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CHAPITRE 4. : L’Église, communauté façonnée par le récit de Dieu

4.1. Autorité du récit : le récit canonique et son interprétation dans la vie de

4.1.1. Église et récit canonique

La notion de canon des Écritures renvoie, dans sa constitution même, à son rapport à l’Église comme communauté. Il serait erroné de penser que le canon s’est uniquement constitué à partir de la décision d’une autorité magistérielle s’imposant de haut en bas aux

7 Stanley HAUERWAS, « Interpreting the Bible as a Political Act », Religion and Intellectual Life, 6/3-4

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différentes communautés chrétiennes8. Les recherches récentes sur la constitution du canon, bien qu’encore discutées, accréditent la thèse d’une constitution par voie de consensus progressif lié aux usages liturgiques des textes bibliques. Le travail d’une instance magistérielle locale correspondrait davantage à celui de corrections ou de confirmation de ces usages. Ainsi les « listes canoniques » n’apparaissent qu’à partir du IVème et Vème siècle à l’issue de ce processus, fruit de ce qu’Yves-Marie Blanchard appelle des « consensus intercommunautaires9 », par ailleurs confirmés ou corrigés par le travail magistériel10.

La logique de la sola scriptura tend à négliger ce processus ecclésial de la constitution canonique du corpus des Écritures, ce qui affecte ensuite la manière de concevoir l’autorité de l’Écriture sur la vie de l’Église. Car l’Écriture ne reçoit une force normative pour la vie de l’Église que parce qu’elle est elle-même le résultat d’une décision ecclésiale dont la clôture du canon est l’aboutissement. L’Écriture devient Écriture à travers ce processus de canonisation. Elle sort alors du statut de simple texte comme texte. Parler de l’Écriture, c’est donner une certaine totalité à un ensemble de textes. Mais c’est aussi reconnaître l’autorité de cet ensemble de textes sur la vie de l’Église. David Kelsey a bien montré qu’il y a comme un rapport dialectique entre la notion d’Église et celle d’Écriture. L’Écriture a autorité sur la vie de l’Église et sur sa tradition alors même que l’Église se constitue en reconnaissant une autorité à un ensemble de textes pour sa vie commune à partir même de sa tradition11. La théologie de l’Inspiration de l’Écriture a d’ailleurs pu négliger ce processus de réception ecclésiale en insistant unilatéralement sur l’auteur de l’Écriture. S’il y a bien initiative divine, cette initiative doit passer par les médiations de la rédaction, de la conception du livre, mais doit aller jusqu’à « son utilisation par le lecteur12. »

8 Cf. Yves-Marie BLANCHARD, « Le canon des Écritures : genèse et statut de la Bible chrétienne », in

François-Marie HUMANN et Jacques-Noël PERES (eds.), Les apocryphes chrétiens des premiers siècles : mémoire et traditions, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p. 245-264.

9 Yves-Marie BLANCHARD, « Nouveau Testament et canon biblique », in Jean-Michel POFFET (ed.),

L’autorité de l’Écriture, Paris, Cerf, 2002, p. 47.

10 Cf. Bernard SESBOÜE, « La canonisation des Écritures et la reconnaissance de leur inspiration », in

Pierre GIBERT & Christoph THEOBALD, La réception des Écritures inspirées, Paris, Bayard, 2007, p. 37-73 ; Hans F. Von CAMPENHAUSEN, La formation de la bible chrétienne, trad., fr. Denise APPIA et Max DOMINICE, Paris, Delachaux & Niestlé, 1971, p. 199-249.

11 David KELSEY, The Uses of Scripture in Recent Theology, Fortress Press, Philadelphia, 1975, p. 100. 12 Bernard SESBOÜE, « La canonisation des Écritures et la reconnaissance de leur inspiration », in Pierre

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Le canon correspond à l’affirmation par l’Église, par le biais d’une régulation de type magistérielle, de la reconnaissance de l’autorité de son Écriture sur la vie de l’Église. L’Église affirme, par la reconnaissance d’un canon, que « ces écrits suffisent pour les fins pour lesquelles ils doivent être utilisés dans l’Église13. » L’identité de l’Église dépend alors de l’utilisation de ces écrits dans sa vie commune.

Le canon correspond à l’aboutissement d’un processus ecclésial, ce qui révèle un rapport dialectique entre la notion d’Écriture et la notion d’Église. Hauerwas va plus loin encore dans sa lecture théologique de la notion de canon. Car pour lui, le terme d’aboutissement serait en effet impropre. La clôture du canon ne constitue pas un aboutissement mais véritablement une tâche pour l’Église14. Quand Hauerwas parle de tâche, c’est bien celle d’être une communauté interprétative de ce texte, reçu dans une tradition ecclésiale, car « le canon ne contient pas sa propre auto-justification, mais dirige plutôt notre attention vers la tradition qu’il médiatise15. » On ne peut jamais s’extraire de ce rapport entre canon et tradition car le canon est lui-même conçu au sein d’une tradition ecclésiale et le texte canonique reçu et interprété est lui-même façonnant pour la tradition ecclésiale. Dans ce sens, Hauerwas se sent très proche de l’affirmation de la Constitution dogmatique sur la Révélation divine quand elle affirme que :

La Sainte Tradition et la Sainte Ecriture sont [donc] reliées et communiquent étroitement entre elles. L’Église ne tire pas de la seule Écriture sa certitude sur tous les points de la Révélation. C’est pourquoi l’une et l’autre doivent être reçues et vénérées avec un égal sentiment d’amour et de respect16.

Pour Hauerwas, cela veut dire que l’intelligibilité même de l’Écriture prend sa place seulement à l’intérieur de la communauté interprétative qu’est l’Église. Le canon des

13 Ibid., p. 104.

14 CC, p. 68 : « le canon n’est pas un accomplissement mais une tâche, car il nous met au défi d’être le type

de peuple capable de rappeler les récits de nos pères et de nos mères, sur lesquels notre existence continue de dépendre ».

15 Joseph BLENKINSOPP, Prophecy and Canon, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1977,

p.152.

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Écritures trouve lui-même son autorité au sein du processus de communication qui va de l’inspiration par son auteur divin jusqu’à la réception en passant par la médiation de l’Écriture au sein d’une tradition croyante.

Un dernier point théologique lié à la question du récit canonique sera très important pour la suite de notre travail. Il vient identifier comme Écriture des textes marqués par une grande diversité ou par des désaccords. Le canon rassemble ces textes en maintenant ces diversités et ces désaccords, laissant alors à l’Église la tâche de gérer ces tensions liées à la diversité interne au canon. La question de la gestion de cette diversité interne dans l’interprétation des Écritures au sein de l’Église est une question déterminante dans un monde pluraliste. Hauerwas montrera que le vrai défi du pluralisme ne se situe pas d’abord dans la manière pour l’Église de gérer la relation de sa tradition propre avec les autres traditions présentes dans la vie du monde, mais d’être un peuple témoignant d’une diversité interne, diversité présente dans la réception même de la Révélation divine à son peuple. Il nous faudra encore montrer la manière dont cette diversité interne s’inscrit dans la pratique ecclésiale.

Avant d’en venir à la question de l’interprétation de l’Écriture au sein de l’Église, il nous faut encore opérer un passage par la notion même d’autorité que nous avons déjà esquissé sur la constitution d’un corpus canonique faisant autorité. En quoi l’Écriture peut-elle être considérée comme une autorité ?

4.1.2. L’autorité de l’Écriture et la vie