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CHAPITRE 4. : L’Église, communauté façonnée par le récit de Dieu

4.1. Autorité du récit : le récit canonique et son interprétation dans la vie de

4.1.4. La pratique de la prédication et l’autorité du récit de Dieu

Il y a dans l’Église un lieu fondamental pour l’exercice de la pratique de l’interprétation communautaire de l’Écriture, à savoir la prédication. Ce lieu ecclésial

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correspond pour Hauerwas à un véritable lieu théologique. Sans avoir cherché à développer une théorie homilétique, il considère cette activité comme l’activité ecclésiale correspondant le plus à la tâche politique de l’Église. Or, nous portons encore relativement peu d’attention à une analyse théologique de l’acte de prédication34.

Hauerwas resitue la prédication comme un acte ecclésial accordé à l’autorité même de l’Écriture. Elle n’est pas l’acte isolé du prédicateur en direction d’une communauté qui n’aurait qu’à écouter le discours d’un prédicateur plus ou moins habile dans l’exercice. La prédication est de l’ordre d’une pratique communautaire. La notion de pratique communautaire est héritée de MacIntyre qui parle d’une pratique comme « toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant d’obéir aux normes d’excellence appropriées, ce qui provoque une extension systématique de la capacité humaine à l’excellence et des conceptions humaines des fins et des biens impliqués35. » En accord avec cette définition, la prédication peut alors être conçue comme une pratique « coopérative » au sein de l’Église où le prédicateur et l’assemblée se tiennent ensemble dans une attitude d’obéissance à la Parole de Dieu. Ainsi, dit autrement, avec les mots de Hauerwas, « l’Église se tient joyeusement sous l’autorité de la Parole36 » pour accueillir les biens internes à cette Parole et s’en trouver transformée comme communauté. En ce sens, Hauerwas regrette une dérive de certaines Églises qui laissent le choix du texte au prédicateur au lieu de se soumettre au rythme du lectionnaire.

La soumission à l’autorité de la Parole dans la prédication concerne donc autant le prédicateur que l’assemblée. C’est tout un peuple, ministres et fidèles laïcs, qui est formé par la Parole de Dieu. La perspective de Hauerwas est très proche de celle rappelée par la commission biblique pontificale sur l’acte de réception de la Parole par l’ensemble de l’Église locale :

34 Pour une analyse théologique de l’acte de prédication dans le contexte contemporain, Hauerwas se trouve

en phase avec la proposition postlibérale développée par Charles Campbell et fondée sur l’approche théologique de Frei. Cf. Charles L. CAMPBELL, Preaching Jesus. New Directions in Homiletics in Hans Frei’s Postliberal Theology, Eugene, Wipf & Stock, 2006.

35 Alasdair MACINTYRE, Après la vertu. Étude de théologie morale, Paris, Presses universitaires de

France, 1997, p. 183.

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En tant que présidents de la communauté eucharistique et éducateurs de la foi, les ministres de la Parole ont pour tâche principale, non pas simplement de donner un enseignement, mais d’aider les fidèles à entendre et discerner ce que la Parole de Dieu leur dit au cœur lorsqu’ils écoutent et méditent les Ecritures. C’est ainsi que l’ensemble de l’Eglise locale, selon le modèle d’Israël, peuple de Dieu (Ex 19, 5- 6), devient une communauté qui sait que Dieu lui parle (cf. Jn 6, 45) et qui s’empresse de l’écouter avec foi, amour et docilité envers la Parole (Dt 6, 4-6)37. En ce sens, Hauerwas distingue ce que serait la prédication comme exposition du texte, ce qui serait pour lui insuffisant, et l’acte fondamental de la prédication comme « re-narration » du texte qui a pour but de situer la communauté dans la continuité du récit chrétien de la révélation38. La prédication a donc pour principal enjeu de situer la vie de la communauté au cœur même de la narration continue du récit chrétien.

Il est intéressant de constater que l’exhortation apostolique issue de l’Assemblée ordinaire du synode des évêques sur la nouvelle évangélisation, après avoir caractérisé un certain nombre de conditions ecclésiales de l’évangélisation, consacre un long développement sur le rôle de la prédication dans l’Église, en insistant notamment sur la commune obéissance du prédicateur et de l’assemblée vis-à-vis de la Parole de Dieu39. Nous retrouvons des affinités avec la défense de l’importance de la prédication pour Hauerwas, en ce qui concerne le fait qu’elle n’est pas un exercice rhétorique d’enseignement du peuple par les ministres de l’Église, mais plutôt « le moment le plus élevé du dialogue entre Dieu et son peuple, avant la communion sacramentelle40. » Au fait que le prédicateur doive se mettre en état d’obéissance à la Parole, François ajoute l’écoute du peuple de Dieu et de son désir de Dieu. Nous voulons aussi dès à présent noter le rôle de l’Esprit qui inspire le type d’écoute du peuple de Dieu par le prédicateur41. Nous notons ces deux points d’insistance de François pour souligner ce qu’il nous faudra

37 Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, op. cit., p. 90. 38 US, p. 42.

39 Pape FRANÇOIS, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, (24 novembre 2013), n. 135-159.

40 Ibid., n. 137.

41 Ibid., n. 139 : « L’Esprit, qui a inspiré les Évangiles et qui agit dans le peuple de Dieu, inspire aussi

comment on doit écouter la foi du peuple, et comment on doit prêcher à chaque Eucharistie. La prédication chrétienne, par conséquent, trouve au cœur de la culture une source d’eau vive, tant pour savoir ce qu’elle doit dire que pour trouver la manière appropriée de le dire ».

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aborder par la suite, à la fois le rôle d’une juste description du monde, croyant ou non, et le rôle de l’Esprit dans ce qui constitue l’Église comme signe sacramentel du Royaume.

À l’obéissance commune à l’autorité de la Parole dans la pratique de la prédication s’ajoute pour Hauerwas un aspect prophétique de l’exercice de la prédication avec autorité, une autorité qui vient de l’Écriture. Car cette obéissance est liée au fait que la Parole n’est pas celle que le prédicateur et l’assemblée ont choisi, mais celle qui les choisit pour les inclure en elle. C’est là que la dimension prophétique est importante dans la culture des démocraties libérales. Nous avons déjà dit et nous l’approfondirons encore, que la thèse libérale vis-à-vis de laquelle Hauerwas développe sa théologie est celle de l’histoire de la modernité comme le fait que « nous ne devrions pas avoir d’autre histoire que celle que nous avons choisi quand nous n’avions pas d’histoire42. » Or le peuple des baptisés est celui qui a conscience qu’il a été choisi par Dieu. Dans ce sens, la prédication trouve tout son sens dans la liturgie de l’Église comme convocation de Dieu puis comme envoi de Dieu. Pour le dire autrement, le peuple de Dieu qui se rassemble dans la liturgie est « un peuple qui a été choisi par Dieu, ce qui signifie en fin de compte que nous sommes un peuple constitué par une histoire que nous n’avons pas choisie43. »

Finalement, l’autorité de l’Écriture à travers la prédication réside dans sa capacité à raconter (narrate) nos vies comme situées dans la longue narration de la révélation de Dieu. Nous retrouvons là le rapport entre la tradition narrative de l’Écriture et l’identité narrative individuelle et communautaire. En entrant dans le monde du texte de l’Écriture, à travers l’exercice de la prédication, la communauté croyante approfondit son identité propre et la mission qui est la sienne au cœur du monde.

L’Église est une communauté interprétative, non pas dans le sens où elle chercherait simplement à entrer dans une compréhension plus fine du texte biblique, mais en ce qu’elle est invitée par le texte lui-même à entrer dans une « performance » commune

42 Stanley HAUERWAS, « Practice Preaching », op. cit., p. 22. 43 Ibid., p. 23.

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de ce texte44. Nous devons à Nicolas Lash d’avoir montré l’importance de la proclamation liturgique du texte de l’Écriture comme texte qui doit faire l’objet d’une performance par la communauté ecclésiale45. Les textes, lus comme récits de l’histoire de Jésus, sont des textes qui accordent les caractères des disciples du Christ au caractère de l’agir divin. Le terme de « caractère », que nous avons analysé lorsque nous avons abordé l’éthique de Hauerwas, prend ici toute sa signification, le caractère s’entendant dans le type de place permanente qu’une personne prend au cœur d’un récit. Il est ce qui confère une place dans le récit dont le caractère principal est le Christ dans sa mission de service du Royaume. Mais l’Écriture, à la différence d’un récit de fiction, ne prétend pas seulement dévoiler le sens et la signification de l’homme Jésus, elle renvoie proprement à l’agir divin et son influence sur ceux qui choisissent d’être ses disciples. Ainsi, la performance du texte biblique trouve seulement sa juste compréhension à l’intérieur de l’action liturgique dans son ensemble. Car à la différence de la performance de l’action théâtrale du Roi Lear, « la scène dans laquelle nous mettons en acte notre performance est l’histoire humaine dans laquelle l’Église existe comme "sacrement"46. » En interagissant avec l’Écriture, l’Église acquiert un caractère approprié à sa mission sacramentelle dans le monde.

À cet égard, Hauerwas a souvent redit l’importance qu’il accordait à l’action liturgique comme mise en acte ou représentation (enactment) du récit de Dieu. Il affirme d’ailleurs que beaucoup de ses amis méthodistes pensent que l’importance qu’il accorde à la liturgie a fait de lui un catholique47. La liturgie est en soi, pour Hauerwas, un acte politique, dans lequel le récit qui donne au monde sa vraie signification, est incorporé par la vie de la communauté dans des rites qui décrivent l’entrée dans le monde nouveau dont le récit est témoin. Mais là encore, il faut à la communauté l’apprentissage d’une discipline pour adorer Dieu en vérité dans la liturgie. Hauerwas est suspicieux des pratiques liturgiques qui insistent plus sur la recherche de sens que sur la louange de Dieu

44 Il faut entendre le terme de « performance » dans sa proximité avec la terminologie théâtrale de mise en

scène par un jeu d’acteurs d’un récit.

45 Cf. Nicolas LASH, « Performing the Scriptures », in Theology on the Way to Emmaus, Londres, SCM,

1986, p. 37-46.

46 Ibid., p. 46.

47 Stanley HAUERWAS, « Worship, Evangelism, Ethics : on Eliminating the « And » », in Byron

ANDERSON & Bruce T. MARILL (ed.), Liturgy and the Moral Self : Humanity at Full Stretch Before God, Collegeville, The Liturgical Press, 1998, p. 95-106.

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comme lieu de sanctification48. La description de cette discipline n’est pas explicitement développée dans l’œuvre de Hauerwas. On peut percevoir aisément comment la formation éthique procède de la lecture ecclésiale de l’Écriture, mais on voit moins comment elle la précède dans l’institution ecclésiale. Il semble cependant que la pratique liturgique soit en soi pour Hauerwas formatrice de l’interprétation de l’Écriture.

En dehors du rapport proprement dit à la liturgie, il pourrait être intéressant de poursuivre cette réflexion à partir de la pratique médiévale de la Lectio Divina dans la vie de l’Eglise. Les termes utilisés pour décrire cette pratique réfèrent d’ailleurs à une véritable incorporation du texte de l’Ecriture : mastication, ingestion, digestion. Nous retrouvons dans cette tradition, le lien que Frei a fait entre la redécouverte du sens littéral de l’Écriture et l’Église comme communauté interprétative49.

Mais Hauerwas va plus loin encore dans les circonstances contemporaines de la prédication dans la vie de l’Église. Il a participé à un exercice très intéressant, celui de commenter les homélies de son ami Will Willimon à la chapelle de Duke University50. Dans l’introduction de cet ouvrage, Hauerwas décrit le contexte d’une prédication dans la chapelle de Duke University, en Caroline du Nord, située au cœur du campus ouest. À la communauté étudiante, s’ajoutent bien souvent des personnes de passage visitant l’université, mais aussi des personnes ne se situant pas dans un lien d’appartenance à la communauté chrétienne en ce lieu. Hauerwas doit alors constater que son ami était la plupart du temps contraint de prêcher à des « étrangers ». On sait pour Hauerwas et Willimon le poids de ce mot puisque les deux ont co-écrit Resident Aliens qui a été traduit en français par étrangers dans la cité51. Le terme « étranger » renvoie à la conception de

l’étranger dans la cité grecque, à savoir celui qui ne partage pas la même histoire que les citoyens mais qui est capable « de l’apprécier et de l’écouter avec compréhension52. » Ceci à la différence du barbare qui se situe en conflit et en opposition à l’histoire des

48 Ibid., p. 101.

49 Cf. Hans FREI, Theology and Narrative, New York, Oxford University Press, 1993, p. 118-127.

50 Stanley HAUERWAS & William WILLIMON, Preaching to Strangers, Westminster/John Knox Press,

1992.

51 Pour l’édition française, cf. Stanley HAUERWAS & William H. WILLIMON, Étrangers dans la cité,

trad. fr. de Grégoire QUEVREUX et Guilhem RIFFAUT, Paris, Cerf, 2016.

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citoyens. Hauerwas renvoie alors à l’idée que la prédication aujourd’hui ne se fait pas toujours en direction d’une assemblée bien constituée et homogène. De plus la notion d’être étrangers les uns vis-à-vis des autres est renforcée par la place de la subjectivité dans la culture moderne.

Le problème pour Hauerwas est ce qui résulte de cette situation pour le type de prédication mise en œuvre. Car la tentation au sein d’un tel contexte correspond au désir de rendre intelligible l’Évangile à travers la stratégie apologétique moderne que nous avons décrite précédemment, et dont le père fondateur, selon Hauerwas, se nomme Paul Tillich. Hauerwas fait d’ailleurs référence à un ouvrage de Tillich, The Shaking of the

Foundations, où ce dernier parle de la prédication comme la recherche d’un langage qui

exprime en d’autres termes l’expérience humaine désignée par la terminologie biblique et ecclésiale53. Hauerwas dirait que Tillich se situe dans le piège de la traduction propre au modèle expérientiel-expressiviste, selon la typologie de Lindbeck. Le prédicateur va donc chercher à accommoder le texte biblique avec une compréhension commune de l’humain. À cette approche de la prédication s’oppose une approche selon le modèle culturel-linguistique où le langage chrétien particulier prend sens dans le contexte de ces pratiques fondamentales qui constituent l’Église. Seule l’inscription dans ce contexte permet à l’Écriture de raconter (narrate) nos vies. Encore faudrait-il s’entendre sur ces pratiques partagées de la communauté comme préalable fondamental à la réception de l’Écriture.

4.1.5. Une subordination de l’Écriture à l’Église ?