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Pratique réflexive, réflexion sur la pratique, réfléchir sur sa pratique, pratiquer une réflexion, tous ces termes, régulièrement utilisés par le sens commun, semblent vouloir dire la même chose, mais que signifient-ils exactement ? Qu’est ce que la « pratique réflexive » ? C’est la mission de ce sous-chapitre que de tenter de répondre à cette question.

Il semble important d’éviter de donner une définition trop simpliste de ce concept. Comme le mentionne Perrenoud (2001, p.14), il ne s’agit pas uniquement de réfléchir épisodiquement sur sa pratique pour devenir un praticien réflexif. Il ajoute que :

Pour aller vers une véritable pratique réflexive, il faut que cette posture devienne quasi permanente, s’inscrive dans un rapport analytique à l’action qui devienne relativement indépendant des obstacles rencontrés ou des déceptions. Une pratique réflexive suppose une posture, une forme d’identité, un habitus. Sa réalité se mesure non au discours ou aux intentions, mais à la place, à la nature et aux conséquences de la réflexion dans l’exercice quotidien du métier, en situation de crise ou d’échec comme en vitesse de croisière.

Ainsi, réfléchir de temps en temps sur sa pratique, ne suffirait pas. De la même manière que mener des réflexions dans le vide, qui n’aboutiraient à aucun changement, consolidation et approfondissement n’apporteraient aucun bénéfice. Il s’agit bien d’une démarche d’analyse de sa pratique qui s’effectue régulièrement et qui est vécue comme une seconde peau. L’enseignant ne se dirait pas : « Je vais prendre quelques minutes pour mener une pratique réflexive », mais le ferait tout naturellement. Aussi, cette pratique a essentiellement pour but de se questionner dans un premier temps, pour arriver à s’améliorer dans un second temps, ou du moins comprendre pourquoi une situation a ou non fonctionné. Elle est donc ainsi, intimement liée aux compétences et aux identités car il s’agit là d’un processus mental apportant une compétence, un esprit plus large, un horizon de pensée nouveaux. L’enseignant se rendant compte que l’activité prévue n’a pas du tout fonctionné, pourra y réfléchir et comprendre ce qui n’a pas été, pour finalement trouver une approche différente pour la fois suivante. Ainsi, s’il adopte cette démarche d’analyse de sa pratique, il augmentera ses chances d’évoluer et de s’améliorer dans sa profession. Schön (1994, p.65) permet d’approfondir encore un peu plus cette notion en expliquant que la réflexion peut tout à fait se

mener en amont. En effet, selon lui, il ne s’agit pas seulement de réfléchir après, mais également avant sa pratique :

Du point de vue de la science appliquée, la pratique professionnelle est un processus de résolution de problèmes. S’il s’agit de choisir ou de décider, on tranche en sélectionnant les moyens les plus appropriés aux objectifs qu’on s’est donnés. Mais, en insistant sur cet aspect de la résolution de problèmes, on met de côté la façon de le poser, c’est-à-dire le processus par lequel on définit la décision à prendre, les buts à atteindre et les moyens à utiliser. Dans le monde concret de la pratique, les problèmes n’arrivent pas tout déterminés entre les mains du praticien. Ils doivent être construits par les matériaux tirés de situations problématiques qui, elles, sont intrigantes, embarrassantes et incertaines.

Pour transformer une situation problématique en un problème tout court, un praticien doit accomplir un certain type de travail. Il doit dégager le sens d’une situation qui, au départ, n’en a justement aucun.

En restant sur le sujet de la réflexion et pour affiner les termes de Schön (1994) sur la pratique réflexive, Perrenoud (2001, p.30) distingue deux processus mentaux et souligne la nuance entre la pratique réflexive au sens commun et la pratique réflexive attendue d’un enseignant professionnel :

- Il n’y a pas d’action complexe sans réflexion en cours de processus ; la pratique réflexive peut s’entendre, au sens commun du mot, comme la réflexion sur la situation, les objectifs, les moyens, l’état des lieux, les opérations engagées, les résultats provisoires, l’évolution prévisible du système d’action. Réfléchir en cours d’action consiste à se demander ce qui se passe ou va se passer, ce qu’on peut faire, ce qu’il faut faire, quelle est la meilleure tactique, quels détours et précautions, il faut prendre, quels risques on court, etc. On pourrait alors parler de pratique réfléchie, mais en français, cet adjectif connote trop fortement la sagesse de celui qui « tourne sept fois sa langue dans sa bouche » avant de parler et médite longuement avant d’agir. Cette sagesse n’est pas absente de la réflexion dans l’action, mais c’est une valeur qui doit composer avec une réalité qui, souvent

« n’attend pas ». Dans l’urgence, le praticien « réfléchi » pourrait, de crainte d’agir sur une impulsion, ne pas intervenir assez vite. (…)

- Réfléchir sur l’action, c’est autre chose. C’est prendre sa propre action comme objet de réflexion, soit pour la comparer à un modèle prescriptif, à ce qu’on aurait pu ou dû faire d’autre, à ce qu’un autre praticien aurait fait, soit pour l’expliquer ou en faire la critique. Toute action est unique, mais elle appartient en général à une famille d’actions de même type provoqué par des situations semblables.

Dans la mesure où l’action singulière est accomplie, y réfléchir n’a de sens, dans l’après-coup, que pour comprendre, apprendre, intégrer ce qui s’est passé. Réfléchir ne se limite pas alors à une évocation, mais passe par une critique, une analyse, une mise en relation avec des règles, des théories ou d’autres actions, imaginées ou conduites dans une situation analogue.

A ce stade, il semble important d’énoncer les moteurs d’une pratique réflexive. En effet, il est impossible de saisir l’importance et la nécessité d’exercer une pratique réflexive si l’on n’en comprend pas les buts et les raisons. Alors pourquoi exercer une pratique réflexive ? Perrenoud (1994, p.40) explique que les moteurs peuvent être compris soit comme des raisons, soit au sens de besoins : « problèmes à résoudre, crise à dénouer, décision à prendre, régulation du fonctionnement, autoévaluation de l’action, justification auprès d’un tiers, réorganisation de ses catégories mentales, envie de comprendre ce qui se passe, frustration ou rage, plaisir à sauvegarder à tout prix, lutte contre la routine ou l’ennui, recherche de sens, quête identitaire, régulation des relations à autrui, travail en équipe, compte à rendre (…) ». Il ajoute que les incidents déclencheurs de cette réflexion

peuvent être : « conflit, déviance, moment de panique, moment de colère, moment de blues, de déprime, venue d’un visiteur, rendez-vous avec des parents, (…) ».

Au sujet de l’exercice de la pratique réflexive en amont, Perrenoud (1999, p.147) se joint à Schön (1994) en disant que : « Toute pratique est réflexive, au double sens où son auteur réfléchit pour agir et entretient dans l’après-coup un rapport réflexif à l’action menée. Une partie de notre vie mentale consiste à penser à ce que nous allons faire, à ce que nous faisons, à ce que nous avons fait. » De plus, Schön (1994) relate le fait que si la pratique devient une routine et que le savoir professionnel devient implicite et spontané, le professionnel passera ainsi à côté de grandes et nombreuses occasions de penser à ce qu’il fait, à pratiquer une réflexion sur ses pratiques. Ce à quoi Perrenoud (2001, p.65) ajoute que la pratique réflexive « disparaît » si la personne qui l’a acquise ne l’utilise pas :

Certains enseignants l’ayant acquis en formation initiale s’en serviront quoi qu’il arrive, parce que la pratique réflexive est devenue une part de leur identité professionnelle. D’autres, s’ils sont parachutés dans un coin tranquille, cesseront de réfléchir, une fois dominées les difficultés du début. On sait qu’au gré de l’avancement de leur carrière, nombre d’enseignants s’orientent, dès qu’ils le peuvent, vers les zones résidentielles et les filières nobles. On peut interpréter cette migration comme une fuite, un rêve de tranquillité. Toutefois, dans ces zones et ces filières, il y a aussi des élèves qui souffrent, échouent ou abandonnent, mais pas assez pour mettre le système éducatif et le métier en crise.

Il est donc important de ne pas s’abandonner dans des habitudes ou rituels automatisés et acquis en tant qu’enseignant. De la routine ne peut pas naître une progression, une évolution, un développement et un avancement dans la profession. Le professionnalisme devrait rendre compte de ce processus. Il appartient à chacun le besoin et le devoir de se former d’autant plus dans ce métier si large et où les régulations se retrouvent au quotidien. En revenant sur les propos de Perrenoud (2001), les enseignants ne devraient pas s’enfermer et prendre des œillères en faisant abstraction des outils qui les entourent. Mais, de longues années d’expérience ou des écoles établies dans des zones résidentielles, seraient-elles donc un risque pour la survie de l’exercice d’une pratique réflexive ? Les enseignants chevronnés se remettraient-ils moins en question que les enseignants en début de carrière ? Tout cela n’est-il qu’une question d’expérience et de lieu de profession ? A ce sujet, Biémar (2009, p.15) ajoute la notion d’engagement. En effet, la première clé pour exercer une pratique réflexive est avant tout, de le vouloir. Elle mentionne que :

Ce travail (la réflexivité) n’est pas automatique. Il implique un engagement personnel du sujet. Ce dernier est invité à mettre à distance la situation vécue, à prendre du recul et ainsi à se regarder agir dans la situation (action et réflexion). C’est lui qui considère son activité et lui-même comme faisant partie de la situation traitée et comme objets de réflexion. (…) Les effets de ce travail se situent au niveau personnel et au niveau collectif. D’une part, le sujet développe des compétences propres, organise ses ressources en vue de pouvoir les exploiter par après. Il apprend de son expérience tout en s’offrant une plus grande prise sur les futures situations de travail. D’autre part, les compétences mises en évidence donnent une plus grande intelligibilité à la pratique professionnelle dans son ensemble.

Pour en revenir au sujet des bénéfices de la pratique réflexive et plus particulièrement, à l’exercice de cette pratique en groupe, Perrenoud, (1994, p.32) ajoute :

Si le maître a peu le temps de réfléchir sur le vif, il peut en revanche, à tête reposée ( ?), revenir sur les événements de la journée. S’il le fait, ce n’est pas essentiellement par vertu ou pour écrire ses mémoires. C’est parce que le flux des événements, vécus souvent avec une forte implication affective, ne peut être simplement oublié sans un travail de mise en ordre de réinterprétation.

Rétrospectivement, l’enseignement a parfaitement conscience d’avoir fait de nombreux choix arbitraires, improvisé des réactions qui auraient été différentes s’il avait eu davantage de temps et l’esprit plus libre. (…) Sans doute cette relecture de l’expérience aboutit-elle, la plupart du temps, à une confirmation de la pratique. Elle pourrait cependant être facteur de changement, de réorganisation des schèmes s’il y avait, sous une forme ou une autre, conflit cognitif, contradiction entre les décisions prises et une norme, une théorie, une autre expérience. Si l’organisation scolaire ménageait davantage de lieux et d’espace de travail en commun, ou simplement de discussion entre enseignants, peut-être cela induirait-il plus souvent une autre lecture de l’expérience. Encore que cela ne suffise pas : les enseignants ont beaucoup de réticences à parler de leur pratique à des collègues. Il faut des rapports de confiance qui supposent soit des liens amicaux, soit l’appartenance à une équipe pédagogique.

Le concept de pratique réflexive à l’intérieur de groupes, prend donc tout son sens et peut lui inculquer une richesse supplémentaire. Abraham (1982) s’est justement attelée à observer et expérimenter la pratique réflexive à l’intérieur de groupes, bien que ce terme ne soit apparu plus tard. Elle nomme cette expérience : « le groupe en auto-apprentissage » et l’a effectué auprès de douze groupes d’enseignants. Ceux-ci ont été amenés à interagir entre eux, une fois par semaine ou par quinzaine, au sujet de leurs difficultés, leurs différences, etc. Les rencontres duraient deux heures. Au départ, un médiateur était présent pour recentrer les interactions, mais peu à peu, au fil des semaines, ce médiateur se faisait plus discret, jusqu’à ne plus assister aux rencontres. Abraham (1982, p.168) relate les résultats de cette expérimentation de la façon suivante :

Mais il y a des résultats auxquels je ne m’attendais pas, qui ont dépassé le but de notre action. Des enseignants qui ont participé aux groupes d’auto-apprentissage sont devenus par leur ouverture d’esprit, sensible aux autres, par leur confiance dans leur propre aptitude de renouvellement, des pôles d’attraction pour leurs confrères, ils deviennent des catalyseurs dans le champ en action, des êtres qui focalisent l’intérêt et les possibilités des autres pour le renouvellement.

Perrenoud (1994) et Abraham (1982) s’accordent donc parfaitement sur l’importance des interactions entre collègues dans l’exercice d’une pratique réflexive. Aussi, Perrenoud (2001, p.183) se penche sur la question de savoir pourquoi il est nécessaire d’inscrire la posture réflexive dans l’identité professionnelle des enseignants et de son importance dans le quotidien professionnel. Il explique qu’elle est nécessaire pour permettre aux enseignants d’avoir une certaine liberté dans leurs démarches, en fonction des réalités du terrain. Il ajoute que :

dans l’action, la réflexion permet de se détacher de la planification initiale, de la remanier constamment, de comprendre ce qui fait problème, de se décentrer, de réguler la démarche en cours sans se sentir lié à des procédures toutes faites, par exemple pour apprécier une erreur ou sanctionner une indiscipline. Dans l’après-coup, la réflexion permet d’analyser plus tranquillement les événements, de construire des savoirs couvrant des situations comparables qui pourraient survenir.

Il ajoute également que cette même réflexion aiderait à préparer l’enseignement et à faire face aux imprévus de manière plus efficace. La réflexion avant, pendant et après l’action, serait donc

entièrement bénéfique à celui qui la pratique. Cependant, une fois qu’une erreur est commise et mise à part la réflexion qui s’en suit, quel est le vécu des enseignants ? Fait-elle partie des non-dits énoncés par Perrenoud (1996) ou au contraire, l’enseignant l’assume-t-il parfaitement bien au point d’en parler ouvertement avec ses collègues ? Voici ce qu’apporte Abraham (1982, p.52) à ce sujet :

Alors que, face à un seul élève, il peut oser se découvrir plus librement, voire reconnaître ses erreurs, il éprouve devant le groupe homogène d’élèves le besoin d’afficher une image parfaite, pour se défendre de ses sentiments de vulnérabilité et de faiblesse. L’anxiété devant la classe en tant que groupe nous est apparue comme l’une des plus angoissantes expériences que chaque enseignant éprouve. C’est de sa réaction devant cette angoisse que dépendent son succès et son sentiment de satisfaction de base dans la profession.

Ce passage exprime ce que l’enseignant peut ressentir face à sa classe et à son erreur. Mais qu’en est-il lorsqu’il se retrouve face à ses collègues ? En parle-t-il ouvertement ? Ressent-il la même angoisse que devant ses élèves ? Cifali (1994, p.249) mentionne que « son sentiment (de l’enseignant) de pouvoir se tromper est envahissant : il peut commettre des erreurs d’autant plus graves qu’elles touchent un autre être humain ». Les conséquences potentiellement graves influeraient-elles donc sur le fait de raconter ou non son erreur ?