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CHAPITRE 4. : L’Église, communauté façonnée par le récit de Dieu

4.1. Autorité du récit : le récit canonique et son interprétation dans la vie de

4.1.3. Une communauté interprétative du récit

Hauerwas est clairement à la recherche d’une via media entre une certaine vision du principe protestant de la sola scriptura et une certaine vision du principe catholique de l’interprétation comme seule prérogative du magistère20. Il veut redonner à la communauté un vrai pouvoir d’interprétation du récit, dans une démarche dialogale de réception qui doit se vérifier dans les pratiques que génère une telle réception. Nous verrons par la suite qu’une lecture récente de cette réception ecclésiale dans l’Église catholique va dans le sens d’un rapport dialogal interne à l’Église de la réception de l’Écriture au sein des communautés, en lien avec la pratique de la prédication. Hauerwas considère que l’Église s’est d’ailleurs constituée à travers une pratique dialogale d’interprétation du récit biblique jusqu’à en faire son Écriture dans le processus même de canonisation.

20 Hauerwas fait lui-même référence à la notion de magistère, citant Dei Verbum n. 10 qui donne au seul

magistère « la charge d’interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise », puisque « son autorité s’exerce au nom de Jésus-Christ ». Si le mot de magistère s’avère assez récent dans l’histoire de l’Eglise, Hauerwas la comprend comme instance de régulation de l’interprétation des Écritures. Il voit en l’Église catholique l’avantage d’une régulation hiérarchique de cette interprétation, et le comprend selon le mode du magistère ordinaire qui fait l’unité entre les communautés ecclésiales. C’est ainsi qu’Hauerwas assigne un rôle important d’unité entre communautés.

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La notion de communauté interprétative21 vient de Stanley Fish qui, selon une thèse très provocatrice, affirme que ce sont les lecteurs qui font les livres et non les caractéristiques objectives du texte en lui-même. Nous avons terminé le chapitre précédent sur la question du référent du texte. Et nous avons montré que, chez Hauerwas, le référent est l’Église. Nous pouvons affiner cela en disant que la source de l’Écriture, selon Hauerwas, se trouve véritablement dans l’acte de lecture de la communauté interprétative qu’est l’Église. Pour le dire autrement, selon cette approche, le texte de l’Écriture dépend de ce que la communauté en fait. Ainsi les lettres de Saint Paul n’ont pas de signification en elles-mêmes en dehors de l’acte d’interprétation de la communauté qui les lit de manières non isolées, si bien qu’il est possible d’affirmer que « les textes eux-mêmes émergent comme la conséquence des actes interprétatifs22. »

Suivant une telle logique, on peut se demander en quoi Hauerwas ne court pas le risque du fondamentalisme qu’il semble dénoncer, et encore plus du relativisme. Mais Fish ne parle pas d’une liberté interprétative radicale ouvrant la voie à toute forme de relativisme. Il part de l’idée que « la signification de l’énoncé n’est pas fonction de la valeur de ses mots dans un système linguistique qui serait indépendant du contexte ; au contraire, c’est parce que les mots sont entendus comme déjà inclus dans un contexte qu’ils ont une signification23. » Fish ne revendique pas une liberté interprétative absolue mais il renvoie au conditionnement préalable de l’acte d’interprétation du texte. Pour le dire autrement, en lien avec le tournant linguistique de Wittgenstein, celui qui reçoit le texte est toujours inscrit dans un jeu de langage qui fait qu’il donne aux mots une signification déjà normée par cette inscription sociale et communautaire. On ne saurait donc simplement résumer l’acte d’interprétation au face à face entre un auteur autonome et un lecteur autonome. Il faut revoir la théorie herméneutique classique se focalisant sur la signification du texte en soi, en y introduisant le principe de l’inscription communautaire et langagière de l’individu face au texte. Il n’y a jamais d’objectivité pure du texte biblique. Celui-ci dépend toujours de la manière dont le lecteur le reçoit à travers les réseaux linguistiques qui ont façonné son mode de raisonnement. Le texte biblique

21 Cf. Stanley FISH, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les prairies

ordinaires, 2007, 137p.

22 US, p. 19.

23 Stanley FISH, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les prairies

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étant lui-même le résultat d’un acte de réception et d’interprétation communautaire du processus de révélation.

Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est de voir que Hauerwas relie explicitement cette conception de l’interprétation héritée de Fish avec la conception catholique affirmant que « Stanley Fish et l’Église catholique romaine sont d’accord sur le fait qu’un texte ne peut pas exister en dehors d’une communauté interprétative24. » Il nous semble intéressant à ce point de voir comment la tradition catholique parle de l’Église comme communauté interprétative.

Le document de la Commission biblique pontificale de 1993 faisait le point sur la manière catholique d’interpréter le texte biblique25. Tout d’abord, le document revient sur la lecture proposée par Hauerwas, à savoir la lecture canonique de l’Écriture. Il accrédite l’idée que la Bible doit être reçue comme « norme de foi par une communauté de croyants26. » Cependant, le document s’empresse également de dire que l’approche canonique « ne prétend pas se substituer à la méthode historico-critique, mais elle souhaite la compléter27. » On voit bien en filigrane la critique toujours latente d’une interprétation « autorisée » qui se substituerait à une exigence scientifique de l’étude du texte qui respecte le texte et son contexte dans son altérité par rapport au lecteur. Le document de la Commission critique d’abord la théorie herméneutique de Bultmann qui tend à réduire la réalité objective du texte à sa portée existentiale. Pour se garder d’une telle tentation, la commission biblique pontificale redit l’importance de vérifier par le texte lui-même les présupposés de lecture. La commission ne réfute pas le fait qu’il existe des présupposés de lecture du texte biblique. Parmi ces présupposés, deux doivent particulièrement retenir l’attention : « la foi vécue en communauté ecclésiale et la lumière de l’Esprit28. » Nous notons que la commission relie ces deux présupposés entre eux, puisque la foi vécue en communauté est au service de la croissance de la vie dans l’Esprit,

24 Stanley HAUERWAS, « Intepreting the Bible as a Political Act », op. cit., p. 137.

25 COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, l’interprétation de la Bible dans l’Eglise, (15 avril 1993), Paris,

Cerf, 1994.

26 Ibid., p. 44. 27 Ibid. 28 Ibid., p. 69.

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ce qui permet d’entrer dans une compréhension toujours plus ajustée « des réalités dont parle le texte biblique29. » Nous notons cela parce que, chez Hauerwas, le présupposé de la formation communautaire par une vie de vertus comme préalable à l’interprétation du texte biblique est toujours menacé d’une certaine forme de pélagianisme si elle n’est pas complétée par l’œuvre de l’Esprit dans la vie de la communauté à l’écoute de la Parole. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que l’on pourrait interpréter cette citation d’Athanase que Hauerwas place en exergue de sa partie christologique de A Community of Character et que nous reproduisons de façon plus développée pour le bien de la suite du propos :

Mais outre l’étude des Ecritures et la science véritable (Αλλα προς την εκ των γραφων ερευναν και γνωσιν αληθh), il faut une vie bonne, une âme pure, et la vertu selon le Christ, pour que l’esprit, marchant dans ce sens, puisse obtenir et saisir ce qu’il désire. Car sans une pensée pure et l’imitation de la vie des saints, personne ne saurait comprendre les paroles des saints. Si quelqu’un veut voir la lumière du soleil, il faut de toute façon qu’il essuie et éclaire son œil, le purifiant pour le rendre presque semblable à l’objet de son désir, afin que d’un œil ainsi devenu lumière, il puisse voir la lumière du soleil ; ou si quelqu’un veut voir une ville ou une contrée, il faut nécessairement qu’il aille sur les lieux pour la voir ; ainsi celui qui veut comprendre la pensée de Dieu doit au préalable purifier et laver son âme par sa manière de vivre, et se rendre près des saints eux-mêmes par l’imitation de leurs actions, afin que, uni à eux par la conduite de sa vie, il comprenne aussi ce que Dieu leur a révélé, et, désormais lié à eux, il échappe au danger qui menace les pécheurs et au feu préparé pour eux au jour du jugement ; afin qu’il reçoive ce qui est réservé aux saints dans le royaume des cieux, « ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, et qui n’est pas monté au cœur des hommes, mais qui a été préparé pour ceux » qui vivent vertueusement, et « qui aiment leur Dieu et Père », dans le Christ notre Seigneur, par qui et avec qui soit à ce Père, avec ce Fils, dans le Saint-Esprit, l’honneur, la puissance et la gloire dans les siècles des siècles. Amen.30

Nous avons retranscrit le texte grec pour montrer que le terme « outre », choisi dans cette traduction pourrait aussi être entendu par un « antérieurement » à l’étude des Écritures. Chez Hauerwas, s’appuyant sur sa proximité supposée avec l’Église catholique, le présupposé de la formation par la vie de la communauté pour une juste interprétation de l’Écriture est tellement premier que nous avons du mal à repérer ce qu’il en est de l’hétéronomie laissée au texte biblique par rapport à la vie de la communauté, le rapport

29 Ibid.

30 ATHANASE D’ALEXANDRIE, Sur l’incarnation du Verbe, 57, 1, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 199,

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dialectique entre tradition et Écriture semblant souffrir d’un déséquilibre du côté de l’agent récepteur du texte biblique.

C’est à ce point que nous voudrions à nouveau convoquer la pensée de Paul Ricoeur pour renvoyer à l’autonomie du texte par rapport à la tradition ecclésiale. Nous percevons mieux pourquoi dans nos entretiens avec Stanley Hauerwas, quand nous l’interrogions sur le peu de référence à Ricoeur dans ses travaux, il nous répondit : « j’ai préféré Wittgenstein à Ricoeur31. » Nous voudrions revenir en particulier sur la fonction de distanciation comme respect d’une altérité fondamentale du texte par rapport à la tradition ecclésiale.

Ricoeur va décrire cinq étapes fondamentales d’un énoncé langagier mis en écrit32. La première distanciation correspond à la mise en discours du langage où un locuteur s’adresse à un auditoire. La seconde distanciation concerne la mise par écrit du discours dans une œuvre littéraire. Le locuteur devient alors un auteur entourant son œuvre de caractéristiques liées au style de l’œuvre littéraire. La troisième distanciation est liée au fait que l’auteur devient un écrivain. En posant des mots devant lui, l’auteur crée lui-même une distance entre lui et son texte. Le texte acquiert alors une autonomie qui rend toute personne capable de le lire et de le comprendre indépendamment de la présence de l’auteur. La quatrième distanciation concerne la référence du texte. Le texte déploie un monde dans lequel le lecteur peut se retrouver, et par un effet de mimèsis, trouver pour sa vie une signification et des raisons d’agir. Enfin, la cinquième distanciation, concerne la réception du texte par le lecteur dans sa vie concrète. Le texte a imposé une certaine distance au lecteur par rapport à sa propre vie en le projetant dans le monde déployé par ce texte, non pas comme un sens caché derrière le texte, mais comme une potentialité d’existence déployée devant le texte. Au bout du processus de distanciation, le lecteur retrouve une nouvelle compréhension de soi-même à travers ce détour, car « contrairement à la tradition du Cogito et à la prétention du sujet de se connaître lui-même par intuition immédiate, il faut dire que nous ne nous comprenons

31 Entretien de Stanley Hauerwas du 17 octobre 2016, Duke University.

32 Paul RICOEUR, « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l’action, Paris, Seuil,

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que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture33. » L’interprète s’expose au texte jusqu’à devenir interprété par le texte ou plutôt par le monde que déploie le texte devant lui. Nous verrons que Hauerwas est très réticent par rapport à cette idée de monde du texte pour préférer l’approche d’une œuvre littéraire comme récit réaliste selon la proposition de Hans Frei.

Cette fonction de distanciation nous paraît cependant essentielle dans le processus herméneutique de l’Écriture et de son rapport dialectique d’autonomie et d’hétéronomie par rapport à la communauté ecclésiale, mais aussi dans le rapport de l’Église à une société pluraliste. La situation pluraliste nous renvoie à une altérité et nous oblige à nous exposer à cette altérité. La présence de l’Autre dans le texte, à travers notamment les différences internes au texte, mais aussi un monde qui nous expose à la présence de l’autre et à ses traditions narratives propres nous convoque sans cesse à une nouvelle compréhension de soi par un détour du récit de l’autre.

Il semble manquer chez Hauerwas cette fonction de distanciation par le détour du texte où la communauté ecclésiale retrouve son identité en passant par le détour de l’autre à l’œuvre dans le processus même de l’Écriture. Cette même fonction de distanciation semble manquer à l’égard des autres traditions narratives à l’œuvre dans un monde pluraliste. Avant d’approfondir ce passage de l’Église par le détour de l’Autre qu’est le Christ constituant l’Église, cœur du récit de la Révélation, nous souhaitons approfondir cette question de la réception de l’Écriture pour la vie de l’Église dans l’acte liturgique de la prédication.

4.1.4. La pratique de la prédication et l’autorité du