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CHAPITRE 3. : Le récit comme grammaire de l’action individuelle et communautaire

3.1.2. Le rôle médiateur de l’intrigue de fiction

Hauerwas n’a pas ignoré, de son côté, cette fonction médiatrice essentielle de la mise en intrigue, mais sans faire référence aux travaux de Paul Ricœur qui sont certainement les plus avancés sur cette question12. La caractéristique de la mise en intrigue est de fournir de l’universel à partir du singulier, de l’intelligible à partir de l’accidentel, du nécessaire ou du vraisemblable à partir de l’épisodique13. En effet, les intrigues que nous inventons apparaissent comme « le moyen privilégié par lequel nous reconfigurons notre expérience temporelle confuse, informe, et à la limite, muette14. » Pour Hauerwas, le rôle de l’intrigue est de nous dévoiler un caractère comme « source cumulative des actions humaines15. » Le caractère est le lieu central d’unification de l’intrigue, lieu où se nouent les actions et les passions. Et peu à peu se construisent, autour des caractères, des modèles récurrents d’actions. Le caractère est chez Hauerwas un « outil analytique16 » qui donne une unité intelligible au récit. On peut parler alors d’identité narrative comme déploiement d’un caractère au sein d’un récit. La rationalité pratique à l’œuvre dans le récit est celle du développement de caractères donnant accès à des modèles récurrents d’actions, et ce dans une tradition narrative vivante.

Hauerwas a particulièrement cherché à montrer l’importance de l’intrigue comme lieu d’apprentissage de l’action morale à travers des romans inscrits dans l’histoire du développement de l’ère industrielle, ceux d'Anthony Trollope17, Anne Tyler18, Peter De Vries, Richard Adams ou D.H. Lawrence. Jusqu’à ce point, on pourrait presque voir chez

12 Cf. TT, p. 28s.

13 Cf. Paul RICŒUR, Temps et Récit, I, Paris, Seuil, 1983, p. 70. De son côté, Hauerwas exprime que

« l’intelligibilité que l’intrigue offre n’est pas de l’ordre de la nécessité, parce que les événements reliés ne font pas ressortir des modèles récurrents », TT, p. 28.

14 Paul RICŒUR, Temps et Récit I, op. cit., p. 13. 15 TT, p. 29.

16 Ibid.

17Hauerwas dans Dispatches from the Front, analyse les vertus de constance et de pardon à partir du

caractère en formation du personnage du gentleman dans les romans de Trollope. Le roman est d’ailleurs décrit comme une « école de vertu », où nous apprenons à voir comment se façonne un caractère vertueux dans une histoire avec une intrigue en développement. Cf. DF, p. 31-57.

18 Cf. Stanley HAUERWAS, « Why Truthfulness requires Forgiveness : Commencement Address for

Graduates of a College of the Church of the Second Chance », Cross Currents, 42/3 (1992), p. 378-387. Dans cet article, Hauerwas part du héros de Saint Lendemain, roman de Anne Tyler pour analyser la manière dont la vertu du pardon se façonne peu à peu dans sa vie au contact d’une communauté.

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Hauerwas un accent ricœurien autour de la forme de rationalité pratique développée par la mise en intrigue. D’ailleurs sur ce point, Hauerwas et Ricoeur ont tous les deux comme référence les travaux de Frank Kermode sur l’art de raconter, et le lien, dans la mise en intrigue, entre le développement d’un caractère et celui d’une histoire racontée19.

Mais Ricœur est certainement celui qui est allé le plus loin dans ce lien entre la notion d’intrigue et celle d’identité. L’identité narrative peut être définie comme cette structure d’intelligibilité de la personne à partir du récit comme forme intérieure universelle de l’expérience humaine à partir du contingent. Ainsi, pour reprendre les mots de Jean-Marc Tétaz, « l’identité du soi n’est pas une forme immédiate de la conscience, comme aurait pu le développer John Locke, mais le résultat d’une médiation par les récits compris comme autant de modèles de configuration narrative de l’action20. » Pour reprendre les termes de Paul Ricoeur, on peut dire qu’« il n’est pas de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des signes, des symboles et des textes ; La compréhension de soi coïncide à titre ultime avec l’interprétation appliquée à ces termes médiateurs21. » L’individu n’est pas transparent à soi-même. La compréhension qu’il acquiert de lui- même, de son identité passe par des termes médiateurs. Il s’agit de se comprendre « devant le texte22 », au cœur même de l’intrigue déployée par le texte.

Hauerwas, comme Ricœur, a perçu que la question éthique de l’identité individuelle se joue autour de ce rôle médiateur de la mise en intrigue. La mise en intrigue est en effet à l’articulation d’un moment pratique qui la précède, celui de l’expérience, et d’un moment éthique qui lui succède, que Ricœur nomme refiguration23. Tout texte s’adresse à un lecteur ou à un auditeur qui, en le recevant, reçoit aussi le monde que ce texte projette. Ce monde projeté devant le lecteur est ce que Paul Ricœur appelle la

19 Frank KERMODE, The Genesis of Secrecy. On the Interpretation of Narrative, Cambridge, Harvard

University Press, 1979.

20 Jean-Marc TÉTAZ, « L’identité narrative comme théorie de la subjectivité pratique. Un essai de

construction de la conception de Paul Ricœur », Études théologiques et religieuses, 89/4 (2014), p. 463- 494.

21 Paul RICŒUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 29. 22 Ibid., p. 31.

23 Hauerwas ne fait jamais référence à ce rapport établi par Ricoeur entre l’expérience temporelle de nos

vies humaines et l’activité de raconter une histoire. Cf. Paul RICOEUR, « Temps et récit. La triple mimèsis », in temps et récit I, op.cit., p. 85-129.

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référence métaphorique du texte se détachant de la référence descriptive permettant le déploiement pour le lecteur d’un être au monde renouvelé.

On comprend donc le lien que Hauerwas opère entre son éthique du caractère et la médiation des récits qui exposent, par le biais d’une reconfiguration narrative, des caractères en développement. On sera donc surpris par la suite qu’une telle affinité avec la pensée de Ricœur, par rapport à l’intrigue, soit abandonnée par la suite. Ceci nous permettra d’identifier encore plus clairement le tournant communautaire pris par Hauerwas et le type d’interprétation théologique opérée à partir de cette question du récit sous l’influence de Hans Frei et de l’inspiration wittgensteinienne de sa pensée.

Pour Hauerwas, cette expérience de réception du Soi à l’intérieur d’un récit à visée éthique ne peut être proprement individuelle, elle doit être communautaire. Plus encore cette réception est de l’ordre d’une conversation qui implique une conversion au sein de la communauté de langage que constitue la communauté chrétienne.