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L’image. Premières représentations iconographiques de Bonaparte

C. Une première galerie de portraits

L’intérêt du public

Les exploits de l’armée commandée par Bonaparte et la vitesse avec laquelle celle-ci progressa en Italie stupéfièrent ses contemporains. Des deux côtés des Alpes se forma alors une demande de représentations visuelles : pour les éditeurs d’estampes, c’était un marché. Afin de le satisfaire, les graveurs illustrèrent les faits d’armes, comme nous l’avons vu plus

40 C.-M. Bosséno, « Je me vis dans l’histoire… », op. cit., p. 462.

41 Lettre de Bonaparte à Joséphine, Vérone, 29 brumaire an V [19 novembre 1796], Correspondance générale, n°1065.

126 haut, puis mirent en image Bonaparte, les débouchés de ces estampes augmentant au fur et à mesure des succès de l’armée d’Italie. Ces gravures étaient des manifestations « spontanées », dans le sens où elles ne furent pas l’objet d’une commande de la part du général, mais répondaient à un « besoin » du public : cela témoignait de la popularité de Bonaparte comme le note W. Hanley42. Suivant l’inflation de la production imprimée du Triennio, les éditeurs proposèrent dès 1796 des portraits des généraux de l’armée d’Italie et surtout celui du général en chef, dans leurs catalogues43. A. Bertarelli a dénombré 37 portraits de Bonaparte gravés en Italie ou ailleurs d’après un original italien, entre 1796 et 179844. Les images du général se diffusèrent même dans l’Europe entière : P. Dwyer a recensé 92 gravures en France, Italie, Allemagne, Autriche, Angleterre, Espagne et Suisse entre 1796 et 179945. Comme il n’y avait aucune iconographie existante, les artistes durent imaginer Bonaparte pour satisfaire le marché, ce qui donna des portraits plus ou moins fantaisistes dans les premiers temps, jusqu’en 1798, lorsque s’imposa un type d’après les dessins d’Appiani, de Gros ou de Bacler d’Albe. Les artistes imaginèrent donc Bonaparte, mais ils firent plus que « représenter un militaire quelconque […] affublé du nom de “Buonaparte” »46 : ils purent lui prêter des traits caractéristiques. Ainsi, lorsqu’il fut présenté par Faipoult à Joséphine, Gros apporta quelques-uns de ses travaux dont le portrait « d’un homme seul, d’une physionomie sérieuse et pâle comme j’entendais dire qu’était à peu près Bonaparte »47. Aussi, ces premiers portraits de Bonaparte nous éclairent sur la façon dont celui-ci fut immédiatement perçu en Italie - comme du reste en France -, à la fois par son caractère, mais également par les formes de représentation que les artistes donnèrent de lui, empruntant aux différents registres à leur disposition.

42 W. Hanley, The Genesis..., op. cit., chapitre 4, p. 16.

43 C.-M. Bosséno, Les signes extérieurs…, op. cit., p. 92.

44 Il en compte 9 en 1796, 6 en 1797, et 28 entre 1796 et 1798, quoique la datation de certaines pièces soit contestable. Achille Bertarelli, Iconografia napoleonica 1796-1799, Ritratti di Bonaparte incisi in Italia ed

all’estero da origini italiani, Milan, Tipografia U. Allegretti, 1903.

45 P. Dwyer, Napoleon…, op. cit., p. 258.

46 Annie Jourdan, Napoléon, héros, imperator, mécène, Paris, Aubier, Collection historique, 1998, p. 152.

47

Lettre de Gros à sa mère, Milan, 16 frimaire an V [6 décembre 1796], cité par David O’Brien, Antoine-Jean

Gros, peintre de Napoléon, trad. Jeanne Bouniort, Paris, Gallimard, 2006, p. 32. J.-B. Delestre a donné quant à

lui une version assez proche de cette lettre dans laquelle le peintre écrivait avoir apporté le portrait « d’un homme d’une physionomie sévère, et fait comme j’entendais dire qu’était à peu près Bonaparte », in Gros et ses

127 Des portraits fantaisistes…

Les portraits fantaisistes de Bonaparte furent majoritairement gravés entre 1796 et 1798. La plupart présentaient le buste du général, orienté de profil. Certains artistes - une minorité - avaient déjà dû voir Bonaparte, eu égard à la ressemblance plus ou moins forte avec le sujet, comme ce dût être de le cas de Giovanni Boggi. En effet, ce graveur de Crémone s’implanta à Milan aux environs de 1796, fréquenta l’école des Évangélistes, s’intéressa particulièrement aux portraits, précéda puis côtoya Giuseppe Longhi48. Son estampe (Planche 9), dont un exemplaire est conservé à la Raccolta Bertarelli, fut de nombreuses fois copiée par des anonymes (à moins que Boggi fut lui-même le copieur d’un autre modèle). Ces nombreuses copies témoignaient de la justesse du portrait. Selon la notice de la RB, qui donne 1796 pour date de gravure, l’on pourrait conclure qu’il s’agit là d’une des premières - sinon la première - gravures ressemblantes de Bonaparte. Néanmoins, Bertarelli la date de 179749. Dans un style sans aucune fioriture, Boggi présentait Bonaparte en habit de général révolutionnaire. Il était en buste orienté de trois-quarts face et ses traits ressemblaient fortement aux représentations données par Gros ou Appiani l’année suivante. L’estampe reprenait la formule de César « Veni, Vedi, Vici » et titrait « Bonaparte » dans son orthographe française, contrairement à la majorité des autres estampes qui reprenaient sa version italienne. L’on peut en conclure d’une part que Boggi vit Bonaparte, d’autre part qu’il est fort probable que le général ou son entourage lui prodigua des conseils pour le mettre en scène. Une autre estampe, relativement proche de l’exemplaire de Boggi et assez fidèle à l’aspect de Bonaparte, mérite d’être citée ici : il s’agit du Cittadino Bonaparte de Paolo Bernardi50 (Planche 8). Comme dans l’exemplaire de Boggi, le nom de Bonaparte était écrit en Français. Le général se présentait aussi de trois-quarts, avec un habit de général révolutionnaire et des traits assez similaires à ce que fit Boggi. L’estampe se révélait de meilleure facture, puisque Bonaparte figurait dans un ovale avec un rideau en arrière-plan pour donner de la profondeur à l’image, tandis que le cadre du portrait était couronné de lauriers et d’un faisceau d’armes,

48 A. Bertarelli, Iconografia napoleonica…, op. cit., p. 45. Boggi est en revanche ignoré par Emmanuel Benézit dans les 10 volumes de son Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, 10 volumes, Paris, Librairie Gründ, 3e édition révisée et complétée, 1976 (1911-1923), t. 2, p. 116 : il réduit en effet son travail à la période 1804-1810. On retrouve, outre l’ouvrage de A. Bertarelli, des bribes de biographie de ce graveur peu connu dans Aurélie Gendrat, Le paysage, « fenêtre ouverte » sur le roman : Le cas de l’Italie romantique, Paris, PU Paris-Sorbonne, 2007, p. 144-145 ; Francesco Longhena, Notizie biografiche di Giuseppe Longhi, Milan, imp. Regia stamperia, 1831, p. 13.

49 A. Bertarelli, Iconografia napoleonica…, op. cit., p. 45.

50 Giuseppina Benassati et Lauro Rossi, a cura di, L’Italia nella Rivoluzione, 1789-1799, catalogue d’exposition (Roma, Biblioteca Nazionale Centrale, 6 mars-7 avril 1990), Casalecchio di Reno, Grafis, 1990, p. 220 et 374-375.

128 d’une trompe (semblable à celle de la Renommée), d’un caducée et était entouré de trophées militaires : tambours, drapeaux, sabres, ainsi que d’armes antiques : casque et bouclier. Enfin, un sonnet à la gloire de Bonaparte, commençant par « voici le héros » accompagnait l’estampe. Quant aux autres gravures de la même période, 1796-1797, que nous avons pu consulter à la Bertarelli ou à la BNF, elles étaient beaucoup plus fantaisistes.

Ainsi, il est peu probable que Le Clerc (Planche 10), l’anonyme français (Planche 11) ou l’anonyme vénitien (Planche 12) virent Bonaparte avant de le dessiner. Ces trois artistes firent un portrait de trois-quarts face assez naïf pour le premier ; de profil et de facture plus sérieuse pour le deuxième et le troisième. Peu de points communs entre les trois estampes, sinon le costume de militaire51 et le nom dans sa version corse (ou italienne). D’ailleurs sans ce nom « Buonaparte » inscrit sous le portrait, impossible d’identifier qui était le général représenté dans cette gravure. Il en allait de même pour d’autres estampes présentant Bonaparte sous un jour bien plus défavorable, comme cet anonyme qui dessina un Bonaparte de profil, aux traits disgracieux et vraisemblablement vieillis (Planche 13). Le général, au menton proéminent, arborait un habit de général révolutionnaire qui se mêlait avec un catogan et un foulard qui pourraient rappeler son origine aristocrate. L’auteur connaissait-il l’appartenance de Bonaparte à la noblesse ? Cela reste peu probable, puisque Bonaparte défendait des idées jacobines, et que les monarchistes comme les jacobins diffusaient cette image du général en chef. Donc soit le dessinateur concevait les généraux comme des aristocrates, soit encore, il avait le portrait d’un noble déjà prêt, auquel il ajouta un costume militaire révolutionnaire et le nom en-dessous.

Cette disgrâce des traits de Bonaparte devint laideur dans une autre gravure anonyme (Planche 14), qui tient sans doute plus de la caricature que du portrait. La légende de cette dernière estampe est très intéressante : rédigée à la fois en mauvais italien et en allemand, elle laisse penser que cette gravure fut commanditée par les Autrichiens qui tentèrent ainsi de combattre par l’image Bonaparte en l’assimilant à la Révolution dont les insignes (faisceau et bonnet phrygien) ornaient le portrait. Il s’agit de la seule estampe de ce type que nous ayons retrouvé.

Revenons un instant sur les ornements autour de l’ovale dans lequel était dessiné le portrait. Si certaines estampes présentèrent simplement le buste du général accompagné de

51 Costume à propos duquel A. Bertarelli souligne le caractère imaginaire et que l’on retrouve dans une gravure italienne de Marceli et Giobeliti ; ce qui ne contredit point la fantaisie du portrait. A. Bertarelli, Iconografia

129 son nom (Planche 9, Planche 10 et Planche 11), d’autres montraient ce portrait orné de différents symboles, comme nous l’avons vu avec la Planche 8 de Bernardi. Aussi, dans la Planche 12, le buste de Bonaparte était entouré à gauche de palmes, symboles de la victoire, et à droite, vraisemblablement de lauriers, autres symboles de victoire ainsi que d’éternité. Quant à l’estampe présentée en Planche 13, le laurier s’y associait au chêne, symbole de force et de majesté, pour orner le portrait fantaisiste du général.

La mise en scène de Bonaparte ne se limita pas aux portraits en buste : les estampes le représentèrent aussi avec les attributs de son commandement, empruntant alors, comme pour les portraits en buste, à la tradition de représentation d’Ancien Régime.

La mise en scène du commandement

Si les traits de Bonaparte étaient plus ou moins reconnaissables, sa mise en scène ne laissait pas de doute sur ses fonctions de général en chef. Les ponts d’Arcole et de Lodi furent un prétexte pour représenter, conformément à ce qu’il désirait, Bonaparte à la tête de ses troupes. Néanmoins, la présentation du général au public par l’estampe ne reposait pas sur ses seuls faits d’armes : les estampes le figurèrent aussi éloigné du combat, à pied ou à cheval.

Dès 1796, Le Dru dessina Bonaparte en pied52, le visage un peu vieilli, quoique assez ressemblant au portrait que donna Gros de Bonaparte à Arcole. À son uniforme de général du Directoire, l’artiste avait ajouté un sabre de cavalerie côté gauche et présentait Bonaparte calme, la plume à la main, vraisemblablement en train d’écrire ses ordres ou son compte-rendu, tandis qu’à l’arrière-plan se déroulait un combat sur un pont. Le général était en quelque sorte extrait de la bataille, qui passait au second plan. Quelques mois plus tard, en 1797, A. Fragonard donna une version presque similaire de Bonaparte (Planche 15). L’uniforme et le sabre étaient semblables et le visage presque identique à ce que nous montre l’estampe de Coqueret. Quant à la bataille au second plan, elle avait disparu. L’attitude de Bonaparte était remarquable : il n’avait plus la plume en main, mais regardait, assuré, loin à sa droite en montrant de son index cette même direction. On reconnaît parfaitement le « portrait du héros », qui rappelait les formes d’Ancien Régime peintes par Le Brun notamment, que rappelle A. Jourdan :

52 Buonaparte, gravé par Pierre-Charles Coqueret, d’après le dessin de Hilaire Le Dru, 1796, RB, Milan, disponible aussi sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b69534684.r=buonaparte+le+dru.langFR

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C’est sans doute à cette tradition que font appel les artistes, quand ils figurent Bonaparte en acteur principal, qui entraîne, harangue ou commande. À pied ou à cheval, le Héros domine. Son regard se fixe sur les soldats pour les encourager au combat […] visionnaire, il a perçu les dangers avant les autres et conçu des stratégies en conséquence.53

Les meilleures mises en scène de ce commandement furent les portraits équestres, plus nombreux que les portraits à pied de Bonaparte, dans les collections que nous avons consultées.

En effet, le portrait équestre, valorisant par excellence, était depuis la Renaissance dévolu à l’homme de pouvoir, au commandant militaire, sinon au prince. Ce type de portrait remontait d’ailleurs à l’antiquité, le plus ancien que nous connaissons étant celui de Marc-Aurèle (IIème siécle). Quoi de plus naturel alors, que de représenter ainsi Bonaparte en Italie ? Dès 1796, un graveur italien figura donc le profil de Bonaparte en uniforme, monté sur un cheval (Planche 16). La ressemblance avec le jeune général était somme toute assez moyenne, à l’instar de la qualité du dessin (à en juger simplement par l’aspect donné au cheval). La légende indiquait seulement « Generalissimo ». Selon Bertarelli cette estampe, peinte à la main, aurait été extraite du recueil de chalcographie Uniformi militari di Cavalleria, e Fanteria de diversi Reggimenti della Repubblica Francese, publié à Nice en 179654. Cela explique la présence du grade sans le nom en légende. Néanmoins, cette gravure mettait clairement en avant le « Généralissime » à cheval et avec une épée, d’autant que les autres soldats, à l’arrière-plan, avaient à peine la taille de deux sabots du cheval ; proportions identiques à celles que donna David aux militaires à l’arrière-plan de son Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, peint en 1800 (Planche 58).

Un autre portrait équestre, gravé à Paris, représentait Bonaparte en 1797 (Planche 17). Le portrait du général était assez ressemblant, quoiqu’un peu flou. Le graveur montrait un général jeune, mince, les cheveux mi-longs, qui tenait l’épée sortie de son fourreau de sa main droite. Moins figé que dans la gravure italienne précédente, Bonaparte semblait regarder le spectateur avec calme, sur son cheval cabré, quelques instants avant l’attaque. La composition évoquait encore plus l’œuvre de David, qui s’inspira d’ailleurs peut-être de ce type de représentation. En effet, C.-M. Bosséno et al. ont publié en 1988 un portrait de Championnet très similaire et postérieur (Planche 18)55. Sur cette estampe, c’était le même cheval. Quant au

53 A. Jourdan, Napoléon, héros…, op. cit., p. 153.

54 A. Bertarelli, Iconografia napoleonica…, op. cit., p. 33.

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131 cavalier, il se tenait de manière identique, le corps de trois-quarts face et la tête tournée vers le lecteur. Les seules différences se trouvaient dans l’épée, pointe en l’air, qui était tenue par un bras ouvert chez Bonaparte mais replié chez Championnet et les visages très différents. Ce fut sans doute le même atelier, sinon le même auteur qui dut réaliser ces deux estampes figurant les deux généraux italiques à cheval.

Il nous faut enfin compléter l’étude de ces mises en scène par celle des allégories, qui consacrèrent Bonaparte.