevabilité de la requête déposée, ou de certaines des demandes, qu’elle engendre, d’où les deux chapitres constitutifs de cette partie, l’un consacré à la contestation étatique de la compétence du juge (Chapitre 1), l’autre à celle de la recevabilité de la requête (Chapitre 2). Quel que soit le résultat de ces tentatives de mise en échec par les Etats parties de l’exercice du pouvoir juridictionnel à l’égard d’un différend donné, ces deux catégories d’exceptions juridictionnelles permettent de s’assurer que le juge peut, ou non, connaître du différend sur le fond (encore faut-il que cette binarité soit suffisante, ce que nous ne pensons pas317). La contestation de la compétence du juge et celle de la recevabilité de la requête

correspondent à des motifs et objectifs a priori distincts. Nous verrons cependant que dans la

pratique, l’existence d’une distinction peut apparaître, à tort, beaucoup plus incertaine. Les Etats opèrent des qualifications de leurs exceptions parfois justifiées, mais aussi souvent discutables et inappropriées, en fonction de leurs objectifs en l’espèce, de leur position procédurale, et des moyens dont ils disposent concrètement. Il ne s’agit pas ici d’établir des thèses consacrées successivement à la compétence du juge et à la recevabilité de la requête, ni de dresser un portrait de ces exceptions sur la base des nombreuses contributions doctrinales consacrées à ces concepts. L’objectif est d’étudier la pratique contentieuse internationale afin de comprendre comment les Etats parties à un différend tentent de s’opposer à la connaissance du fond de ce litige par le juge, et ce qu’il faut en déduire quant à la teneur de ces concepts. C’est donc principalement par l’analyse des pièces produites par les Etats parties aux différends soumis à la Cour que nous pourrons déterminer comment et pourquoi les Etats retiennent l’une de ces qualifications plutôt que l’autre, et quels en sont les effets escomptés.

Ce qui nous intéresse, c’est d’observer comment l’invocation d’obstacles juridictionnels s’insère dans les stratégies défensives mises en place par les Etats parties à une instance, et comment ils utilisent chacun de ces concepts pour s’opposer à l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel par le juge. Il apparaît que les Etats parties se livrent très souvent à un véritable jeu dans leur usage des qualifications qu’ils avancent, en retenant plutôt l’une que l’autre, ou inversement, afin d’atteindre les objectifs propres à leurs intérêts de l’espèce. Peu importe à ce stade de connaître la position du juge à l’égard des qualifications retenues par les Etats318. Il est, à notre sens,

significatif à la fois de l’impact que peut escompter un Etat qui soulève une exception juridictionnelle, et de la place d’une telle invocation dans sa stratégie globale, que certaines affaires prennent fin suite à un désistement survenu précisément après que le défendeur ait

317 Voir infra au Chapitre 2 de notre Troisième partie. Il n’est pas pertinent de l’étudier ici puisque cette partie est consacrée aux qualifications choisies par les Etats pour les questions juridictionnelles qu’ils soulèvent, ceux-ci utilisant la distinction habituelle des exceptions de procédure, sous forme binaire : compétence ou recevabilité. 318 Voir infra au Chapitre 2 de notre Deuxième partie.

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soulevé une question relative à la compétence du juge ou à la recevabilité de la requête319. Nous

souhaitons comprendre comment les concepts de compétence du juge et de recevabilité de la requête sont liés à l’exercice du pouvoir juridictionnel, et quelles utilisations en font les Etats dans le cadre de leurs stratégies procédurales. Le fait que bien des qualifications ainsi proposées par les Etats soient inadaptées à ce que vise certains obstacles juridictionnels présentés sera relevé ici ; mais étant donné que les Etats ne disposent actuellement que d’une offre qualificative limitée au seul choix binaire (compétence-recevabilité), notre proposition de troisième catégorie d’obstacles juridictionnels ne sera pas présentée à ce stade de notre étude, mais dans notre troisième partie, sans que nous jugions utile d’y renvoyer systématiquement le lecteur, au cours des discussions relatives aux qualifications discutables. Nous ferons seulement état, dans ces hypothèses, du caractère inapproprié de la qualification retenue par l’Etat pour ces obstacles.

319 Citons par exemple la récente affaire relative à Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale

(Belgique c. Suisse), r. g. n°145 où le défendeur a fait savoir qu’il comptait soulever des exceptions préliminaires : voir Lettre du Gouvernement belge en date du 21 mars 2011, dans l’affaire de la Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale (Belgique c. Suisse), disponible sur le site internet de la Cour internationale de Justice, rubrique Communiqué de presse n°2011/11. L’affaire relative à l’Incident aérien du 27 juillet 1955 (Etats-Unis d’Amérique c. Bulgarie) est particulièrement intéressante sur ce point. Elle prend fin suite à un désistement survenu après un accord entre les parties, obtenu après que des exceptions préliminaires aient été soulevées. Le demandeur à l’instance a reçu une indemnisation par le défendeur. Ainsi, toutes les parties au procès sont satisfaites : le demandeur a obtenu une indemnisation de son préjudice, et le défendeur a évité la sanction que constitue la reconnaissance judiciaire de sa violation de ses obligations internationales. L’invocation d’obstacles juridictionnels a probablement été déterminante dans le cadre des stratégies étatiques : en raison de ce risque que le juge ne puisse connaître du fond du différend, le demandeur a préféré négocier une indemnisation directement avec le défendeur, qui acquiesce, préférant cela à une condamnation judiciaire. Voir Incident aérien du 27 juillet 1955 (Etats-Unis d’Amérique c. Bulgarie), r. g. n°36, Radiation du rôle, ordonnance du 30 mai 1960, Recueil C. I. J. 1960, p. 146.

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C

HAPITRE

1–C

ONTESTATION DE LA COMPETENCE DU TRIBUNAL

En excipant de l’incompétence d’un tribunal, un Etat partie à une instance en cours cherche à mettre fin à l’exercice du pouvoir juridictionnel, afin de ne pas permettre au juge de prononcer la résolution judiciaire du différend soumis. Si l’objectif est partagé par d’autres exceptions juridictionnelles, sa réalisation est ici uniquement fonction du consentement des parties à l’instance. Dans la pratique de la Cour internationale de Justice, l’utilisation par les Etats du concept de compétence du juge pour refuser l’exercice du pouvoir juridictionnel, in limine litis,

n’est pas toujours conforme à sa signification, telle que nous l’avons identifiée320. La contestation

de la compétence du juge semble, à première vue, ne concerner que la pratique contentieuse, et ainsi, ne pouvoir être étudiée que par l’examen de son usage par les Etats. Pourtant, il nous semble également important de se référer directement aux actes exprimant le consentement des Etats à la compétence du tribunal, préalablement à la survenance d’un différend, ou simultanément dans certaines hypothèses, mais en tous cas, antérieurement à l’allégation de l’incompétence au cours d’une instance engagée. Le consentement d’un Etat à ce que le juge exerce son pouvoir juridictionnel à son égard pour régler un différend est déterminant de la compétence de celui-ci. En son absence, le juge ne peut pas connaître d’une affaire dont un requérant l’aurait saisie. En sa présence, il pourra, ou non, en connaître en fonction des conditions prévues dans celui-ci. La compétence du juge international, et donc sa capacité à exercer son pouvoir juridictionnel substantiel, dépendant exclusivement du consentement des Etats, ceux-ci doivent veiller à le formuler et à l’encadrer de façon telle qu’ils puissent saisir le tribunal lorsqu’ils le souhaitent, ou s’opposer à ce qu’il connaisse d’un différend lorsque cela correspond à leur stratégie. Selon la teneur du consentement exprimé, voire son inexistence, les Etats pourront efficacement s’opposer à ce que le juge connaisse du différend, faute de consentement exprès à cet effet. Il faut donc apporter un soin particulier à l’élaboration de ce consentement, afin de cantonner son champ à celui pour lequel chaque Etat, de son propre chef, accepte que le juge international puisse exercer son pouvoir juridictionnel en cas de différend. L’exercice du pouvoir juridictionnel du juge est donc basé sur l’existence d’un consentement que chaque Etat peut exprimer de façon variable, déterminant ainsi, préalablement à la soumission d’un différend au juge, une étendue de la reconnaissance de sa compétence, plus ou moins mesurée. L’existence et la teneur du consentement des Etats parties sont ainsi fondamentales pour déterminer si le juge pourra ou non exercer son pouvoir juridictionnel envers un différend

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soumis. Les Etats doivent alors élaborer leur consentement avec soin, pour que celui-ci soit efficace et permette le développement des stratégies lorsqu’une instance sera ouverte. Il est dès lors nécessaire d’étudier quels peuvent être les calculs réalisés par les Etats lors de l’expression de leur consentement, avant toute instance (

Section 1

). Si l’expression du consentement à la compétence du juge est indispensable à l’exercice par celui-ci de son pouvoir juridictionnel, et pour en déterminer son étendue lorsqu’il est appréhendé de façon positive, une approche négative permet au contraire, postérieurement à la soumission d’un différend devant le juge, de récuser que ce dernier puisse exercer son office envers certains Etats, à défaut d’un tel consentement. Nous en viendrons ainsi à l’utilisation, par les Etats, de la question de la compétence du juge pour faire obstacle à l’exercice par celui-ci de son pouvoir juridictionnel. L’étendue (voire l’inexistence) d’un tel consentement est souvent utilisée par les Etats pour dénier au juge, saisi d’une requête engagée contre eux, le pouvoir d’exercer son office dans le litige d’espèce. L’incompétence du juge est très souvent invoquée par les Etats dans le contentieux interétatique. Bien que la perspective puisse paraître, au premier abord, peu attractive, nous nous attacherons à faire état de l’ensemble des obstacles soulevés par les Etats contre l’exercice par la Cour internationale de Justice de son pouvoir juridictionnel à leur égard, au nom de son incompétence. L’exhaustivité de cette matière permettra alors d’observer les calculs faits par les Etats parties au cours de l’instance dans l’utilisation de la contestation de la compétence du juge (

Section 2

). Le chef d’incompétence pour soulever de telles contestations peut être conforme au concept visé, ou parfois beaucoup plus contestable. L’étude de l’utilisation des contestations de la compétence du juge permettra de comprendre comment les Etats envisagent cet obstacle, ce qu’il recoupe selon eux, et surtout comment il s’inscrit dans leurs stratégies procédurales.

SECTION 1. CALCUL PREALABLE A L’INSTANCE : L’EXPRESSION D’UN CONSENTEMENT A LA JURIDICTION

Le jeu auquel les Etats parties à un procès peuvent se livrer à l’égard de la compétence d’un juge, et ainsi de l’exercice du pouvoir juridictionnel, ne se déroule pas uniquement sur la scène de l’instance en cours. Les stratégies étatiques peuvent être mises en place dès l’expression de leurs consentements, préalablement et indifféremment de tout procès. La marge de manœuvre dont les Etats parties disposeront au moment du procès, pour prétendre à l’incompétence du juge, se dessine dès l’acte exprimant leur consentement à ce qu’il exerce son pouvoir juridictionnel à leur égard. C’est pourquoi l’étude de cet acte s’impose dans la recherche des

111 oppositions étatiques à l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel, en tant qu’expression d’une détermination préalable du cadre d’exercice de ce pouvoir. Les Etats, éventuellement futures parties à un procès, effectuent alors plusieurs choix manifestant divers calculs relatifs à l’encadrement de l’exercice du pouvoir juridictionnel. En fonction de sa teneur et des modalités formelles de son expression, le consentement exprime une certaine stratégie de l’Etat qui se dessine dès le moment où il est formulé, du fait de la maîtrise par son auteur de l’acte par lequel il le donne, qui constitue un engagement unilatéral (

§ 1

). Il ne contrôle cependant que partiellement le cadre à l’intérieur duquel le juge exercera, ou non, effectivement son pouvoir juridictionnel car son consentement n’opérera que s’il s’avère être également un consentement mutuel (

§ 2

), au sens où il ne peut produire d’effet que lorsqu’il rencontre le consentement d’un autre Etat.