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La plume. Des proclamations à l’armée aux journaux pour la France

C. La France vue de l’armée d’Italie

Le 3 août 1797, soit deux semaines après la création du Courrier, destiné principalement à ses soldats proches du courant jacobin, Bonaparte créa La France vue de l’armée d’Italie. C’était le double modéré du Courrier, destiné à la France. J.-P. Bertaud résume ainsi : « Avec le Courrier, Bonaparte est bonnet rouge ; avec La France vue de l’armée d’Italie, il est talon rouge »137. Cette duplicité pouvait-elle fonctionner ?

Un journal modéré pour l’opinion française

La direction de La France vue de l’armée d’Italie, feuille rédigée à Milan à destination de la France comme son titre l’indiquait, avait été confiée à Regnaud de Saint-Jean d’Angély. De convictions politiques modérées, surtout par rapport à Jullien, il avait commencé sa

136 W. Hanley, The Genesis..., op. cit., chapitre 3, p. 3.

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106 carrière comme avocat, avait été élu député au tiers état et appartint à la Constituante, en défendant en 1790 l’idée d’un compromis avec la monarchie et l’aristocratie. Il se rangea aux côtés des Feuillants et eut une expérience journalistique dès 1790 en contribuant au Journal de Versailles, puis il fonda à la fin de cette année L’Ami des patriotes avec Duquesnoy, enfin succéda à Condorcet à la rédaction du Journal de Paris. Le 10 août interrompit ses fonctions journalistiques, il fut arrêté sous la Terreur, s’enfuit et reparut après le 9 thermidor. Il fut de nouveau inquiété après vendémiaire car il avait choisi le camp opposé à celui de Bonaparte, mais ses relations avec la famille de celui-ci lui permirent de trouver une fonction administrative en tant qu’administrateur des hôpitaux, dans l’armée d’Italie138.

La France vue de l’armée d’Italie était destiné aux civils français plutôt qu’aux militaires, ces derniers étant plus marqués par le jacobinisme comme nous l’avons vu plus haut. Selon M. Martin, la forme même du journal révélait son conservatisme : le Courrier eut une périodicité élevée, comporta quatre pages en un format in-4° qui l’inscrivirent parmi les titres de presse post-1789, tandis que La France vue de l’armée d’Italie prit un format plus inspiré de la presse du XVIIIe siècle, avec son format in-8°, ses 16 pages et sa périodicité variable139. Le journal de Regnaud s’adressait aussi aux patriotes italiens modérés (comme Melzi d’Eril par exemple) effrayés par l’aile gauche des jacobins italiens (qualifiés dans cette étude de « jacobins révolutionnaires », comme indiqué en introduction). La France vue de l’armée d’Italie défendait l’idée d’une paix sociale qui préservait en même temps les acquis de la Révolution et venait en complément du Courrier de l’armée d’Italie. Comme le journal de Jullien, il attaquait les clichyens et le Directoire tout en mettant en valeur la figure du général en chef. La manœuvre de Bonaparte était très habile : comme il n’était pas directement impliqué dans la rédaction et la propriété de ces journaux (du moins il ne le revendiqua jamais), il put confier la défense de sa personne et de son action à deux journaux de sensibilités politiques relativement différentes sans pour autant que l’on le perçût comme une girouette.

Contrairement au Courrier qui prenait franchement position pour les jacobins contre les clichyens, La France vue de l’armée d’Italie se posait au-dessus des partis - préfigurant le Consulat - comme le lecteur pouvait le lire dans le premier numéro : « son objet sera de faire connaître la vérité sur ce qui se passe en Italie, sur la manière dont on envisage la situation en France, enfin de défendre la liberté et ses amis contre les partisans de la tyrannie ou de la

138 M. Martin, Les Origines..., op. cit., p. 309 et J.-P. Bertaud, La presse et le pouvoir..., op. cit., p. 206.

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107 terreur »140. Le sixième numéro publiait que « de chaque côté, il y a des torts à expier, des fautes à avouer, des erreurs à réparer »141. Cette prise de position ne dut pas être prise avec l’aval de Bonaparte, car, en publiant ceci le 11 fructidor et en ajoutant qu’il fallait faire confiance à la sagesse du corps législatif (dominé tout de même par les royalistes), Regnaud désavouait à l’avance le coup d’État du 18 fructidor. Il fut alors remplacé par Chicoilet de Corbigny, moins connu et sans expérience journalistique. Toutefois, Regnaud ne connut vraisemblablement pas la disgrâce, car il semble qu’il continua d’écrire pour le journal et il prit part à l’expédition d’Égypte142.

L’audience, quant à elle, reste difficilement mesurable. À l’instar du Courrier, certains journaux reproduisirent des articles dans leur numéro, comme La Clef du Cabinet qui publia des articles de La France vue de l’armée d’Italie dans ses éditions des 30 septembre, 17 et 18 octobre 1797. Déjà le 9 septembre, Bonaparte écrivait à Faipoult : « le journal que rédige à Milan Regnaud de Saint-Jean d’Angély, La France vue de l’armée d’Italie, fait le plus grand effet à Paris »143. Ce fut peut-être plus un souhait qu’une réalité, car après le départ de Regnaud de la direction du journal, la qualité de la publication devint très aléatoire. Il ne survécut d’ailleurs pas au retour du général à Paris, mais, comme le Courrier, il permit les grandes célébrations pour fêter l’arrivée en France de Bonaparte.

L’image de Bonaparte dans ce journal

La France vue de l’armée d’Italie servit en fin de compte les mêmes intérêts que le Courrier : ceux de Bonaparte. À Paris, les clichyens firent courir des rumeurs à son sujet, notamment que Bonaparte’il empêchait la paix de se conclure - enjeu majeur, car la France était lassée de la guerre. Le Courrier fit paraître plusieurs articles dont « Italie » ou encore « Sur les bruits de paix et de guerre »144, pour n’en citer que deux dans lesquels Jullien prit parti contre les clichyens et les émigrés et défendit l’action de Bonaparte. Les lecteurs du Courrier purent lire que les clichyens prenaient parti justement contre la paix et tentaient de déstabiliser le gouvernement pour favoriser, sinon le retour des Bourbon, une paix favorable à

140 La France vue de l’armée d’Italie, n°1, 16 thermidor an V (3 août 1797).

141 Ibid., n°6, 11 fructidor an V (28 août 1797).

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M. Martin, Les Origines..., op. cit., p. 312.

143 Lettre de Bonaparte à Faipoult, Ministre de la République française à Gênes, Passarino, 23 fructidor an V [9 septembre 1797], Correspondance générale, n°1987.

144 Le Courrier de l’armée d’Italie, n° 2, 4 thermidor an V (22 juillet 1797) et n° 19, 8 fructidor an V (25 août 1797).

108 l’Autriche et à l’Angleterre. La France vue de l’armée d’Italie exprimait la même opinion en publiant que :

Les obstacles venoient de l’intérieur même de la République, qu’ils provenoient des troubles intestins, de la renaissance des factions, des intrigues des puissances ennemies, de la corruption que sèment leurs agents, pour recueillir des discordes civiles, des malheurs et des crimes nouveaux.145

L’on apprenait aussi que, malgré ses difficultés, Bonaparte n’en menait pas moins avec énergie les négociations pour signer la paix au plus vite et aux meilleures conditions possibles pour la France146. Bonaparte se défendait donc avec efficacité ; ses journaux lui étaient d’un grand secours. En effet, à la signature des préliminaires de Leoben, le 18 avril 1797, dans la mesure où il avait désobéi aux ordres du Directoire en ne restituant pas le Milanais à l’Autriche, il avait ordonné au courrier chargé de ramener les conditions à Paris de répandre au long de son parcours la nouvelle de la paix afin que l’opinion publique satisfaite de la paix prochaine empêchât le Directoire de désavouer Bonaparte147. Du reste, il aurait été difficile au Directoire de renoncer aux acquis de Leoben, tant Bonaparte avait conclu des conditions satisfaisantes pour la France148. En outre, à partir d’août 1797, la défense des actions de Bonaparte était désormais assurée par deux périodiques qu’il contrôlait et qui publièrent aussi quelques-unes de ses correspondances.

La France vue de l’armée d’Italie dressa parfois le portrait du général triomphateur et pourvoyeur de la République. Un article issu du troisième numéro du journal, sans titre et reproduit en Annexe 14, commença par cette question : « on demande à Paris ce que veut Bonaparte, ce qu’il fera ? ». Cet écrit était en fait une réponse aux soupçons - clichyens - qui publiaient dans leurs journaux que Bonaparte voulait le pouvoir et peut-être se tailler une principauté en Italie149. Le journaliste de La France vue de l’armée d’Italie fit alors une sorte de bilan de la campagne afin d’éclairer l’avenir probable et de déceler les ambitions de Bonaparte, puisque « ce qu’il veut, il ne le dit pas »150. L’auteur rappela les contributions levées qui servirent à « secourir le trésor public, payer la solde des autres armées, activer les

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La France vue de l’armée d’Italie, n°1, 16 thermidor an V [3 août 1797].

146 Ibid., n° 1 et n°5, 16 thermidor an V [3 août 1797] et 6 fructidor an V [23 août 1797].

147 J. Godechot, La Grande Nation..., op. cit., p. 194.

148 L. Mascilli Migliorini de noter que déjà les préliminaires de Leoben (qui furent confirmées à Campoformio) « représentent en fait un brusque et judicieux renversement de perspectives digne de la meilleure stratégie de Bonaparte », dans Napoléon, traduit de l’Italien par J.-M. Gardair, Paris, Perrin, 2004 (2001), p. 118-119.

149 Voir également sur cela, le quatrième point de notre chapitre 3 sur « Le proconsulat de Bonaparte à Mombello ».

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109 armements de notre marine », ainsi que les transferts à Paris des chefs-d’œuvre artistiques qui devaient faire de la France « le but de ces voyages qui enrichissaient l’Italie et rendaient [...] l’Europe entière tributaire de Rome, de Naples et de Florence »151. On lit encore que Bonaparte vainqueur avait aussi demandé la paix « aux vaincus au nom de l’humanité [...] protège le gouvernement piémontais [...] abdique le droit de conquête à Milan, il y crée un gouvernement libre et indépendant dont il écarte les anarchistes ». La conclusion fut évidemment que Bonaparte ne voulait que la gloire, et ne songeait aucunement à établir quelconque pouvoir personnel. Enfin, il est intéressant de souligner que l’article se conclut sur cette proposition qui veut montrer l’indépendance - feinte, mais nécessaire à sa crédibilité - du journal : « au surplus quand on écrit à Milan, près de Bonaparte, il est difficile de parler beaucoup de lui. Un éloge ressemblerait à une flatterie et une censure paraîtrait une injustice » D’autres éloges ou défenses de Bonaparte furent le fait de publications de lettres de soldats de l’armée d’Italie, ou encore de patriotes italiens, comme la « Lettre de Dandolo ». Ce dernier avait été député par la Municipalité provisoire de Venise auprès de Bonaparte et semblait fasciné par lui. Aussi écrivit-il laconiquement dans son rapport à la Municipalité du 4 septembre 1797 : « Ce héro [Bonaparte]veut notre bien »152. Dans la lettre (sans date), cité par La France vue de l’armée d’Italie, le Vénitien rendait hommage explicitement à Bonaparte en indiquant que le général écoutait les requêtes de Venise, faisait de son mieux pour y consentir, et qu’il s’adressait à lui « avec la franchise d’un républicain qui parle a un autre républicain »153.

La seule véritable description de Bonaparte fut publiée le 13 octobre 1797 dans une « notice sur Bonaparte »154. Cet article (Annexe 15) reproduisait un extrait traduit d’un ouvrage sur Bonaparte publié en Angleterre et composé par un de ses condisciples. L’extrait commence par une erreur : il fait naître Bonaparte à Calvi ; le reste est plus correct. Bonaparte était présenté dans sa jeunesse « sombre et même farouche [...] constamment seul, il était l’ennemi de tous les jeux et tous les amusements », car « il semblait prévoir que le destin l’appellerait un jour ». Bonaparte aurait forgé son excellence militaire par l’étude des mathématiques, des fortifications et surtout de l’Histoire, notamment celle des vies des hommes illustres, qui étaient ses modèles. L’on retrouve aussi dans cette notice la fameuse

151 Voir Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu XVIIIe siècle-début XIXe siècle, Rome, Ecole française de Rome, Collection de l’EFR n° 398, 2008.

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Il cittadino Dandolo alla Municipalità Provvisoria Veneziana, 4 septembre 1797, cité dans Annibale Alberti e Roberto Cessi, a cura di, Verbali delle sedute della Municipalità Provvisoria di Venezia 1797, Bologna, Nicola Zanichelli, 1932, vol. II, p. 443 (trad.): « Questo eroe vuole il nostro bene ».

153 La France vue de l’armée d’Italie, n° 8, 22 fructidor an V [8 septembre 1797].

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110 bataille de boules de neige, annonciatrice d’un génie militaire, et d’une faculté à mener malgré ses retraites solitaires - les hommes, bataille immortalisée au cinéma par Abel Gance155. Puis l’écrivain de conclure :

Telle était l’école où il se formait cet homme étonnant qui, à la tête d’une armée de nouvelle levée, sans discipline et presque sans confiance en son chef, a su vaincre les troupes les plus braves de l’Europe et déconcerter les mesures des généraux les plus expérimentés.

C’était un homme hors du commun qui était présenté, avec des mœurs austères et de grandes capacités tirées de l’étude. Cet article reprend en fait l’image d’un Caton qui fut effectivement la posture choisie par Bonaparte pour s’imposer aux cadres de l’armée d’Italie comme nous l’avons vu au début de ce chapitre.

Ce portrait de Bonaparte fut le seul donné par La France vue de l’armée d’Italie, référence à laquelle il faudrait ajouter l’article du troisième opus résumant l’action de Bonaparte en Italie. Il ne faut pas chercher dans les journaux de Bonaparte d’articles mettant explicitement le général en valeur, mais plutôt voir que la « publicité » du général se fait plus indirectement : par les lettres de soldats, les annonces de victoires ou les triomphes de l’armée d’Italie... Ce mode de communication était plus porteur et cela montrait aussi que Bonaparte avait tiré les leçons de l’échec du Journal de Bonaparte et des hommes vertueux qui l’avait trop mis en avant.

Bonaparte mit donc en place en très peu de temps une communication efficace pour se (re)présenter aux Français. Il pouvait compter sur deux journaux dévoués, dont les audiences furent complémentaires et qu’il finança avec le butin de l’armée d’Italie. Il disposait aussi d’un certain nombre d’« alliés », qui défendirent son action et sa personne contre les attaques clichyennes, par républicanisme, conviction ou encore sous l’influence de sa communication. Ainsi Bonaparte, général quasi-inconnu en mars 1796, était-il devenu en décembre 1797 une figure incontournable, un général vainqueur, restaurateur de la paix et aussi, malgré son attitude empreinte de modestie lorsqu’il rentra en France, un sauveur potentiel de la France.

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Conclusion du chapitre I

Dès sa nomination, le nouveau général en chef de l’armée d’Italie commença donc à mener une politique de communication, qui était nécessaire pour imposer son autorité. Il parvint, par ses proclamations, à donner un élan à ses troupes qui franchirent les Alpes pour défaire les Piémontais et les Autrichiens. Bonaparte put alors tenir ses promesses, notamment celle de jours meilleurs pour ses soldats dans « les plus fertiles plaines du monde ». Ils reçurent en effet leur solde en « espèces sonnantes et trébuchantes », ce qui ne leur était pas arrivé depuis 1793. Les officiers et les proches de Bonaparte eurent aussi leur part et les cadres de l’armée, d’abord en butte au jeune général imposé de Paris, se rallièrent bien vite à lui. Cet argent - le nerf de la guerre écrivit Cicéron - servit également à Bonaparte pour entretenir le moral de ses soldats en mettant en place une première communication à leur endroit et à destination de la France : ce fut Le Courrier de l’armée d’Italie. En complément de ce périodique, s’ajouta La France vue de l’armée d’Italie, qui s’adressa surtout aux Français modérés, tandis que Le Courrier visait l’armée et la partie plus jacobine de l’opinion. Bonaparte réussit donc à transformer un journal destiné à ses soldats en un portevoix défendant son action et vantant ses mérites auprès du public français.

Les deux journaux de Bonaparte eurent une portée décuplée car ils devinrent également une source importante d’informations pour les autres périodiques français. Dans une France déchirée par les luttes de partis, la crise financière et les difficultés militaires contre l’Europe toujours coalisée, Bonaparte parvint à faire entendre sa voix. Le général ne se contenta pas de diffuser l’information par ses propres journaux. Il adressa aux autres titres périodiques français certaines rapports et lettres qu’il envoyait au Directoire. Dans des termes contemporains, nous définirions cela comme des « communiqués de presse ». Bonaparte « complétait par la plume les conquêtes de son épée »156 a écrit E. Ludwig. Ainsi, Bonaparte se présentait à l’opinion comme le général victorieux, le sauveur de la nation. Il vantait également les hauts-faits de son armée. Bonaparte organisa en outre la défense de son action, car il se voyait attaqué en France par les Clichyens qui disposaient de journaux influents, tandis que les journaux proche du Directoire ne le soutenaient pas franchement, sans toutefois le combattre.

Enfin, en plus de la presse, il est fort probable que Bonaparte utilisât aussi le butin de sa campagne pour soutenir l’édition de quelques pamphlets en France. Cette propagande a été très bien résumée par P. Gueniffey : « Si propagande il y eut, elle répondait aux attentes du

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112 public […], l’efficacité de cette dernière est généralement tributaire du consentement de ceux auxquels elle s’adresse »157. Cette communication écrite fut complétée par une production iconographique le représentant, qui commença à circuler dès 1796 à Milan et à Paris.

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Chapitre II