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De Marcel Bertrand à Émile Haug, la découverte des nappes

A. Première période (1884-1892)

Marcel Bertrand aborda la Provence calcaire en 1884 avec l’un des massifs emblématiques de la région, la Sainte-Baume. La carte et les coupes qu’il en donne, restituent la structure de la série renversée du massif, qu’il interpréta comme un vaste « pli-couché sur une longueur de plus de quinze kilomètres », chevauchant le Plateau crétacé supérieur du Plan d’Aups (fig. 13). Dans ce premier essai, il ne découvrit cependant pas l’ensemble de la structure du massif, faisant, comme Henri Coquand, buter par une faille verticale, l’unité de Roqueforcade (qu’il jugeait alors autochtone) contre le synclinal du Plan d’Aups.

En 1887, Bertrand résolut de brillante manière l’anomalie stratigraphique du Beausset qui rendait depuis longtemps perplexe les géologues. Écartant l’interprétation d’Aristide Toucas qui faisait du Trias du Beausset « un récif, une saillie du fond de l’ancienne mer crétacée », il montra que le Trias est en recouvrement sur les couches du Crétacé supérieur.

Son interprétation structurale s’appuie sur une analyse stratigraphique extrêmement détaillée de la région, démarche qui reste l’une des marques caractéristiques de l’œuvre de Marcel Bertrand.

Si l’anomalie du Beausset trouve son explication dans un « pli anticlinal renversé de Trias » recouvrant le Crétacé « sur une largeur de 5 kilomètres » (fig. 14), un autre fait fut également souligné par Bertrand, « c’est l’importance du rôle de la dénudation », qui isole de leur racine (comme au Castellet), des lambeaux de Trias recouvrant le Crétacé.

Cette étude exemplaire, qui reste l’une de ses œuvres les plus célèbres, résista aux critiques des géologues autochtonistes (à l’exception de l’obstiné Eugène Fournier) qui ne trouvèrent rien à redire à la démonstration lumineuse de Marcel Bertrand. 1888(a) : M. Bertrand revint à la Sainte-Baume, qu’il avait insuffisamment explorée, et mit en évidence, au Sud de Saint-Zacharie et d’Auriol, de nouveaux recouvrements des couches crétacées par des lambeaux de Jurassique9.

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Fig. 13. Esquisse structurale du massif de la Sainte-Baume

par Mar

cel Bertrand (1884). Dans ce pr

emier essai, Bertrand dessine la haute chaîne comme

un grand pli antic linal couché à noyau de Trias (1) chevauchant le Crétacé supérieur (12-13) du Plateau du Plan d’Aups. Au Nor d, l’unité jurassique de Roquefor

cade (2-3-4) n’est pas encor

e interprétée

come un lambeau charrié, mais comme une partie de l’Autochtone

limité

par deux failles

: l’une verticale,

l’autr

e faiblement inclinée.

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Il n’entrevit alors qu’une possibilité de racine à ces lambeaux de recouvrement : la couverture jurassique du Trias de l’Huveaune, qui forme un « pli anticlinal couché et déversé » vers le Sud sur le massif de la Sainte-Baume. L’unité jurassique de Roqueforcade, que Marcel Bertrand avait d’abord enracinée, devient dans son nouveau schéma : « un massif de recouvrement » issu de la série normale chevauchante de la Sainte-Baume, « homologue des collines jurassiques de Saint Zacharie ».

La partie autochtone a donc été recouverte par un double pli-couché de sens opposé que Bertrand relia dans l’espace « en une ceinture semi-circulaire autour de la Lare ». Ce fut le point de départ de sa théorie des « plis sinueux », dont il douta d’ailleurs rapidement après sa première exploration du massif d’Allauch (novembre 1888). Dans cette note, Bertrand mit en évidence un phénomène tectonique qui se révéla par la suite important pour la compréhension de la Provence, celui des failles et des plis postérieurs aux recouvrements et qu’il désigna sous le terme général d’« affaissements ».

La Basse-Provence orientale suscita également son intérêt car, après avoir parcouru à l’automne 1887 avec Philippe Zürcher* (1853-1929) le secteur de Salernes, Bertrand fut convaincu de l’existence, dans cette région, de « phénomènes de recouvrements ». Ainsi, en décembre 1888(b), il fit connaître le « pli-couché jurassique de Pontevès » sur le Crétacé supérieur de Salernes notant le premier que « la structure typique de grands plis couchés, constatée à l’ouest de la Provence, se continue au nord-est dans la région de Draguignan ».

Lors de la Réunion extraordinaire de la Société géologique de France en Provence (29 septembre-6 octobre 1891) qu’il présida, et qu’il guida avec la collaboration de Louis Collot et de Philippe Zürcher, Marcel Bertrand fit la démonstration de l’existence de recouvrements en Provence, en prenant pour exemples la région du Beausset et celle de Salernes. Le programme de l’excursion ne permit pas aux participants de visiter le massif de la Sainte-Baume.

L’un des débats les plus vifs qui émaillèrent cette excursion fut celui entre Aristide Toucas et Marcel Bertrand sur l’interprétation structurale du secteur du Beausset, Bertrand réfutant avec brio les objections de Toucas sur le charriage du Trias10. Tout porte à croire que les faits indubitables montrés par Bertrand, Collot et Zürcher au cours de cette excursion, aient convaincus la majeure partie des participants de « la réalité de ces grands phénomènes de chevauchement, qui forment le trait dominant de la structure du pays » : phrase par laquelle Bertrand clôtura à Brignoles la dernière séance de cette réunion extraordinaire.

Décembre 1891 : sitôt la Réunion extraordinaire de la Société géologique de France terminée, Marcel Bertrand apporta une nouvelle contribution d’importance à la tectonique provençale en publiant sa première monographie sur le massif d’Allauch (au Nord d’Aubagne). Bertrand avait déjà abordé l’exploration de ce massif en 1888 et avait effectué des observations intéressantes, notamment sur l’existence d’une bande continue de Trias entourant le massif crétacé.

10 Une autre controverse courtoise l’opposa à Eugène Renevier sur l’interprétation d’une

« brèche » au contact entre le Trias et le Crétacé supérieur, qui entraîna une réponse embarrassée de Marcel Bertrand. Nous reviendrons plus loin (p. 201) sur ce sujet.

De Marcel Bertrand à Émile Haug, la découverte des nappes de charriage provençales 57 Fig. 14. La célèbr e coupe de « l’anomalie triasique du V ieux Beausset » (d’après Mar cel Bertrand, 1887). Le lambeau charrié de Trias (couches 1 à 3) r eposant

sur le Crétacé supérieur du synclinal du Beausset est interprété comme l’apex d’un vaste pli anticlinal couché pr

enant racine au Sud du massif jurassique et

crétacé inférieur du Grand Cerveau. Compar

er avec la figur

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De cette configuration, qu’il qualifiait de « pénétration des marnes irisées dans le Crétacé », Bertrand en avait déduit que « le massif d’Allauch, avant les dénudations, a été couvert complètement par le Trias ou par les couches jurassiques ; le chapeau de Garlaban, […] est un dernier témoin de ce recouvrement, et le renversement de la série près d’Allauch en montre encore l’amorce ». Sa note de 1891 apporta des faits précis de terrain montrant à l’évidence l’importance des recouvrements et des étirements mécaniques des couches du Trias et du Jurassique sur les bordures du massif d’Allauch11.

Par excès de prudence, Bertrand ne retint toutefois que comme hypothèse le charriage du Trias sur le Crétacé de l’aire centrale. Les coupes qu’il dessina du massif (fig. 15), montrent cependant à l’évidence le charriage des collines de Pichauris et de Peypin et la localisation de leur racine au sud d’Allauch.

Entre 1891 et 1896, Marcel Bertrand, pris par d’autres tâches dans les Alpes, fut contraint de ralentir ses travaux provençaux et ne présenta que quelques observations succinctes sur les bandes triasiques, notamment celles de Barjols et de Rians, cette dernière attirant particulièrement son attention car, nota-t-il (1893) : « la bande triasique a ici manifestement fonctionné comme obstacle […] son emplacement était déjà spécialisé avant le plissement principal […] ayant fait de cette bande une ligne directrice imposée aux plissements subséquents ».

L’année 1895 vit poindre une vigoureuse contestation des travaux de Marcel Bertrand en Provence de la part d’un élève de Gaston Vasseur, le fougueux et polémiste Eugène Fournier* (1871-1941). Opposant farouche aux nappes de charriage, il était partisan de l’existence en Provence de plis sinueux ou en champignon et de la présence de môles résistants (p. ex. le massif d’Allauch) formant obstacle au déferlement des plis.

Fournier rejetait toute idée de chevauchement ou, a fortiori, de nappe de charriage en Provence, s’obstinant à interpréter le lambeau de recouvrement triasique du Vieux Beausset comme un « pli en champignon ». Sa synthèse sur la tectonique provençale, publiée en 1900, fut plus un réquisitoire contre les travaux de Marcel Bertrand qu’un véritable apport scientifique, objectif et documenté.

Les réponses de Marcel Bertrand aux objections d’Eugène Fournier, d’abord courtoises et modérées, devinrent plus radicales (1898) en mettant durement l’accent sur les insuffisances des notes de Fournier : « je n’ai vu que la reproduction, sous une forme à peine modifiée, de coupes et de faits déjà connus »12.

11 Il interpréta cependant, à tort, les lacunes stratigraphiques de l’aire centrale du massif comme

des suppressions de couches dues à des étirements mécaniques.

12 Voir in M. Durand-Delga, 2010, p. 139-140, un exposé plus complet sur la querelle avec

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Fig. 15. Deux coupes du massif d’Allauch (d’après Mar

cel Bertrand, 1894). Le charriage des collines triasiques et jurassiques de Peipin et de Pichauris par

dessus l’air

e autochtone crétacée du massif n’est présenté, à cette date, que comme l’une des deux hypothèses qu’il pr

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