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CHAPITRE 4. : L’Église, communauté façonnée par le récit de Dieu

4.2. Contenu du récit : la forme organisée du récit de Jésus

4.2.3. L’Église comme forme de vie du récit de Jésus-Christ

4.2.3.1. Caractère évangélique et caractère communautaire

Hauerwas serait certainement en accord profond avec l’affirmation de Nathalie Siffer pour qui c’est l’être disciple qui constitue l’Eglise dans sa mission de rendre témoignage au Royaume prêché par Jésus. Elle décrit bien le passage, dès le ministère terrestre de Jésus, de la prédication directe par Jésus du Royaume, à la demande faite aux Douze de porter l’annonce, puis au fait de constituer l’être disciple par cette annonce, prenant notamment la demande au candidat disciple du chapitre neuf de l’Évangile de Luc de laisser les morts enterrer leurs morts pour annoncer le Royaume (Lc 9, 60)115. Le terme mathètès, par extension, dans le récit des Actes, semble désigner, non plus les seuls compagnons de Jésus, mais les premiers chrétiens, faisant ainsi le lien entre la prédication du Royaume dans le temps de Jésus et celle du temps de l’Église, entrée pleinement réalisée par la mort et la résurrection de Jésus dans le temps eschatologique. Siffer conclut son article par la triple interprétation possible de la réponse de Jésus en Luc 17, 21 à l’interpellation sur la venue du Règne de Dieu qui lui est faite : « hè basileia tou theou

entos humôn estin »116. Le « humon estin » peut conduire à une interprétation intériorisée du Règne de Dieu (« au-dedans de vous »), une interprétation communautaire (« au milieu de vous ») ou une interprétation activiste, ou nous préférerions dire extensive (« à votre portée »). Hauerwas a clairement choisi l’interprétation communautaire de la présence du Royaume.

L’Église est la forme organisée du récit de Jésus, qui porte le récit de la prédication du Royaume, en apprenant à être constituée par ce récit même. Ce qui est en jeu c’est la formation du caractère de la communauté chrétienne selon une perspective de l’imitatio

christi désindividualisée et ecclésiocentrée. Après avoir fait ce parcours christologique,

il nous faut préciser le type de formation opéré par ce récit de l’annonce du Royaume en Jésus Christ sur la communauté chrétienne.

115 Ibid., p. 355. 116 Ibid., p. 369.

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Nous retrouvons d’abord le langage moral du caractère car l’Église est cette communauté de disciples dont le caractère est formé par cette imitatio christi communautaire. C’est d’abord la question de la formation du caractère d’une communauté depuis l’itinéraire d’Israël qui imite Dieu en se souvenant de la « voie du Seigneur », où « Dieu demande aux hommes de refléter son propre caractère à l’intérieur des limites de la vie humaine117. »Pour Hauerwas, il nous faut nous situer dans le type de question que l’Église primitive se posa à propos du récit de la vie de Jésus. La question décisive est bien celle du type de communauté à être pour maintenir comme signifiante la vie de Jésus. Or, la signification de la vie de Jésus se manifeste d’abord dans le type de Royaume que Jésus prêchait et dont il demande à ses disciples d’être les témoins. Et cette signification, à savoir son identité et son caractère qui se révèlent dans le récit, correspond au type de messianité incarné par Jésus118.Cette messianité trouve son accomplissement dans l’acte du salut décrit dans la trame narrative de sa mort et de sa résurrection.

Nous retrouvons ici une seconde notion morale de la théologie de Hauerwas que nous avons relevée dans la première partie, celle d’illusion. Le signe qu’une communauté chrétienne est accordée au caractère divin qui se déploie dans la trame narrative du récit biblique, est la capacité qu’elle a et qu’elle donne à chacun de ses membres d’éviter l’illusion (self-deception). En se reconnaissant comme créature relevée par la mort et la résurrection de Jésus, le disciple de Jésus Christ reconnaît sa tentation permanente d’outrepasser son pouvoir de créature. La communauté, comme communauté narrative, est formatrice d’une juste vision du monde. Sans anticiper sur le chapitre suivant qui traitera du rapport entre l’Église et le monde, nous ne trouvons pas dans l’œuvre de Hauerwas une analyse sur cette pratique de la juste vision du monde au sein des communautés chrétiennes. Il y a bien un défi pour Hauerwas à voir le monde comme le lieu de la Seigneurie du Christ sur l’histoire, et donc de discerner ce qui dans le monde

117 Harold Henry ROWLEY, The Unity of the Bible, Londres, Carey Kingsgate, 1953, p. 25.

118 Cela est d’ailleurs bien relevé par Nathalie Siffer quand elle montre que la question de l’Eglise primitive

est bien le type de messianité incarnée par Jésus. Cf. Nathalie SIFFER, « La proclamation du Royaume de Dieu comme marqueur de continuité entre Jésus et l’Eglise dans l’œuvre de Luc », op. cit., p. 364-365 : « tout en maintenant intacte sa fidélité à l’égard du message de Jésus, cette annonce apostolique du Royaume s’associe, dans la nouvelle étape du salut inaugurée par la résurrection et l’Ascension du Christ, à la proclamation sur la messianité de Jésus. (…) Non seulement les témoins de Jésus prolongent sa prédication du Royaume, mais surtout ils l’actualisent en la combinant à l’annonce christologique ».

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est accordé ou non à cette Seigneurie et à l’ouverture du Royaume en Jésus Christ, mais la manière de le vivre de façon ecclésiale n’est pas décrite. Il affirme bien que « l’Église sert (…) le monde en lui donnant de se voir en vérité119. » On a l’impression que l’Église est d’abord au service d’un discernement, privilégiant la question « que se passe-t-il » à la question « que devons-nous faire ? ». Or ce service du monde semble passer uniquement chez Hauerwas par sa propre fidélité au récit chrétien de la révélation qui correspond à sa fidélité au Royaume. Mais au même moment, Hauerwas reconnaît et assigne à l’Église la tâche de reconnaître que « Dieu a le pouvoir de rendre son Royaume présent dans des lieux et par des voies tout à fait étonnants120. » Nous allons voir très vite que l’enjeu de la place et de la tâche de l’Église au cœur du monde est fondamental pour comprendre l’orientation de la théologie de Stanley Hauerwas.

L’illusion provient du refus de laisser la Seigneurie du Christ prendre le contrôle de nos vies. Car nous sommes toujours soumis à cette tentation d’avoir nous-mêmes le contrôle de notre vie, et ce désir de contrôle a un impact social qui se traduit souvent par le refus de la particularité de l’autre, le désir d’avoir un contrôle sur les autres. La résistance à une telle illusion dépend alors du type d’« image maîtresse que nous avons incorporé à notre caractère121. »

La rencontre avec le récit de l’insubstituable individualité permet ensuite au croyant de situer sa vie au sein d’un peuple de façon particulière. Parce que les chrétiens, au contraire des croyants de sectes gnostiques, sont façonnés au quotidien par le récit d’un Sauveur qui ne prétendait être rien d’autre que ce qu’il était dans l’obéissance à la volonté de son Père pour le bien de l’humanité. En étant ce Fils de Dieu insubstituable, il apprend au chrétien à vivre sa particularité, non pas en opposition avec celle des autres, mais en accueillant sa profonde identité de racheté, il peut accueillir la particularité des autres au sein de l’histoire de la création continuée de Dieu par l’acte de rédemption en Jésus Christ. Ici, Hauerwas introduit l’enjeu de la diversité dans l’Église comme forme organisée du

119 RP, p. 185. 120 Ibid.

121 David BURRELL, « Reading Confessions of Augustine : An Exercise in Theological Understanding »,

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récit de Jésus. Cette diversité s’enracine, de façon analogique, dans la diversité présente au cœur même du récit évangélique. Cette diversité narrative du récit de Jésus est au service d’une diversité dans la rencontre du Christ comme identité insubstituable, si bien même que « nous apprenons la vraie nature du récit par la manière dont il est vécu dans la vie des autres122. » Il s’agit alors de regarder l’autre « comme un membre associé du Royaume123. » Pour le dire autrement, le type de socialité vécu dans l’Église est fondamental. La communauté chrétienne se doit, par exemple, d’être le lieu d’apprentissage des vertus de gentillesse et d’amitié, si bien qu’« un des engagements les plus profonds d’une communauté est de fournir un contexte qui nous engage à avoir confiance et à dépendre les uns des autres124. » En cela elle s’inscrit comme une communauté alternative, expression chère à Hauerwas, sur laquelle nous reviendrons, car c’est l’expression qui a donné le plus de prise à la critique de sectarisme qui lui a été adressée.

Ce qui paraît moins clair encore chez Hauerwas, c’est la limite de l’extension de cette notion de peuple de Dieu. Pour le dire autrement, la notion de peuple de Dieu est- elle inclusive ou exclusive ? Il nous faut encore avancer pour le vérifier, mais nous voyons bien que cet apprentissage d’être un peuple racheté est largement dépendant de la vie dans la communauté chrétienne. Mais avant cela, il nous faudra montrer que la signification du récit de Jésus est une signification politique et sociale, et qu’ainsi la forme organisée du récit de Jésus est une forme politique et sociale, mais selon une acception particulière du terme « politique ». De fait,le type de messianité incarné par Jésus est pour Hauerwas d’ordre politique, même s’il faut bien s’entendre sur cette caractéristique pour ne pas la confondre, par exemple, avec la messianité attendue des zélotes. Ici l’influence de Yoder est décisive. En postulant, selon l’axiome Barthien, que l’Église tire son ordre comme forme de la vie de Jésus Christ125, Hauerwas ne s’intéresse cependant pas d’abord, selon cet ordre à ce qui en découle en termes d’organisation interne, mais est d’abord motivé par le type de témoignage que l’Église doit apporter au monde, et donc à la signification politique alternative que constitue l’Église pour le monde.

122 Stanley HAUERWAS, « The Church in a Divided World, The Journal of Religious Ethics, 8/1 (1980),

p. 59.

123 CC, p. 51. 124 CC, p. 11.

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