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CHAPITRE 3. : Le récit comme grammaire de l’action individuelle et communautaire

3.2. Une grammaire chrétienne communautaire

3.2.2. Une communauté de langage

3.2.2.3. Une conception apologétique fidéiste ?

Le problème de l’interprétation et de l’utilisation de la notion de « forme de vie » par la théologie est toujours posé. Ceci n’est pas sans lien avec le fait que la notion en elle-même reste ambiguë par rapport à son impact dans les termes de la philosophie de la religion38.

Le problème qui en résulte est immense car il est de l’ordre de la justification des convictions chrétiennes à l’extérieur même des formes de vie portées par les communautés chrétiennes elles-mêmes. Si on suit l’interprétation de la notion de forme de vie par Hauerwas, il ne semble pas y avoir de justification en dehors du témoignage de pratiques distinctives de la communauté chrétienne au milieu du monde. On perçoit bien le procédé apologétique à l’œuvre que nous pourrions qualifier de retour à une apologétique ancienne. Car si Hauerwas se défend de toute stratégie apologétique, c’est parce qu’il s’oppose au paradigme moderne de cette stratégie apologétique. En fait, nous avons deux visions fort différentes de l’apologétique qui se confrontent. Nous pourrions parler d’une stratégie apologétique ancienne en opposition au programme apologétique de la théologie moderne que dénonce fortement Hauerwas. Cette dernière stratégie consiste, dans le champ théologique, à traduire le langage chrétien pour le rendre compatible avec le langage séculier. Hauerwas critique cette tentative de traduction des convictions chrétiennes pour les rendre acceptables au monde. Pour lui, les convictions chrétiennes sont de l’ordre de l’apprentissage d’un nouveau langage associé à la forme de vie véhiculée au sein de la communauté chrétienne qui porte le récit de la mort et de la résurrection du Christ.

38 Cf. Patrick J. SHERRY, « Is Religion a "Form of Life" ? », American Philosophical Quarterly, 9/2

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C’est le théologien James Gustafson qui a porté la critique la plus virulente au projet théologique de Hauerwas39. Gustafson lit le fidéisme wittgensteinien de Hauerwas comme une incommensurabilité radicale entre le langage de la religion et les autres langages, en particulier le langage scientifique. Seuls ceux qui ont fait l’apprentissage du langage de la religion à partir de sa forme de vie particulière peuvent juger de ce langage. Le langage religieux serait alors « libre de toute critique en dehors de toute autre perspective que lui-même40. »

Hauerwas aura l’occasion, à la suite d’autres défenseurs de Wittgenstein41, de répondre à cette critique de fidéisme. La question n’est pas pour lui de savoir si le langage religieux peut ou ne peut pas être mis en question par un langage rationnel qui lui est extérieur. Il s’agit plutôt d’abord de comprendre le statut même du langage religieux. Or pour Hauerwas, le langage religieux n’est pas un jeu de langage qui trouve sa validité par lui-même (self-validating). La question n’est pas de savoir ce qu’est ou ce que n’est pas un jeu de langage. Ces jeux de langage ne sont que des procédés heuristiques ou, comme Wittgenstein lui-même les décrits dans la section 130 des Recherches philosophiques, ils constituent des objets de comparaison qui mettent en lumière les faits de notre langage par voie non seulement de similarités mais aussi de dissimilarités. Cette conception des jeux de langage est à relier à la démarche philosophique de Wittgenstein qui est une démarche thérapeutique en ce que la philosophie fonctionne à partir d’une description esthétique de la réalité visant non pas à produire un système de sens mais à informer des choix de vie42.

On peut comprendre pourquoi la démarche théologique de Hauerwas se veut avant tout une démarche de théologie descriptive au service de choix de vie éthiques. La

39 James GUSTAFSON, « The Sectarian Temptation : Reflections on Theology, the Church and the

University », Proceedings of the Catholic Theological Society 40 (1985), p. 83-94.

40 Ibid., p. 85.

41 Cf. Dewi Zephaniah PHILLIPS, « Wittgenstein and Religion : Some Fashionable Criticisms », in Kai

NIELSEIN et Dewi Zephaniah PHILLIPS, Wittgenstein Fideism ?, op. cit., p. 39-52. Phillips apporte la réponse aux cinq critiques les plus communes relatives à la reprise de Wittgenstein en philosophie de la religion, la plus essentielle rejoignant celle de Gustafson à savoir l’incommensurabilité du langage religieux avec d’autres langages scientifiques.

42 Cf. WWW, p. 33-37. Hauerwas reconnait dans le philosophe français de l’Antiquité celui qui a découvert

en Wittgenstein un héritier de la démarche philosophique thérapeutique. Cf. Pierre HADOT, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004.

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description juste est permise par l’acquisition de ces notions morales que véhicule la communauté à l’intérieur même de ses jeux de langage. Pour le dire encore une fois, c’est à partir d’une description juste de la réalité que des choix de vie éthiques sont possibles. Cette description juste de la réalité se fait au sein d’une communauté linguistique particulière.

Gustafson ne s’arrête pas à la critique de l’incommensurabilité du langage religieux. Il questionne le type de communauté que produit une telle conception d’une formation communautaire du langage chrétien. Si chaque individu est formé à travers les traditions particulières dans lesquelles l’histoire de sa vie est insérée, comment est-il possible de trouver un accord moral, particulièrement dans un monde où se croise une diversité de traditions constitutives d’identités particulières ?

Hauerwas n’a cessé de répondre à cette critique en montrant l’insuffisance d’une démarche fondationnelle de l’éthique. Il est juste de rechercher un accord rationnel pour éviter la violence dans un monde marqué par une pluralité politique et sociale. Dans ce sens, toute une démarche fondationnelle, basant le comportement éthique sur des principes partagés, cherche donc à libérer l’individu de la nature contingente et arbitraire des croyances des agents. Mais cela s’apparente à une démarche scientifique qui chercherait à libérer l’expérimentation scientifique de celui qui expérimente, de son milieu de vie, de son histoire, des communautés dans lesquelles il est inséré. C’est ignorer, pour Hauerwas, que le type d’engagement moral de l’individu est d’abord constitué par les histoires à travers lesquelles nous appréhendons la variété de notre existence. Ceci ne veut pas dire que l’individu est déterminé, par voie de nécessité, par les histoires qui l’ont constitué et qui continuent de le constituer. Hauerwas préfère parler de la pertinence des choix moraux au regard des histoires ayant façonné la vie d’un individu. La formation des choix moraux à partir d’histoires et de métaphores ne veut pas dire non plus qu’on ne peut jamais déterminer de principes éthiques. Il faut penser les principes en relation avec les histoires fondatrices des choix, de telle manière que :

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Si les principes moraux ne sont pas suffisant en eux-mêmes pour notre existence morale, il en est de même des histoires si elles ne génèrent pas (et n’entérinent pas) des principes moraux formellement valides. Les principes envisagés sans les histoires qui les supportent sont sujets à des interprétations perverses, mais les histoires envisagées sans principes n’ont pas les moyens concrets de spécifier les actions et les pratiques correspondant à l’orientation générale exprimée par l’histoire43.

Il faut retenir à nouveau de cette citation la conception éminemment circulaire du rapport entre theoria et praxis dans la pensée de Stanley Hauerwas. Il n’y a pas d’expérience historique et narrative qui ne puissent trouver sa vérification sans des principes qui viennent accréditer cette expérience. De même que la vérité des principes n’est vérifiable que dans la mise en expérience. Si les principes sont formés au sein de communautés aux récits partagés, cela ne veut pas dire pour autant que les principes de l’agir ne peuvent être vérifiés par d’autres comme des principes légitimes.

Hauerwas ne pense pas que l’on puisse affirmer l’analyse du jeu de langage de Wittgenstein aboutit à une nécessaire absence de communication entre des communautés aux jeux de langage différents. Hauerwas, en fait, se méfie de tout langage hégémonique. Une telle hégémonie est toujours oppressive car elle cherche à inclure l’autre dans sa propre description. De la même façon qu'il critique la tentative d’hégémonie du récit chrétien dans l’histoire, ce qu’il décrit comme la stratégie constantinienne de l’Église, Hauerwas s'oppose à la tentative d’hégémonie du récit libéral des États-nations modernes. La question de la communication des communautés linguistiques au sein de sociétés pluralistes est alors posée. Hauerwas ne veut pas nier les continuités possibles entre différentes communautés de langage, mais il pense que l’apprentissage du langage chrétien au sein des communautés rend apte à discerner les dissimilarités qui peuvent exister et qui sont assimilées pour lui à la stratégie des puissances qui cherchent à prendre le contrôle de nos vies44.

43 Stanley HAUERWAS, « The Self as Story », op. cit., p. 82.

44 Stanley HAUERWAS, « On Witnessing Our Story : Christian Education in Liberal Societies », in

Stanley HAUERWAS & John H. WESTERHOFF, Schooling Christians, « Holy experiments » in American Education, Grand Rapids, Eerdmans, 1992, p. 231.

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Gustafson continue sa critique en pointant le risque de relativisme à l’œuvre dans une telle conception de la formation communautaire de l’éthique. Bien qu’il puisse y avoir une communication entre des communautés aux jeux de langage différents, chacun aurait sa pertinence propre et ne saurait être supérieur aux autres. Ceci viendrait remettre en cause la capacité d’une fondation de l’action morale dans la loi naturelle.

Hauerwas répond à cette critique en repartant de la dimension sociale du sujet. Notre existence est une existence profondément sociale en ce qu’elle inscrit notre personne dans des rôles sociaux et des pratiques liées à ces rôles. Dans ce sens, Hauerwas va relier la notion de morale naturelle à la question du récit et du type de rôle social que l’individu construit à travers ses pratiques45. Il rappelle que la notion de loi naturelle chez Saint Thomas d’Aquin, qui se trouve dans le traité de la loi, s’inscrit à l’intérieur de la description de l’activité humaine formée par les vertus46. Or l’homme recherche un centre à sa vie au milieu de nombreux pouvoirs, relations et rôles qui se revendiquent à lui. Ce centre, c’est le caractère que la personne a développé au sein de pratiques communautaires. Ce qui est relativement peu clair à ce niveau chez Hauerwas, c’est la relation qui existe entre la socialité propre aux communautés d’appartenance de l’individu et une socialité plus large, celle du monde dans sa globalité. Y a-t-il un principe capable de fonder une morale partagée au sein de l’espace public ou sommes-nous en permanence confrontés à des choix moraux déterminés par les communautés particulières dans lesquelles nous sommes insérés et dont les langages sont incommensurables les uns par rapport aux autres ? On peut sérieusement se demander où se trouve la capacité d’un accord moral au sein d’une même société.

Si la vie morale correspond au déploiement dans l’existence individuelle d’une grammaire spécifique portée par une communauté de langage, c’est désormais à la spécificité de cette grammaire qu’il nous faut porter attention. Car c’est bien le récit chrétien de la Révélation qui forme la source d’une grammaire partagée au sein de

45 Stanley HAUERWAS, « Natural Law, Tragedy and Theological Ethics », dans TT, p. 57-70.

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l’Église. Hauerwas s’inscrit de façon originale dans le courant de la théologie narrative qui entend remettre au cœur de la théologie chrétienne la notion de récit.

3.3. La « théologie narrative » de Hauerwas : L’Église