• Aucun résultat trouvé

L’impact de l’exercice du pouvoir juridictionnel à l’égard d’un différend soumis, peut être considérable pour les Etats parties à un procès dès lors qu’une instance est engagée – parfois même à l’égard d’Etats tiers. C’est pourquoi il est aussi souvent contesté par les Etats. Lorsqu’ils ne souhaitent pas voir le juge résoudre judiciairement le différend soumis, ils prétendent alors que les conditions ne seraient pas réunies pour qu’il puisse le faire ; ou au contraire que ces conditions sont satisfaites lorsque l’Etat souhaite que ce juge puisse procéder ainsi. Il s’agit de contestations de l’exercice de son pouvoir juridictionnel « substantiel », c’est ainsi que nous désignerons l’exercice de ce pouvoir pour trancher le fond du différend, objet de la contestation65. Il ne s’agit

63 La liste des 93 affaires introduites devant la Cour internationale de Justice au cours desquelles une question juridictionnelle a été soulevée – celles dont nous traiterons ainsi dans cette étude –, est dressée infra à l’Annexe A.

64 Nous identifions chacune des affaires citées par son numéro d’inscription au rôle général de la Cour internationale de Justice. La mention de ce numéro n’est ni usuelle ni officielle, mais elle apporte un élément d’identification intéressant. Cela permet de situer rapidement l’affaire dans un espace chronologique (que ce soit par rapport au début de l’activité contentieuse de la Cour, ou pour un rapprochement entre diverses affaires), et d’éviter toute confusion entre des affaires dont les intitulés peuvent parfois être similaires, comme cela est le cas par exemple lorsqu’un demandeur introduit simultanément plusieurs affaires contre divers défendeurs (le cas des affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force, ou aux Activités armées sur le territoire du Congo), ou lorsque des affaires portent des différends ayant un objet similaire (par exemple : les nombreuses affaires relatives à un différend territorial, ou encore plus typiquement, l’exemple des affaires relatives à la Compétence en matière de pêcheries (celles introduites contre l’Islande en 1972 (rôle général n° 55 et 56 – intitulées Compétence en matière de pêcheries – distinctes de celle introduite par l’Espagne en 1995 (rôle général n°96 – intitulée Compétence en matière de pêcheries). La mention du numéro sous lequel l’affaire est inscrite au rôle de la Cour permet d’éviter toute confusion (mentionné ci-après par r. g. n°). 65 Nous employons l’expression « pouvoir juridictionnel substantiel » au cours de la thèse, par commodité, pour désigner l’exercice, par le juge, de son pouvoir juridictionnel à l’égard du fond du différend soumis. Précision nécessaire car le pouvoir juridictionnel est utilisé par le juge dès le début de l’instance, précisément pour la conduire et répondre aux questions procédurales rencontrées. Ce que les Etats contestent, ce n’est pas que le juge saisi puisse se poser et résoudre ces questions procédurales, mais c’est bien qu’il utilise son pouvoir pour résoudre judiciairement le différend soumis. Il s’agit donc de la contestation de l’exercice de son pouvoir juridictionnel à l’égard du fond du différend soumis, soit l’exercice de son pouvoir juridictionnel substantiel. Nous employons la même terminologie à

33 pas, en effet, de récuser l’exercice de tout pouvoir juridictionnel par le juge, ce dernier étant nécessairement amené à l’exercer en partie, ne serait-ce que pour conduire l’instance, prendre les décisions afférentes, et se prononcer précisément sur la question de savoir s’il peut résoudre judiciairement ce différend. La contestation de l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel, que ce soit par ses raisons, ses modalités ou ses effets, est ainsi au cœur de notre étude. Signalons dès à présent que, par commodité de langage, nous désignons de façon générique les différents moyens soulevés contre la possibilité pour le juge de trancher le fond du différend soumis par « obstacles juridictionnels ». L’usage du vocable d’ « exceptions juridictionnelles », parfois retenu ailleurs, peut prêter à confusion car il est souvent rattaché aux seules exceptions préliminaires, alors que celles-ci entraînent des conséquences procédurales qui ne sont pas attachées à tout moyen soulevé contre l’exercice du pouvoir juridictionnel. Cela notamment lorsqu’il intervient postérieurement au délai prescrit pour le dépôt des exceptions préliminaires, ou qu’il est étudié en préalable à l’examen du fond, sans qu’une phase préliminaire ait été spécialement ouverte à cet effet. Ce choix se fait à défaut d’autre chose, car le terme « obstacle » nous paraît plus spécialement adapté à la désignation de certains de ces moyens, auxquels nous consacrerons la fin de notre étude.

Il est entendu que la contestation de l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel peut porter sur le défaut de compétence du juge saisi ou sur la recevabilité de la requête introduisant ce différend. Si l’existence d’une distinction entre ces deux concepts est acquise, l’établissement de celle-ci s’avère beaucoup plus incertaine. La pratique contentieuse révèle l’absence d’une ligne de démarcation précise entre eux. Il s’ensuit de nombreuses confusions lors de l’invocation de ces défauts au soutien des contestations de la compétence du juge ou de la recevabilité de la requête pour faire obstacle à la résolution judiciaire des différends. Il semble parfois que l’une est invoquée en lieu et place de l’autre, celle-ci étant privilégiée par rapport à celle-là, et inversement dans d’autres hypothèses. La présente étude ne consiste pas à proposer successivement des thèses consacrées à la compétence du juge, à la recevabilité de la requête, et au pouvoir juridictionnel. Il s’agit ici de mettre en lumière leur distinction, et l’articulation qui unit ces concepts de compétence et de recevabilité ; dans l’hypothèse où il apparaîtrait qu’une telle délimitation ne peut être fixée infailliblement, il faudra en comprendre les raisons. L’objet de notre étude est ainsi d’identifier la distinction de la compétence et de la recevabilité, et l’influence de l’usage qui en est fait par les acteurs du procès interétatique sur le pouvoir juridictionnel finalement exercé. C’est par l’étude de la pratique contentieuse de la Cour internationale de Justice qu’il sera possible de

l’égard du différend lui-même, et non pas seulement l’exercice du pouvoir juridictionnel. C’est pourquoi nous désignons parfois le fond du différend par le différend « substantiel ».

34

découvrir les relations qu’entretiennent la compétence du juge et la recevabilité de la requête, à la fois l’une par rapport à l’autre, et les deux ensemble en tant que couple qualificatif, dans l’exercice du pouvoir juridictionnel. Cela permettra de comprendre comment et pourquoi s’opère le choix de l’une ou l’autre forme de contestation par ceux qui peuvent y avoir recours : les Etats parties et le juge.

Au-delà du flou conceptuel manifeste à ce sujet, les utilisations de ces contestations de l’exercice du pouvoir juridictionnel par les Etats parties à une instance semblent relever d’une

certaine stratégie de leur part. Si l’objectif commun à ceux qui utilisent les contestations de la compétence et de la recevabilité est de révéler une impossibilité pour le juge de trancher tout ou partie du différend substantiel, il faut déterminer si l’invocation de l’une plutôt que l’autre est susceptible d’entraîner des conséquences différentes, et dès lors, doit être privilégiée dans la stratégie de l’Etat en fonction de ses objectifs et des circonstances de l’espèce. Pourtant, l’incompétence d’un juge et l’irrecevabilité d’une requête sont si souvent invoquées, parfois sans logique apparente, qu’il est nécessaire de mettre au jour ce qu’elles visent et comment elles se distinguent et s’imbriquent entre elles. Les Etats parties jouent sur les relations ambigües et indéterminées de la compétence et de la recevabilité pour tirer profit des avantages de chacune de ces contestations, qui ne sont pourtant pas clairement établies. Il n’existe pas, en effet, de typologie des attributs de chacune d’elles, pas plus que d’énumération ni de classement des obstacles dont la présence serait susceptible d’entraîner une impossibilité pour le juge d’exercer son office. Et il ne peut pas en exister. Cela ne dispense pas d’essayer d’identifier ce que constitue une contestation de la compétence du juge, comment elle se prépare, quels sont ses atours et les moyens qui permettent de la révéler. Il faut effectuer une recherche similaire à l’égard de la contestation de la recevabilité d’une requête. Ce n’est qu’après identification de ce que sont de telles contestations de l’exercice du pouvoir juridictionnel que les utilisations qui en sont faites par les parties à un procès pourront être analysées et confrontées. Cela permettra de comprendre comment ces Etats jouent sur ce couple qualificatif pour présenter leurs contestations et en tirer les bénéfices dans le cadre de la défense mise en place au soutien de leurs causes. Car c’est bien ce qu’il ressort de l’étude de la pratique contentieuse devant la Cour internationale de Justice, principalement des mémoires et plaidoiries des Etats parties. C’est la volonté d’empêcher, de restreindre ou de favoriser l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel qui incite les Etats à opposer des contestations de compétence et/ou de recevabilité, et à jouer sur l’une plutôt que sur l’autre, introduisant ainsi dans leurs stratégies un jeu ciblé sur ce couple assez mal identifié.

35 Les Etats parties ne sont pas les seuls acteurs du procès interétatique concernés par de telles contestations. Parce qu’il est directement visé par elles, la perception que le juge peut en

avoir intéresse inévitablement et suscite des interrogations, autres. L’étude de la pratique contentieuse de la Cour internationale de Justice permet de mettre en évidence l’attitude que le juge adopte lui-même dans l’utilisation de ces contestations, et dévoile une certaine stratégie de sa part. Il doit traiter les questions juridictionnelles, qu’il y soit confronté du fait des parties, ou qu’il se charge lui-même de vérifier si les conditions sont réunies pour qu’il puisse trancher le différend soumis. Si la stratégie judiciaire est nécessairement différente de celles mises en place par les parties, elle s’appuie pareillement sur le couple qualificatif compétence-recevabilité pour atteindre les objectifs souhaités. Le jeu de l’une de ces contestations sur l’exercice du pouvoir juridictionnel, mais également de l’une d’elles à l’égard de l’autre, permet au juge de les utiliser de façon telle qu’il tend à protéger les intérêts dont il est le gardien. Il développe ainsi une certaine stratégie participant de sa mission d’assurer une bonne administration de la justice. Celle-ci peut impliquer de favoriser le règlement judiciaire des différends soumis, pour offrir aux Etats en conflit une solution par application du droit qui aura force de vérité légale entre elles ; mais d’autres fois, elle peut commander que le juge ne connaisse pas du différend substantiel, lorsque cela risquerait de le faire agir en dehors de ce que lui permet la fonction judiciaire dont il est en charge. Pour atteindre cet objectif, le juge use soit d’une qualification de compétence pour caractériser la contestation présentée, soit de celle de recevabilité, en fonction des moyens en présence et de ce qui correspond le mieux à cette bonne administration de la justice. C’est bien par les qualifications retenues par le juge pour faire état des contestations présentées, et par la manière dont il traite de ces questions juridictionnelles, qu’il sera possible d’identifier ce qu’elles recouvrent pour lui, et l’utilisation qu’il en fait dans la perspective de sa stratégie.

Il apparaît pourtant que ce choix qualificatif binaire – compétence ou recevabilité – ne suffit pas pour rendre compte de l’ensemble des questions juridictionnelles qui peuvent empêcher l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel. La pratique contentieuse laisse ainsi apparaître l’existence de moyens manifestant une impossibilité pour le juge de trancher le différend, sous peine d’agir hors de ce que sa fonction lui permet de faire, qui ne correspondent ni à un défaut de compétence, ni à celui relatif à la recevabilité de la requête. Le sujet est loin d’être anecdotique. De l’étude du comportement des Etats parties et du juge dans les situations où les concepts de compétence et de recevabilité ne sont pas opératoires, il ressort un besoin d’identifier une nouvelle catégorie d’obstacles juridictionnels. C’est l’ambition de cette recherche que de proposer

36

l’élaboration d’une troisième catégorie d’obstacles juridictionnels afin de combler une lacune conceptuelle aux nombreuses conséquences pratiques. En répondant à ce besoin, il s’agit d’enrichir l’offre qualificative actuelle d’une nouvelle catégorie d’obstacles juridictionnels, aux côtés de celles relatives à la compétence et à la recevabilité, mais à part entière. Elle permettra de rendre compte d’obstacles relatifs aux limites inhérentes à la fonction judiciaire, visant à s’assurer que l’exercice du pouvoir juridictionnel à l’égard du différend soumis est possible, et participe d’une bonne administration de la justice.

L’articulation et l’utilisation des contestations de la compétence du juge et de la recevabilité de la requête par les acteurs du procès interétatique peuvent paraître complexes et parfois désordonnées. Pourtant, en s’interrogeant sur les effets escomptés et obtenus de la présentation de celle-ci plutôt que de celle-là sur le pouvoir juridictionnel finalement exercé, il est apparu que l’invocation et le traitement des questions juridictionnelles répondent à des stratégies propres aux Etats parties, d’une part, et au juge, d’autre part. De l’étude de la pratique contentieuse de la Cour internationale de Justice, il ressort que les acteurs du procès procèdent à un jeu à l’égard des contestations de la compétence du juge et de la recevabilité de la requête qui s’intègre dans leurs stratégies respectives destinées à influencer l’exercice du pouvoir juridictionnel substantiel selon ce que leurs intérêts, ou selon ceux dont ils sont les gardiens, commandent. Si la présente recherche tend à identifier la distinction de la compétence et de la recevabilité, il se peut qu’elle aboutisse à un constat partiellement négatif. La pratique révèle qu’une telle distinction existe effectivement, et à juste titre, mais elle ne peut être totalement rigoureuse. Les utilisations qui en sont faites par ces acteurs du procès ne peuvent permettre d’affirmer avec certitude qu’un obstacle soulevé recevra telle ou telle qualification au cours d’un procès. La présente étude serait ainsi susceptible d’aboutir à une carence partielle si son seul objet était d’identifier la ligne de démarcation dans l’usage qui est fait de la compétence et de la recevabilité. Dans la mesure où son objet est plus vaste, et tend à comprendre à la fois leur articulation et leur utilisation par ces acteurs, une conclusion qui aboutirait à reconnaître l’impossibilité d’une telle affirmation et à en comprendre les raisons serait en soi une réponse apportée aux questions soulevées par ces contestations dans le contentieux international. Une telle analyse permet de clarifier la teneur des concepts en cause, ce que ces contestations recouvrent et leur impact sur le pouvoir juridictionnel substantiel, mais aussi de mettre en lumière une certaine carence que le seul couple qualificatif habituel ne permet pas de combler. L’analyse de cette pratique révèle de tels besoins d’éclaircissements qu’elle invite à des mises au point sémantiques et une certaine réflexion théorique pour en tirer des enseignements destinés à

37 concourir à une densification des règles procédurales dans l’ordre interétatique, et modestement à contribuer à la théorie générale du procès international.