• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 4. : L’Église, communauté façonnée par le récit de Dieu

4.2. Contenu du récit : la forme organisée du récit de Jésus

4.2.3. L’Église comme forme de vie du récit de Jésus-Christ

4.2.3.2. Une forme de vie sociale et politique

Il est essentiel pour Hauerwas de retrouver la signification politique et sociale du Royaume advenu en Jésus Christ. Car la forme de vie du récit de Jésus Christ est clairement une forme politique, et une forme politique alternative, même si « cela signifie d’abord le fait que nous devons repenser notre sens actuel du terme "politique" 126».

Nous n’allons pas nous étendre ici sur cette forme politique qu’est l’Église, car celle-ci dépend du type de rapport entre l’Église et le monde que Hauerwas conçoit, ce qui fera l’objet du chapitre suivant. Cependant, nous pouvons dire à présent qu’elle est une forme de vie politique et sociale. Elle a une direction proprement politique dans le type de peuple qu’elle produit. Ce type de peuple est déterminé par « la narration qui lui fournit son identité et son but127. »

C’est ici qu’il nous faut mentionner une influence décisive, toujours liée à cette année 1970-1971, date de la sortie concomitante de la théorie de la justice de John Rawls, et de la rencontre de Hauerwas avec la pensée de MacIntyre. Mais de manière beaucoup plus discrète, en 1970, la rencontre avec un théologien mennonite, John Howard Yoder, fut certainement d’autant plus décisive sur l’approche ecclésiologique de Hauerwas dans son rapport au monde. C’est d’ailleurs à cause de Yoder que Hauerwas se définit lui- même comme un « mennonite High Church ». Il le rencontra d’abord parce qu’il l’avait découvert à propos de Barth, Yoder ayant écrit en 1970 un essai sur Barth. C’est à la suite de cette rencontre que Hauerwas écrivit Vision and Virtue, livre dans lequel nous trouvons un hommage à la théologie de Yoder, sur laquelle nous allons revenir. Yoder fait partie d’un mouvement de redécouverte des sources du mouvement anabaptiste. D’ailleurs, juste après la fin de la seconde guerre mondiale, il vint en France pour aider les communautés mennonites à retrouver ses racines. Au même moment il vint étudier à Bâle

126 CC, p. 46. 127 Ibid., p. 51.

161

où il écrivit un mémoire sur l’histoire anabaptiste. Sa théologie est donc très imprégnée de la critique de l’attitude des Réformateurs à l’égard du pouvoir politique. Ce qui bien sûr est le plus typique de Yoder, c’est le développement d’une théologie de la non- violence. Mais bien souvent, on passe assez vite sur les racines christologiques et ecclésiologiques d’une telle théologie. Hauerwas, en pointant ce danger va donc approfondir ces racines. C’est ce qui le marquera profondément dans sa propre ecclésiologie.

L’œuvre la plus significative de Yoder qui fut publiée pour la première fois en 1972 s’intitule The Politics of Jesus. Dans cet ouvrage, Yoder entend faire redécouvrir la signification politique et sociale du Jésus historique. Le Royaume a bien une dimension politique pour Yoder, comme pour Hauerwas, et cette dimension politique n’est pas à délier de la personne du Christ et de sa manière de manifester sa Seigneurie sur le monde.

La thèse principale de cet ouvrage est que l’inauguration du Royaume en Jésus Christ correspond à l’affirmation et à la déclaration de sa Seigneurie sur la création par le fait qu’il soumette les Puissances à sa volonté. Le chrétien, s’il veut se libérer de ces Puissances qui prétendent avoir un droit sur sa vie, doit se conformer à la suite du Christ. Ce qui importe, bien sûr, c’est la manière dont le Christ se soumet ces Puissances. Yoder regrette notamment le fait que l’on ait mis de côté le langage paulinien des anges, des démons et des puissances au nom d’une forme de démythologisation128. Les puissances mentionnées par Paul sont considérées la plupart du temps comme des puissances déchues, étant donné qu’elles faisaient partie du projet même de la création de Dieu. Ces Puissances étaient donc comprises dans l’ordre de la Création « comme médiatrices de l’intention créatrice et salutaire de Dieu129. » Leur chute les a entraînées dans un projet contraire, à savoir celui de nous séparer de notre lien à l’amour Créateur de Dieu.

Malgré leur chute, ces Puissances continuent d’exercer une fonction régulatrice au sein de l’ordre créé. C’est à ce niveau que Yoder opère une analogie avec les pouvoirs

128 Cf. John Howard YODER, The Politics of Jesus, op.cit., p. 134-161. 129 Ibid., p. 141.

162

politiques de gouvernement, rapprochant ainsi les autorités de l’épitre aux Romains au chapitre 13 avec ces Puissances, à l’appui du même terme grec (exousiai). Sans ces puissances, il n’y aurait ni société, ni histoire, ni humanité, la soumission à ces puissances fait partie de l’ordre du créé.

En refusant d’utiliser les armes du pouvoir politique, Jésus manifeste la puissance de son amour non-violent. La Croix est en ce sens le Royaume, le nouveau règne de la Seigneurie et de la souveraineté de Dieu, en même temps que la sujétion des Puissances à cette autorité souveraine. La Croix a donc un sens politique qui est celui du type de messianité du Christ, qui vient transformer la réalité sociale. La tâche de l’Église, par le témoignage alternatif de cet amour non violent, est de rappeler au monde qu’il ne peut s’enfermer dans une autoglorification mortifère. Elle a pour tâche le témoignage de la Seigneurie du Christ envers les Puissances dont elle a commencé à se libérer, montrant ainsi que le monde « se dirige vers l’ultime sujétion au Royaume du Christ130. » L’Église est un lieu de formation au discernement de ces Puissances qui prétendent contrôler nos vies131.

Nous introduisons là les termes du chapitre suivant, à savoir cette articulation entre Église, Royaume et monde. L’objectif est ici d’insister sur la dimension politique alternative que le récit de Jésus suppose quant à la place de l’Église qui porte en elle ce récit. Ce récit est un récit politique, car la personne même du Christ porte un projet politique de sujétion des Puissances de ce monde.

Yoder ne fut pas le seul à développer une théologie du royaume à partir de la question du type de Seigneurie que le Christ exerce sur les Puissances de ce monde. Ou plutôt, il fut certainement lui-même influencé par un de ses professeurs en la personne d’Oscar Cullmann. Ce dernier a montré que la confession de foi primitive qui s’exprime par les mots « Jésus Christ Seigneur », se réfère à cette souveraineté du Christ sur la création visible et invisible. Cullmann est allé plus loin que Yoder sur la relation entre le

130 VV, p. 207. 131 Cf. CC, p. 50.

163

règne du Christ et l’Église du Christ. Il apporte notamment une distinction essentielle quant à l’eschatologie entre le Règne du Christ et le Royaume de Dieu, affirmant qu’ils sont « deux concepts aussi peu interchangeables que ceux d’Église et de Royaume de Dieu132. » Cullmann ramène la notion de Royaume de Dieu à une eschatologie future et non réalisée alors que le Règne du Christ est de l’ordre d’une eschatologie réalisée en attente d’accomplissement dans le Royaume de Dieu. L’Église participe alors de ce règne du Christ, elle est dans ce temps eschatologique réalisé en attente d’accomplissement, elle en est même « le centre, le point vital133 », en ce sens qu’elle est comme le reflet visible de ce règne du Christ par son obéissance à la Seigneurie du Christ sur la création dont elle fait partie. Cette Seigneurie du Christ s’exerçant en dehors des limites visibles de l’Église, cette dernière ne peut s’identifier purement et simplement au Royaume, mais elle est le centre rayonnant du règne du Christ en attente d’accomplissement dans le royaume de Dieu. Hauerwas, s’il n’a pas fait mention de Cullmann dans ses travaux est en phase avec une telle pensée, tout en portant son attention sur la manière dont l’Église est au service du Royaume du Christ, à savoir par les pratiques ecclésiales reposant sur le récit de Dieu, qui permettent de porter témoignage de la Seigneurie du Christ sur la création toute entière et en particulier sur les « puissances » de ce monde. L’Église sera signe du Royaume d’autant plus qu’elle sera ce que nous appelons une « communauté narrative », une communauté qui donne une identité historique à ses membres accordée au récit de Dieu. S’il est important que les membres de la communauté ecclésiale connaissent la situation des autres membres du Royaume du Christ, en particulier l’État qui se situe lui-aussi sous la Seigneurie du Christ, il est encore plus important pour eux de connaître leur propre position, « celle d’hommes qui croient à leur rédemption par la mort du Christ, qui croient à la souveraineté du Christ, et à l’Église, corps du Christ – qu’ils forment eux-mêmes134. » Pour Hauerwas, cette connaissance est décisive et passe par un apprentissage communautaire de la grammaire chrétienne. Ce retour à l’Église ne signifie pas pour autant que l’Église n’a pas une tâche spécifique au regard du royaume. La tâche, cependant, est interne, avant que d’être externe, Cullmann insistant comme Hauerwas sur le premier rôle d’une fonction grammaticale interne à l’Église.

132 Oscar CULLMANN, Royauté du Christ et Eglise selon le Nouveau Testament, Neuchâtel, Delachaux et

Nestlé, 1971, p. 21.

133 Ibid., p. 53. 134 Ibid., p. 70.

164

Nous allons voir cependant que Hauerwas a du mal à résoudre cette tension existant entre le déjà là du Royaume du Christ et le pas encore du Royaume du Père. Si bien que la forme de vie du récit de Jésus-Christ mort et ressuscité, incorporée dans l’Église, semble abolir le « pas encore » et, de ce fait, négliger les avancées du Royaume en dehors même de la communauté incorporant le récit chrétien, ainsi que les infidélités de l’Église à sa mission de rendre visible le Royaume inauguré par la mort et la résurrection du Christ.

Conclusion

Si chez Hauerwas, l’Église est une communauté interprétative du récit canonique de la Révélation, et par cet acte d’interprétation ecclésiale constitue l’identité individuelle et communautaire de ses membres à partir de l’interprétation de ce récit au sein de l’Église, Hauerwas ouvre cependant une autre perspective herméneutique sans pour autant la développer. Il s’agit d’une tâche herméneutique qui semble complémentaire de la tâche ecclésiale d’interprétation et de discernement des pratiques à partir du récit du Royaume. Voici la manière dont il décrit une telle tâche :

La première tâche sociale de l’Église est de fournir un espace et un temps

nécessaire pour développer des aptitudes d’interprétation et de discernement aptes à nous aider à reconnaître les possibilités et les limites de notre société135.

L’Église serait alors une communauté interprétative du récit capable aussi d’interpréter les conditions et les limites dans lesquelles ce récit construit le sens et l’identité des individus136. Mais ce qui est surprenant, c’est que la tâche herméneutique chez Hauerwas

135 CC, 74.

136 L’Église semblerait être à certains moments chez Hauerwas une communauté interprétative en ce qu’elle

est une communauté descriptive. Or la description n’est jamais neutre, elle dépend des récits qui ont façonné notre manière de voir et donc de décrire la réalité. Les descriptions sont toujours des descriptions apprises au sein des communautés. La priorité épistémologique du récit est clairement établie dans son rôle d’appréhension de la réalité par le sujet en tant que sujet social. Cf, RP, p. 100.

165

nécessite obligatoirement un retour à l’Église dans son caractère distinctif par rapport au monde. Ainsi Hauerwas poursuit son propos de la manière suivante :

En développant de telles aptitudes, l’Église et les chrétiens doivent être

désengagés des affaires politiques (politics) de notre sociétés et engagés dans le régime politique (polity) qu’est l’Église137.

Si l’on suit un tel propos, alors on comprend que chez Hauerwas, l’Église est une contre-société dont la tâche herméneutique est de retrouver le potentiel social spécifique de sa propre tradition narrative à l’encontre de la tradition politique libérale qui est marquée exclusivement par son refus d’entrer dans la perspective du royaume. Il y a comme une antithèse fondamentale entre la conception sociale du libéralisme et la tâche sociale de l’Église qui est de porter au monde le récit eschatologique du Royaume de Dieu, avec ce paradoxe fondamental sur lequel est fondé l’ecclésiologie de Hauerwas, à savoir que le Royaume est porté au monde par un retour aux pratiques distinctives de l’Église. Un tel retour est fondé sur un soupçon fondamental porté par Hauerwas à l’égard de la démocratie libérale contemporaine et sa prétention d’autorité universelle déracinée des récits constituant l’identité des individus.

Il nous faut alors envisager la lecture que Hauerwas fait de la société libérale à partir de la critique qu’il pose de sa théorisation contemporaine en la figure de John Rawls.

166

CHAPITRE 5. : L’Église porte le récit de Dieu au