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La période autochtoniste et la négation des nappes

C. Le massif de l’Estérel

C’est sur l’Estérel que Pierre Bordet focalisa l’essentiel de sa thèse. Grâce à une cartographie à 1/20 000 du massif, reportée sur la première édition (1966) de la feuille Fréjus-Cannes à 1/50 000, il établit un canevas stratigraphique précis du Permien et de ses coulées volcaniques, distinguant deux séries séparées par une discordance majeure, chaque série comprenant deux trilogies de coulées (andésitiques, doléritiques et rhyolitiques).

À partir d’une coupe de référence, prise entre les vallées du Reyran et de la Moure, il étudia les variations latérales des coulées et des unités sédimentaires intercalées et il définit l’emplacement des centres d’émissions volcaniques : l’ancienne caldeira de Maurevieille, le volcan du Cap Roux, celui du Planestel et celui du mont Vinaigre (fig. 33).

Son étude tectonique se termine par une conclusion importante : « il n’y a pas trace, dans le socle, le Permien et le Werfénien de la région étudiée, d’une phase orogénique, autonome par son style ou sa direction de plissement, qui soit postérieure au Trias ».

L’ensemble des failles qui affectent le Permien est, selon Bordet, probablement antérieur au dépôt de toute couverture sédimentaire notable. Les sédiments permiens se sont accumulés entre des failles vivantes et les éruptions volcaniques sont en rapport étroit avec la formation d’un fossé d’affaissement (« rift-valley »).

L’Exploration géologique de la Provence 98

Fig. 33. Reconstitution du dispositif volcanique permien de l’Estérel par Pierre Bordet (1951). Pour Bordet, les plissements tertiaires de la Provence calcaire se sont donc produits « au-dessus de la surface de décollement formée par les cargneules de la base du Muschelkalk ». Quant à l’estérellite, dont il fit une étude détaillée, elle se serait mise en place, selon lui, avant le Werfénien, contredisant ainsi l’opinion classique qui, jusqu’alors, attribuait l’estérellite au Tertiaire24.

III. L

acontroversesurL

InterPrétatIonstructuraLe

desmassIfsHercynIenstouLonnaIs

Dès 1935, Georges Corroy prit le contre-pied des idées de Marcel Bertrand, Philippe Zürcher et Émile Haug et interpréta les massifs hercyniens de la région de Toulon comme enracinés « in situ ». Ces massifs, écrit-il, « apparaissent sous la forme de dômes, ou de lames plus ou moins élargies, crevant le manteau de sédiments permo- triasiques qu’ils chevauchent parfois localement ». Corroy contesta notamment la superposition des phyllades au Trias dans le secteur du fort Sainte-Marguerite, à l’Ouest du débouché de la galerie de l’Eygoutier, indiquant que ces phyllades « sont en réalité à l’état de débris remaniés, d’éluvions couvrant une faible surface »25.

24 Âge qui sera cependant retrouvé ultérieurement par la géochronologie (voir p. 124). 25 Cette observation de Georges Corroy est, selon nous, exacte. L’existence de remaniements de

phyllades sous forme de galets mêlés à des graviers ou des blocs de quartz, au sein de colluvions rougeâtres, ou dans des cavités karstiques creusées dans le Muschelkalk, peut se vérifier dans

La période autochtoniste et la négation des nappes de charriage en Provence 99 À partir de 1946, date de début de préparation de sa thèse, sous la direction de Corroy, Claude Gouvernet rechercha les arguments cartographiques permettant d’accréditer l’interprétation de l’enracinement des massifs de phyllades.

Toutefois, il ne fut pas en charge du relevé géologique d’une galerie souterraine creusée entre La Seyne et le Cap Sicié et ce fut Jean-Paul Destombes, ingénieur au Service géologique national, qui en suivit l’avancement. Il y effectua des observations tectoniques qui le conduisirent à décrire (1951) l’existence d’un important contact anormal de chevauchement des phyllades du cap Sicié sur le Permien de Saint- Mandrier.

Pour Destombes, « il ne fait aucun doute qu’aux abords de la ligne de coupe de la galerie, les phyllades du cap Sicié soient charriées par dessus le Permien […] et que rien ne s’oppose à l’hypothèse de M. Bertrand et E. Haug, selon laquelle ces racines seraient au Sud ».

Destombes adopta ainsi le schéma de Zürcher, faisant du Permien de Saint-Mandrier une fenêtre sous les phyllades de Sicié, ce qui avait été rejeté par Corroy, pour qui le Permien de Saint-Mandrier constituait un synclinal au sein des phyllades.

Destombes maintint cependant l’idée, émise par Haug, de l’autochtonie de la partie septentrionale du massif paléozoïque de Six-Fours, admettant ainsi implicitement que la galerie souterraine n’avait pas levé l’indétermination de la localisation sur le terrain du front de la nappe de Sicié.

Cette question de l’interprétation structurale du massif de Sicié fut abordée par Maurice Lugeon quelques mois (24 décembre 1950) avant que soit présentée à la Société géologique de France la note de Jean-Paul Destombes (19 février 1951). Toutefois, la note de Lugeon, que ce dernier rédigea dans la foulée de la Réunion géologique en Provence pour commémorer le cinquantenaire des Œuvres de Marcel Bertrand (28 septembre-6 octobre 1950), ne fut publiée qu’en 1951. Destombes n’en eut pas communication et, inversement, Lugeon ne connaissait pas les résultats définitifs du creusement de la galerie du cap Sicié lorsqu’il écrivit son article.

Lugeon proposa une interprétation élégante de la structure des massifs hercyniens de la région de Toulon, qui résolvait l’épineux problème de la proximité d’unités hercyniennes flottantes et d’autres enracinées. Pour lui, il s’agit bien des éléments d’une seule nappe, charriée du Sud vers le Nord, mais une nappe à tête plongeante (fig. 34) s’enfonçant en un véritable coin dans le tégument permien et dans le Trias de La Seyne et de Toulon, et s’arrêtant sous les premières masses calcaires des plis toulonnais26.

l’anse San Peyre. Mais, en raison de la grande densité de propriétés privées autour du fort Sainte-Marguerite, il n’a pas été possible, jusqu’à maintenant, de retrouver l’affleurement de phyllades signalé par Marcel Bertrand et Philippe Zürcher, ni de faire la lumière sur ce point d’histoire, controversé, de la géologie toulonnaise.

26 Les travaux de percement du tunnel nord de Toulon (inédit) ont effectivement recoupé dans

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Pour Lugeon, cette nappe comporte un flanc normal constitué par les massifs des Playes et de Six-Fours (que Haug pensait enracinés) et un flanc inverse étiré et écaillé constituant les massifs de Lamalgue, du Pradet et les étroites lames de phyllades de la galerie de l’Eygoutier.

Confronté à l’audacieuse hypothèse de Lugeon et contraint par les données structurales fournies par la galerie du cap Sicié, Claude Gouvernet entreprit une étude stratigraphique et une cartographie extrêmement détaillées des massifs de phyllades, cherchant dans la masse des terrains métamorphiques des niveaux repères ou des structures permettant d’argumenter ou deréfuter l’hypothèse de la « nappe de Sicié ». Sa conclusion (1963) concernant les massifshercyniens situés à l’Ouest de Toulon (Sicié, les Playes, Six-Fours) prit le contre-pied de l’interprétation de Zürcher et Haug.

Pour Gouvernet (thèse, 1963a p. 61-62), il existerait en effet « deux grandes unités tectoniques, l’une anticlinale, l’autre synclinale, qui se chevauchent du Nord-Ouest vers le Sud-Est. La masse en recouvrement, anticlinale, est séparée de la masse chevauchée, synclinale, par un contact anormal qui affecte à la fois les terrains métamorphiques et la couverture sédimentaire ».

Selon cette interprétation, le Permien de Fabrégas ne serait pas une demi-fenêtre sous la nappe de Sicié, mais constituerait « la bordure occidentale du Massif anticlinal permo-triasique de Saint Mandrier, recouvert par les écailles de phyllades du cap Sicié s’enracinant au Nord et au Nord-Ouest » (fig. 35).

À l’Est de Toulon, Gouvernet interpréta les deux principales unités de phyllades (Lamalgue et Le Pradet) comme « des blocs anticlinaux écailleux qui se déversent, au Sud, sur le Trias du littoral méditerranéen ». Il fit siennes les interprétations de Corroy sur l’existence de lames écailleuses de phyllades perçant leur carapace de Permien et de Trias : « le Permien et le Trias, touchés par cette tectonique profonde, se plissent en donnant de véritables plis de revêtement ». Ce dispositif accompagnerait « la zone d’ennoyage des massifs hercyniens de la région toulonnaise ».

socle et de Permien chevauchant d’Ouest en Est, par l’intermédiaire d’une semelle de Trias, un ensemble permien apparemment moins déformé (autochtone ?).

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Fig. 34. Interprétation structurale de la Basse-Pr

ovence

occidentale

par Maurice Lugeon (1951). Cette

coupe, dessinée à l’issue de l’excursion

géologique en Pr ovence de 1950, s’inspir e lar gement des concepts de Mar cel Bertrand et Philippe Zür cher . Noter le Paléozoïque de Sicié (hachur es) interprété comme une écaille de socle décollée sur (et encapuchonnée dans) le

Trias toulonnais (en

noir sur la coupe) et le rétablissement du grand chevauchement de la Sainte- Baume. Compar er avec la figur e 29.

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Fig. 35. Interprétation de la structure du massif paléozoïque de Sicié par Claude Gouvernet (1963). Il s’agit d’une alternative à la conception allochtoniste de Maurice Lugeon. Le massif de phyllades de Sicié (Clinchamp, Jaumar) est enraciné au Nord-Ouest dans le secteur des Playes, fortement écaillé dans sa partie frontale (Janas, Peyras,) et il chevauche localement vers le Sud-Est le Permien (couches en pointillés) de Saint-Mandrier (Le Pas-du-Loup). Pour justifier l’écaillage ou le chevauchement vers le Sud des unités de phyllades, Gouvernet fit appel à un « resserrement du socle paléozoïque de part et d’autre de la zone permienne de Toulon ». C’est en fait, écrit-il, « un véritable phénomène de contraction que j’invoque ici, contraction qui ne se produit, dans les terrains rigides, que par un écaillage, suivi d’un empilement de blocs écailleux ».

Poursuivant ce raisonnement, Gouvernet envisagea un déplacement du bassin du Beausset vers le Sud, « venant s’emboutir » dans les massifs paléozoïques de la région toulonnaise, précocement ébauchés et allégés par l’érosion.

Le corollaire de cette interprétation conduisit Gouvernet « à exclure l’hypothèse d’un décollement général de la couverture comme explication valable des plissements toulonnais ». Pour lui, le Trias toulonnais est solidaire de son substratum et ce n’est que dans certains secteurs localisés que des terrains se seraient décollés (Trias du Télégraphe et du Beausset) et « auraient cheminé passivement sur la lourde masse du bassin du Beausset », s’enfonçant sous les ébauches plissées méridionales.

La période autochtoniste et la négation des nappes de charriage en Provence 103

Iv. L

esoPPosItIonsauconcePtautocHtonIste

Après cette évocation des débats sur l’interprétation des massifs hercyniens toulonnais, un retour en arrière s’impose pour montrer que l’opposition à la conception autochtoniste de Corroy et Denizot s’est aussi manifestée à cette époque au sujet de l’interprétation structurale de la Basse-Provence calcaire.

Dès le milieu des années 1930, les élèves d’Émile Haug entrèrent, en quelque sorte, en résistance, publiant peu sur la Provence, mais continuant de guider des excursions géologiques ou d’y travailler avec leurs élèves.

Léon Lutaud fut ainsi chargé du lever de la chaîne de la Nerthe pour la feuille géologique Martigues à 1/50 000 (publiée en 1963, sous la direction de Jean Goguel). Dans une courte note publiée en 1935, il rappela qu’il avait mis en doute, dès 1924, l’existence de la « grande nappe provençale » de Marcel Bertrand et Émile Haug, mais indiqua cependant son désaccord avec Georges Corroy et Georges Denizot sur leur conception des grands plis couchés pour expliquer la structure de la Provence. La correspondance adressée par Corroy à Charles Jacob relate quelques faits significatifs de cette situation. C’est Corroy qui, en 1935, écrivait à son soutien : « ceci pour vous : Denizot a rencontré Lutaud en Sainte-Baume, qui dirigeait une excursion d’élèves, et qui s’est élevé avec une violence inouïe contre nos publications ». La même année, Corroy se plaint que la Société géologique de France vient de lui refuser une note : « Ce n’est pas le premier tour que ladite Société me joue […] la Société croit que je veux salir la mémoire de Haug ». En 1936, c’est Lanquine qui demanda un rendez-vous à Corroy sur le terrain. Ce dernier accepta, tout en se tenant sur ses gardes, « pour se rendre compte », dit-il, « des méthodes de travail de cette école dont les résultats sont si extravagants ».

En 1948, ce fut au tour de l’Institut français du Pétrole de s’intéresser à la Provence calcaire et de remettre en cause (Y. Gubler et al., 1949) les résultats de Corroy. Daniel Schneegans (1907-1949), qui dirigea avec Yvonne Gubler (1904-2002) et Jacques Guillemot un stage d’élèves en Sainte-Baume, lui écrivit :

« devant les preuves toutes concordantes que nous avons acquises durant notre séjour, nous sommes persuadés que le pourtour du massif de la Lare est enveloppé par une série normale charriée […] appartenant à celle du pli couché de la Sainte-Baume ».

Il lui proposa ensuite une collaboration en ajoutant (d’une manière un peu cinglante), « vous n’êtes pas à l’âge où on ne peut plus se détacher de ses anciennes idées ». Comme on pouvait s'y attendre, Corroy ne changea rien à ses interprétations, et répondit à Schneegans en réaffirmant que « si les nappes de la Provence ont disparu, ce n’est pas mon œuvre, je ne revendique rien, les excellents stratigraphes que furent Collot et Fournier avaient presque tout vu ».

Comme pour clore ces oppositions, somme toute discrètes et dispersées, vint en 1957 la publication de Léon Lutaud sur la tectogenèse et l’évolution structurale de la Provence, dans laquelle il établit la succession des phases de plissement et d’érosion qui, depuis le Crétacé, jusqu’au Plio-Quaternaire, ont affecté la Provence.

L’Exploration géologique de la Provence 104 Fig. 36. T ectogenèse des chevauchements de Basse-Pr ovence occident

ale par Léon Lutaud (1957). En bas, état

actuel

; en haut, après la phase tectonique

de la fin du Crétacé et l’ér osion éocène. La dénudation du Trias dans les axes anticlinaux va faciliter la formation des chevauchements lors de la phase de compr ession majeur e à l’Éocène supérieur .

La période autochtoniste et la négation des nappes de charriage en Provence 105 À l’instar de Denizot, il insista sur l’importance de la phase orogénique du Crétacé supérieur (Maastrichtien) qui est, pour lui, « le point de départ fondamental de la structure tectonique de la Provence ».

Dans la chaîne de l’Estaque, il fut le premier à identifier l’existence d’une « phase tectonique post-oligocène et anté-burdigalienne », suivie « d’importantes érosions […] ayant précédé la transgression marine du Burdigalien inférieur ». Il réaffirma l’existence des trois principaux chevauchements de la Provence (Sicié – Le Beausset – la Sainte-Baume), qu’il considéra comme des « écailles charriées », où domine le « type » de « nappe du 2e genre parautochtone » (fig. 36).

Cette note de Lutaud sur la Basse-Provence calcaire, que l’on pourrait mettre en parallèle avec celle de Maurice Lugeon sur les massifs hercyniens toulonnais servit, en quelque sorte, de tremplin aux études structurales des années 1960, qui aboutirent à l’effondrement de la vision autochtoniste de la Provence et à la réhabilitation éclatante des travaux de Marcel Bertrand.

Chapitre 5

Les recherches