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L’image. Premières représentations iconographiques de Bonaparte

A. Les gravures « au soir » de Lodi

Un contexte de réception

« Je vous suis très obligé des gravures que vous m’avez envoyées, et qui feront le plus grand plaisir à l’armée. Je vous prie d’envoyer, de ma part, 25 Louis au jeune homme qui les a faites ; engagez-le à faire graver le passage étonnant du pont de Lodi »4, écrivit Bonaparte à Faipoult, l’ambassadeur français à Gênes, le 13 mai 1796.

Cette lettre était en quelque sorte la première commande artistique de Bonaparte, ou plutôt la première gratification accordée à un artiste pour l’avoir représenté. Sous l’Empire, ces gratifications devinrent nombreuses. Si la teneur de ces gravures est aujourd’hui inconnue, nous savons que Bonaparte les reçut au quartier général de Lodi entre le 11 et le 13 mai5. Nonobstant l’importance militaire minime de la victoire du pont de Lodi, celle-ci mettait un terme clair à une première phase de la campagne qui avait assuré l’hégémonie française sur la Lombardie, après que les Français eurent vaincu le Piémont et mis en retraite les Autrichiens. Le 11 mai, soit le lendemain de la victoire, une délégation milanaise conduite par Melzi d’Eril vint offrir à Bonaparte les clés de la ville : le général disposa alors de la reconnaissance de sa

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Lettre de Bonaparte à Faipoult, ministre de la République française à Gênes, Lodi, 24 floréal an IV [13 mai 1796], Correspondance générale, n°592.

5 Nous pouvons déduire que Bonaparte reçut ces estampes entre le 11 et le 13 mai dans la mesure où le général cita ces estampes dans sa lettre du 13 mai à Faipoult et qu’il n’en fit aucune mention dans sa précédente lettre à l’ambassadeur, écrite deux jours auparavant. Voir Correspondance générale, n°590 et n°592.

116 victoire, mais aussi d’un premier pouvoir politique sur le Milanais. La réception de ces images célébrant l’armée et son général victorieux furent donc une sorte de point d’orgue de cette première phase de la campagne militaire. En outre, à plus grande échelle, ces estampes de Lodi pourraient être les premières d’une longue série d’images mettant en scène la conquête française de l’Italie de 1796 à 17996.

Bonaparte saisit très vite l’importance que pouvaient revêtir ces gravures pour valoriser ses victoires et acquérir par elles une légitimité politique : ce fut la raison pour laquelle il commanda à ce même graveur « le passage étonnant du pont de Lodi ». En outre, à Sainte-Hélène, Napoléon aurait déclaré à la fois à Las Cases et à Montholon : « Ce n’est que le soir de Lodi que je me suis cru un homme supérieur et que m’est venue l’ambition d’exécuter les grandes choses qui jusque-là occupaient ma pensée comme un rêve fantastique… Alors naquit la première étincelle de la haute ambition »7. Cette ambition devait aussi se réaliser par sa mise en scène iconographique.

Les destinataires

Ces images étaient en effet des vecteurs de communication qui permettaient de convaincre. Les destinataires de ces estampes furent d’abord les soldats, comme Bonaparte l’avait lui-même écrit dans sa lettre à Faipoult, puisqu’elles représentaient très certainement un épisode militaire du début de la campagne. En mai 1796, la nomination du jeune général à la tête de l’armée d’Italie était encore assez fraîche, et, quoique ses premières victoires l’eussent déjà imposé à ses soldats, des estampes élogieuses traitant de Bonaparte ou de son armée ne pouvaient que renforcer l’autorité du général triomphant. D’autre part, cette célébration d’un épisode de la campagne honorait chacun des soldats, tous membres de cette armée victorieuse, dont les actions étaient désormais rendues publiques par l’image. C.-M. Bosséno et D. Richet insistent également sur la destination de ces gravures au public français, ce dernier décrivant la campagne d’Italie comme « une campagne publicitaire que la France

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C.-M. Bosséno a identifié quatre phases de l’iconographie révolutionnaire : la première, de 1789 à 1792, d’une importance relativement modeste, évoquait les événements français et fut « balayée » par une deuxième phase de « déferlement d’images anti-françaises » de 1793 à 1796. La troisième phase, qui nous intéresse, fut donc celle de la conquête de 1796 à 1799, quant à la quatrième, qui se déroula en 1799 suite à l’invasion des coalisés, elle reprenait avec plus de vigueur la deuxième phase et était donc fortement marqué par des opinions anti-françaises et anti-républiques-sœurs. Voir C.-M. Bosséno, « La guerre des estampes. Circulation des images et des thèmes iconographiques dans l’Italie des années 1789-1799 », in Mélanges de l’École française de Rome. Italie et

Méditerranée, t. 102, n°2. 1990, p. 372.

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117 allait connaître pendant plus d’un an »8. Comme le pont de Lodi ouvrait à Bonaparte les portes de Milan, les estampes de sa campagne d’Italie lui ouvrirent celles du pouvoir une fois revenu en France. Toutefois, il ne faut pas non plus oublier le public italien : pour Bonaparte, ces gravures étaient l’occasion de montrer ses victoires militaires et ainsi d’imposer son pouvoir à plus long terme. En effet, si dans un premier temps le pouvoir de Bonaparte fut légitimé par le droit de guerre9, les images inscrivirent également le pouvoir dans le temps et, de cette façon, le légitimait encore. Les estampes étaient à la fois mémoire de l’événement, moyen d’information pour le public et élément de propagande.

Précisons aussi que le public italien n’était pas homogène, comme nous le verrons avec plus de détails dans le chapitre III. La société italienne était partagée, pour schématiser, entre trois partis. D’une part les patriotes et le parti pro-français qui tendaient à se confondre en un seul parti composé de plusieurs mouvances, d’autre part les ennemis de ce premier parti qui étaient en général favorables aux Autrichiens, enfin les indécis qui supportaient passivement les changements de régime. Les estampes produites lors de la campagne d’Italie présentaient des scènes de bataille, en insistant de plus en plus sur la figure de Bonaparte qui guidait son armée à la victoire, comme nous le verrons ci-dessous. Ces estampes pro-françaises étaient le plus souvent créées par des Français, en France ou en Italie, à destination du public de la métropole, pour l’informer. Elles s’adressaient aussi aux soldats - et l’on a vu que Bonaparte portait beaucoup d’intérêt à ce que l’armée d’Italie fût bien soutenue moralement - et ce soutien passait par la diffusion (gratuite) de publications de journaux ou d’estampes. Les gravures qui parvenaient en Italie étaient ainsi destinées aux soldats français, et certainement, à l’instar de ce que Bonaparte fit pour contrôler les journaux à Milan, elles devaient également s’adresser au public italien. Quant à la production italienne, elle se focalisa sur la défense autrichienne de Mantoue jusqu’à la chute de cette ville10. Cela s’expliquait par les destinataires de ces images de chaque côté des Alpes. En France, l’action de Bonaparte était soutenue par l’opinion et les bourgeois qui achetaient les estampes, tandis qu’en Italie, la frange la plus aisée de la population, apte à acheter ces estampes, était formée

8 Dans François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Paris, Fayard, 1973, p. 378. Voir aussi Christian-Marc Bosséno, « Je me vis dans l’histoire : Bonaparte de Lodi à Arcole, généalogie d’une image de légende », in

Annales historiques de la Révolution française, n° 313, L’Italie du Triennio révolutionnaire 1796-1799, 1998,

p. 451.

9 Voir notamment, quoiqu’elle porte sur le XVIIe siècle, la thèse de Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la

souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, éd. Payot et Rivages, 2000 (1993).

10 C.-M. Bosséno, « La guerre des estampes… », op. cit., p. 384 et C.-M. Bosséno, Christophe Dhoyen, Michel Vovelle, Immagini della libertà. L’Italia in rivoluzione 1789-1799, Roma, Editori riuniti, 1988, p. 72-75. Voir notamment la gravure dédiée à Wurmser, intitulée « Diffesa e liberazione dell’assedio francese di Mantova »,

118 des nobles et du clergé, plutôt favorables à l’Autriche. En revanche, lorsque le parti patriote et pro-français s’éveilla et que la conquête de Bonaparte fut plus assurée, à la fois par les victoires militaires et la reddition de Mantoue le 2 février 1797, on assista à une forte production d’estampes dites « révolutionnaires », mettant en scène des fêtes populaires, faisant des caricatures ou présentant Bonaparte sous forme allégorique, notamment en libérateur de l’Italie11.

S’il est difficile à l’historien de saisir exactement la diffusion ou l’importance que prit telle estampe dans l’esprit public, l’on peut néanmoins se faire une bonne idée générale du rôle des estampes à l’époque révolutionnaire et particulièrement de celles qui mirent en scène Bonaparte et son armée d’Italie. Avec l’arrivée des Français, la production de gravures d’actualité et d’estampes politiques augmenta très fortement en Italie12, à l’instar de ce que connut la production de ces estampes et de la presse dans la France révolutionnaire. « Élément indispensable à la culture de l’honnête homme »13, les estampes étaient principalement produites en Italie dans deux centres : Venise et Milan14. Le marché, car la gravure étant avant tout une affaire commerciale, touchait un public bourgeois intéressé par l’actualité, qui pouvait se fournir auprès d’un magasin spécialisé. Elles étaient aussi diffusées dans les campagnes par le colportage. Le coût des estampes dépendait bien sûr de leur qualité et de leur auteur, mais, en prenant l’exemple des caricatures révolutionnaires étudiées par A. de Baeque, l’on peut tout de même se faire une idée : à Paris, une caricature était vendue 10 à 15 sous, quand le salaire journalier des petits artisans parisiens était de 20 à 50 sous, le pain de 1 à 3 sous la livre et les pamphlets de 2 à 10 sous15. Cependant les estampes touchaient un public bien plus étendu que les seuls acheteurs : comme elles étaient affichées à l’extérieur des boutiques, elles étaient visibles par tous les passants16. Un représentant français de passage à Venise en 1796 écrivait ainsi à Paris : « J’ai la douleur de voir chaque jour l’extérieur des boutiques des marchands d’estampes tapissé de tableaux représentant des troupes françaises fuyant devant leur ennemi et mille autres estampes de cette espèce, toutes injurieuses à la nation française »17. Les estampes s’adressaient donc à un public très large, bien plus étendu que celui de leurs seuls acheteurs, d’autant plus qu’elles permettaient de

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Ibid., voir aussi la troisième partie de ce chapitre.

12 C.-M. Bosséno, Les signes extérieurs, diffusion, réception et image de la culture révolutionnaire française

dans l’Italie du Triennio, thèse de doctorat inédite sous la direction de Michel Vovelle, 2 vol., Université de

Paris, 1995, p. 17.

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Ibid., p. 91.

14 C.-M. Bosséno, C. Dhoyen et M. Vovelle, Immagini della libertà…, op. cit., p. 23.

15 Antoine de Baeque, La caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988, p. 23-27.

16 C.-M. Bosséno, « La guerre des estampes… », op. cit., p. 376.

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119 dépasser l’illettrisme d’une grande partie de la société. Les fortes disparités entre les espaces italiens (disparités entre les villes et les campagnes, mais aussi d’une ville à l’autre) rendent difficile l’appréhension du taux d’alphabétisation, comme le souligne M. P. Donato18. À Milan le taux d’alaphabétisation était d’environ 59% en moyenne : 70% chez les hommes et 48% chez les femmes. En revanche, ces taux étaient moins élevés dans les autres villes du royaume : ils atteignaient à Modène 45% chez les hommes et 25% chez les femmes. En faisant une moyenne départementale, le Panaro (Modène), le taux de signature tombait à moins de 20% pour les hommes et 5% pour les femmes. L’estampe était donc d’autant plus importante pour relayer un message, puisqu’elle bénéficiait d’une « audience de masse »19 qui « formait l’opinion publique »20.

L’auteur des « gravures de Lodi »

Un dernier point sur ces gravures de Lodi : qui était ce « jeune homme qui les a faites » évoqué par Bonaparte ? Plusieurs auteurs comme Félix Bouvier, ou plus récemment Philip Dwyer, suggèrent que l’auteur fut Gros, de l’entourage de Faipoult21. Gros, alors âgé de 25 ans, fréquentait à Paris l’atelier de David et poursuivait à Gênes sa formation en peignant notamment des portraits. Faipoult le présenta à Joséphine lorsque cette dernière visita la capitale ligure en décembre 1796. Celle-ci lui obtint non seulement des séances de pose avec son mari, mais aussi d’être logé au palais Serbelloni, lieu de résidence de Bonaparte à Milan. Ensuite, lorsque Bonaparte partit de Milan, Gros put suivre l’armée. Cela fit écrire à Delestre, le biographe de Gros, que « Joséphine était comme un ange tutélaire »22 pour le jeune peintre. Cette protection marqua pour Gros le début d’une belle carrière qui se poursuivit même sous la Restauration. Revenons à l’estampe. Bonaparte, ce 13 mai 1796, gratifia son auteur de 25 livres, ce qui était une très belle somme. Faut-il y voir une avance pour la réalisation de la gravure célébrant le passage du pont de Lodi23 ? Plus certainement Bonaparte investissait ainsi dans sa communication. Il ne pouvait pas contrôler les productions des artistes, en

18 Maria Pia Donato « Alfabetismo », in Maria Pia Donato, David Armando, Massimo Cattaneo e Jean-François Chauvard, a cura di, Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e napoleonica, Roma, École française de Rome, Collection de l’ÉFR n° 477, 2013, p. 216-217.

19 Wayne Hanley, The Genesis of Napoleonic Propaganda, 1769-1799, New-York, Columbia University Press, e-book, 2003, chapitre 4, p. 16.

20 Philip Dwyer, Napoleon. The path to power. 1796-1799, London, Bloomsbury, 2007, p. 216.

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Félix Bouvier, Bonaparte en Italie, 1796, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1899, note 2, p. 531 et P. Dwyer,

Napoleon…, op. cit., p. 216.

22 Jean-Baptiste Delestre, Gros et ses ouvrages ; ou mémoires historiques sur la vie et les tableaux de ce célèbre artiste, Paris, J. Renouard, 1867, p. 35.

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120 revanche, il pouvait gratifier leur travail par de l’argent : cela revenait à appliquer une sorte de mécénat. Un artiste ne travaillait pas contre son mécène : s’il ne dépendait pas de lui, il lui était au moins reconnaissant et se montrait alors plus enclin à le célébrer.