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Hauerwas ne cessera de redire sa dette vis-à-vis de ces trois caractéristiques de l’agentivité morale développées par MacIntyre. Cependant, il pense que MacIntyre, s’en tenant à un point de vue philosophique, n’a pas opéré le passage épistémologique qu’il semble suggérer en filigrane à la fin d’After Virtue quand il dit que « nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communauté où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà37. » Ajoutant quelques lignes en-dessous que « nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît38. » Hauerwas, sans soutenir que la vie monastique serait un paradigme exemplaire de toute communauté chrétienne, va en ce qui le concerne opérer ce franchissement théologique, que certains qualifieront d’apologétique, qui passe d’une conception générale de la formation du sujet moral au sein de communautés au rôle proprement distinctif des communautés chrétiennes39.

Sur la base de la relation confuse, selon lui, existant entre les pratiques et les vertus, Hauerwas va donc opérer un saut théologique par rapport à la philosophie morale de MacIntyre. En effet, MacIntyre ne parviendrait pas à éclaircir suffisamment le type de relation existant entre les pratiques et les vertus40. Ou plutôt, il aurait du mal à définir ce qui constitue des pratiques vertueuses en tant que telles. D’un côté, selon MacIntyre, les vertus semblent constituer un préalable nécessaire à la préservation des pratiques communautaires qui sont toujours menacées par le « pouvoir corrupteur des

37 Alasdair MACINTYRE, Après la vertu, op. cit., p. 255. 38 Ibid.

39 La récente étude sociologique de Danièle Hervieu-Léger sur la vie monastique comme inspiration

utopique au sein du rapport Église-monde se présente comme très pertinente pour analyser le fait de savoir si Hauerwas ne veut pas assimiler la communauté chrétienne à ce modèle utopique alternatif. La citation de MacIntyre sur le nouveau saint Benoît, qu’il appuie, n’est-elle pas révélatrice de cette tentation de faire de toute communauté chrétienne une utopie alternative à la mondanité. Nous aurons largement l’occasion d’y revenir. Cf. Danièle HERVIEU-LÉGER, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017.

40 Cf. Stanley HAUERWAS et Paul WADELL, « Book Review : Alasdair MacIntyre, After Virtue », The

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institutions41. » En effet, dans les institutions, la recherche de biens externes comme le pouvoir ou l’argent peut à tout moment menacer la transmission des biens internes que constituent par exemple la recherche d’une perfection esthétique ou la maîtrise d’une technique. Mais d’un autre côté, MacIntyre semble suggérer que la vertu doit être définie en relation avec des pratiques communautaires. La question restant de savoir si les pratiques communautaires sont alors toujours accordées à la recherche de la vie bonne. N’existe-t-il pas des pratiques communautaires qui seraient source de corruption ? Hauerwas de pointer alors à ce niveau l’insuffisance de MacIntyre à définir le type de récit apte à soutenir des pratiques vertueuses. Car l’apprentissage des vertus dépend bien du type de tradition narrative qui les soutient. C’est à ce niveau que Hauerwas opère un saut théologique, que nous devrions plutôt qualifier de saut apologétique, bien que Hauerwas se défende de toute stratégie apologétique, en ce qu’il semble estimer que seul le récit chrétien est apte à soutenir des vies réellement vertueuses. Il n’y a pas de pratiques vertueuses sans un récit vrai qui soutient ces pratiques, leur donne une cohérence et rend cohérente la vie morale de ceux qui sont impliqués dans ces pratiques.

Conclusion

La théologie morale de Hauerwas se situe bien dans un débat entre une éthique qui insisterait sur la fidélité à des principes fondateurs de l’action éthique et une éthique qui insiste sur l’importance du contexte. Hauerwas, refusant cette simple alternative, situe l’action morale au cœur d’une juste vision du monde et dans ce qui constitue une personne dans son identité morale. On pourrait dire que Hauerwas honore pleinement la condition historique de l’agent moral. Mais plus que cela, Hauerwas entend honorer la constitution communautaire de l’identité de la personne face à une conception purement individuelle de l’agentivité. La trajectoire intellectuelle de sa pensée sur la notion de caractère est le reflet d’une évolution dans sa pensée, passant d’une simple auto-détermination de l’action morale au développement d’un caractère au sein d’une tradition communautaire.

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Finalement, Hauerwas a relevé ce défi posé à la théologie morale de se penser non plus d’un simple point de vue de la responsabilité individuelle de l’action morale, mais au regard des communautés formant le sujet moral. Si Hauerwas s’est exposé tout au long de sa carrière universitaire à la critique du repli sectaire, il n’en est pas moins vrai qu’il a pensé l’apport de la vie communautaire à la vie morale des individus, et par ce fait au type de l’engagement dans la société dont ils sont capables.

Il ne suffit pas alors de regarder avec crainte et suspicion la question de la formation communautaire du sujet moral, il s’agit de voir comment cette formation s’opère, sur quelle base ou quels principes éthiques, sur quelle conception de la rationalité pratique elle se constitue. Il nous est apparu que la notion de récit porté par une communauté est ce qui qualifie le plus proprement le type de rationalité pratique déployé dans la formation de sujets moraux. Le récit ne serait-il qu’une catégorie infra-rationnelle qu’il serait nécessaire de dépasser pour entrer au sein de l’espace public sur la base de valeurs partagées ? Ce qui nous intéresse en retour, c’est la manière dont l’intérêt accordé à l’Église comme communauté de foi par la théologie morale vient profondément interroger la place de l’Église dans les sociétés pluralistes libérales.

Il nous semble alors nécessaire d’entrer dès à présent dans cette troisième catégorie, que nous pourrions qualifier de catégorie unificatrice de la théologie morale de Hauerwas, celle de récit constituant la vie d’une communauté dans le temps portant un récit particulier au service de tous. L’Église étant le lieu de rencontre entre un récit à vocation universelle et les récits particuliers des croyants. C’est bien à ce niveau, nous allons le voir, que la théologie morale va rencontrer l’ecclésiologie pour une interrogation réciproque de ces champs disciplinaires.

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CHAPITRE 3. : Le récit comme grammaire de l’action