• Aucun résultat trouvé

Le pouvoir. Le gouvernement du Milanais

A. Une entrée soigneusement préparée

Au soir du 10 mai 1796, les Autrichiens ayant reflué à l’Est de l’Adda, Bonaparte était maître de Milan et de la partie occidentale de la Lombardie. Il organisa alors son entrée dans la ville pour qu’elle pût être relayée comme un triomphe. Entre cette victoire de Lodi et l’entrée de Bonaparte du 15 mai, Salvador, un agent de Bonaparte, alla dans Milan au devant des jacobins, puis l’armée française conduite par Masséna entra dans la ville le 14. Ce dernier précéda son général en chef d’une journée. Précisons que si les notables milanais emmenés par Melzi d’Eril apportèrent à Bonaparte les clés de la ville le 11 mai, la forteresse (le château

168 des Sforza) était encore occupée par une garnison autrichienne qui ne se rendit que le 29 juin. Il fallait donc, pour une entrée triomphale, que Bonaparte exaltât ses partisans et les garantît de tout retour autrichien.

L’action de Salvador

Patriote milanais exilé à Paris, proche de Robespierre et de Marat, Carlo Salvador était agrégé à l’armée d’Italie, vraisemblablement grâce à Saliceti. Il mena des missions de renseignements pour cette armée et pour le Directoire français, s’avançant parfois en profondeur dans les lignes ennemies3. Le 11 mai, alors que Bonaparte recevait les clés de la ville, Salvador prit la plume :

J’écrivis à un de mes amis intimes à Milan que le temps était arrivé de faire décider les nombreux patriotes et les nombreux partisans des Français, qu’il était temps de se montrer à découvert et de tenir prêtes leurs cocardes.4

Les jacobins milanais répondirent immédiatement qu’ils « attendaient les Français comme les Israélites leur messie » et qu’ils souhaitaient que Salvador précédât l’armée à Milan pour ouvrir un club publiquement. Cela aurait électrisé les partisans, encore timides à cause de la noblesse qui montrait toujours son attachement à l’archiduc et surtout à cause des 3 000 soldats qui tenaient toujours la citadelle. Ayant obtenu l’aval de Saliceti, Salvador se mit en route pour Milan.

J’étais déterminé d’entrer à Milan avec ma cocarde arborée, et d’y mettre en mouvement patriotique les amis de la Liberté, le peuple entier. En effet j’entre Milan avec Tellini le 11 may [sic.] Les patriotes assemblés en très grand nombre à la porte Romaine nous y attendaient. Ils me virent et aussitôt plus de 50 000 cocardes furent arborés ; nous fûmmes [sic.] accueillis au milieu des cris de joie de Vive la Liberté ; Vive la République française ; Vive la nation Lombarde libre.5

Le chiffre de 50.000 cocardes apparaît fort élevé au regard des 120 000 habitants de la ville. Sans doute Salvador tint-il à mettre en valeur son action, à moins que l’émotion du retour dans sa ville d’origine sous les vivats ne déformât sa perception. Toutefois, le patriote

3

Aussi son rapport du 10 prairial an IV est capital pour comprendre l’esprit public milanais. Carlo Salvador au

ministre des Relations extérieures, Milan, 10 prairial an IV [29 mai 1796], Archives du ministère des Affaires

étrangères, Paris, correspondance politique, milanais, t. 55, pièce 26.

4 C. Salvador, lettre citée.

5

169 témoigna ici du climat que créa l’arrivée de Bonaparte. À Paris, Le Moniteur confirmait - ou copiait - les propos de Salvador en indiquant que les cocardes « s’étaient tellement multipliées qu’elles semblaient naître de la terre ou pleuvoir du ciel »6. Le lendemain, 12 mai, Salvador dut reprendre son œuvre de persuasion avec encore plus de vigueur. En effet, le parti pro-autrichien, assuré de la garnison du château et profitant du fait que les Français ne fussent toujours pas entrés dans la ville, ni disposés à le faire dans la journée, décidèrent de mener une action de propagande inverse faisant courir de fausses rumeurs. Cela eut pour effet de fortement réduire le nombre de cocardes visibles. Salvador, toujours accompagné de Tellini, parcourut alors la ville à cheval : « J’électris[ai] mes patriotes, je me déchaîn[ai] contre les Autrichiens. Les cocardes reparurent en nombre ; nous connûmes dans cette circonstance les inébranlables »7. Quoique la ville fût dans ces premiers temps « dévouée à la cause française »8, le parti pro-autrichien, qui avait la force armée de son côté, ne saurait être sous-estimé. Le soir du 12, Salvador d’écrire qu’ « il nous fallut prendre toutes nos précautions pour notre sûreté personnelle ». Les réunions des jacobins étaient encore « secrètes », car les clubs étaient interdits jusqu’alors. Au soir du 12 mai, naquit d’une de ces réunion une société populaire, chargée entre autre de répandre les imprimés préparés pour l’entrée des Français et de « surveiller les correspondances qu’il y auroit entre certains nobles et l’archiduc ». Salvador quitta Milan le 13, pour y revenir le lendemain avec Masséna.

Masséna et la « grande entrée » de Bonaparte

La véritable entrée des troupes françaises dans Milan eut lieu le 14 mai sous le commandement du général Masséna, alors que l’Histoire aurait tendance à se concentrer sur celle de Bonaparte, qui eut lieu le 15 mai. Laissons encore une fois la parole à Salvador :

Le général Masséna y entra avec sa division le 14. Les Patriotes en furent avertis et alors la Cocarde fut décidément arborée, les imprimés affichés au coin des rues, les clubs patriotiques ouverts, ainsi que la Société Populaire qui devint très nombreuse. La Noblesse ne put rien faire de moins que d’imiter au moins extérieurement les Patriotes.9

6 Moniteur universel, 13 prairial an IV (1er juin 1796).

7

C. Salvador, lettre citée.

8 Pierre Sernat, Cours sur les Républiques sœurs. Le Triennio révolutionnaire italien : Révolution active et

passive. 1796-1799, ressource en ligne, sur le site de l’IHRF, Paris I Panthéon-Sorbonne,

http://ihrf.univ-paris1.fr/spip.php?article552

9

170 L’entrée de Masséna montra aux Milanais que les impériaux étaient en déroute et avaient quitté l’ouest de la Lombardie à l’exception notoire des troupes retranchées dans le castello Sforzesco. La présence française était désormais concrète, car les Milanais avaient vu l’archiduc fuir la ville. Le parti pro-autrichien se fit alors très discret et la Société populaire put prospérer. Certes, l’armée française était entrée avec Masséna le 14, accueillie avec ferveur par les patriotes, mais ce ne fut que le lendemain que Bonaparte pénétra dans la cité et qu’eut lieu le véritable triomphe.

Étrangement, Salvador ne fut pas très prolixe sur l’entrée de Bonaparte. Il se borna à écrire, toujours dans sa relation au ministre des Affaires étrangères, que la noblesse, feignant de se rallier aux Français, « se disposait à lui donner de grandes fêtes, de grands dîners, mais nous savions aussi que cela ne tendait qu’à faire perdre les Français dans les délices de Capoue »10. Il nous semble plutôt que les nobles, qui contrôlaient l’administration de la ville, voulurent amadouer les nouveaux maîtres et les fêter comme ceux-ci le souhaitaient. Du reste, parmi les aristocrates, certains étaient patriotes et participèrent activement aux gouvernements de 1796 à 1814, comme Melzi d’Eril ou encore Serbelloni. Quant à la Société populaire, les entrées de Masséna et de Bonaparte lui donnèrent l’occasion d’engranger de nouvelles inscriptions - ils furent 800 membres au 16 mai - et de répandre des imprimés qui « respiraient le véritable amour de la Liberté et la haine implacable pour la maison d’Autriche »11. Salvador était en fait plus soucieux de mettre en valeur l’action des patriotes pour le gouvernement français, que de rapporter l’entrée de Bonaparte.

Le général en chef se trouvant à Lodi, la route menant au centre de Milan débouchait sur la porta Romana. Mais le choix de Bonaparte de passer par cette entrée découlait certainement d’autres considérations. La porte avait été édifiée en 1598 pour l’entrée solennelle de Marguerite d’Autriche, promise au roi d’Espagne Philippe III. La porte fut restaurée en 1794 par les Autrichiens. Son style, d’ordre dorique, empruntait aux arcs de triomphe romains. Pour Bonaparte, entrer par la porta Romana permettait une entrée majestueuse dans la ville tout en évoquant les triomphes romains, références dont l’époque était friande. Le général, de la porte au palais Royal (rapidement renommé palais National, puis de nouveau palais Royal après le couronnement de Napoléon), suivit le corso di porta Romana, « déjà voie triomphale pendant la période classique »12. Cette porta Romana, arc de

10 Ibid.

11 Ibid.

12

171 triomphe et point d’entrée dans la ville par son ouverture dans les remparts, serait à rapprocher - toutes choses égales par ailleurs - des quatre arcs de triomphe parisiens voulus par Louis XIV, qui remplacèrent les portes éponymes afin de célébrer ses victoires dans les premières années de son règne : les portes de Saint-Antoine, de Saint-Denis, de Saint-Bernard et de Saint-Martin. Bonaparte, entouré de 500 cavaliers et 1.000 fantassins13, passa donc sous la porta Romana ornée de feuilles et continua son chemin au milieu de deux files de gardes urbains14. Le faible nombre de soldats aux côtés de Bonaparte fut certainement le fait de l’étroitesse de la porte, qui ne permit aux cavaliers de ne passer que deux par deux. Ainsi, le cortège dut être assez étiré et lent. Le choix de la porta Romana comme lieu d’entrée dans la ville s’imposa ensuite comme « un rituel des maîtres de la ville à l’image de Bonaparte le 15 décembre 1808 [sic. il s’agit en fait de 1807] ou des Autrichiens dans les années 1810 »15. Mais intéressons-nous maintenant au « vécu » de cette entrée du 15 mai 1796.