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CHAPITRE 3. : Le récit comme grammaire de l’action individuelle et communautaire

3.3. La « théologie narrative » de Hauerwas : L’Église comme référent du récit

3.3.1.2. Le positionnement de Hauerwas au sein de la théologie narrative

Notre objectif n’est pas de retracer l’histoire et les raisons d’une redécouverte de la narrativité en théologie61, mais d’identifier la manière dont Hauerwas se positionne de façon originale au sein d’un tel mouvement, d’abord comme théologien moraliste. Or, Hauerwas va justifier la place du récit dans la rationalité théologique à partir de la place de la praxis dans le discours théologique. Il va en cela pousser plus loin l’intuition de Metz sur le sens pratique et performatif du récit.

61 Cf. Alexander LUCIE-SMITH, Narrative Theology and Moral Theology. The Infinite Horizon, Londres,

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On voit bien ici l’influence d’un modèle pragmatiste anglo-saxon. Hauerwas a eu l’occasion de donner un cours à deux voix sur le récit en théologie avec James McClendon62. Ce dernier l’a aidé à redécouvrir la dimension performative et non simplement évaluative du récit grâce à la rencontre de la théologie avec la philosophie de John Austin63. Le récit ne peut être un simple motif apologétique d’opposition à une conception pré-critique de la narrativité, piège dans lequel sont tombés trop de théologiens, selon Hauerwas, mais il est une clé de compréhension du rapport essentiel de la théologie à la praxis. Car, pour Hauerwas, le rôle et la tâche de la théologie sont de permettre de situer le Soi de façon appropriée à la Révélation divine. Elle constitue ce que nous avons déjà désigné auparavant avec Hauerwas comme un « exercice de la raison pratique64. »

Hauerwas après McClendon a cherché à déterminer plus précisément ce que l’on entend sous la dénomination de récit (narrative). Au niveau le plus basique, il s’agit d’une connexion entre des événements contingents vécus par des agents et formant une structure intelligible. MacIntyre a montré comment le personnage de Roquentin dans La Nausée de Sartre refuse la dimension narrative des actes humains en les considérants comme des occurrences inintelligibles. Ce constat provoque la fin de son projet de biographie historique65. Au contraire, pour MacIntyre comme pour Hauerwas, une vie ne devient intelligible que dans l’inscription des différents moments et actes de cette vie au sein d’un récit.

62 Il est intéressant de noter qu’un baptiste et un méthodiste donnent ensemble un cours de théologie

dogmatique à l’université Notre Dame au début des années 80. Dans ce cours, d’ailleurs, Hauerwas s’excuse, de parler comme méthodiste à des catholiques, au moment où il traite de « l’Église et les sacrements ». Il finit par se définir lui-même comme un « anglo-catholique avec une ecclésiologie de type sectaire ». Dans les archives, nous avons retrouvé ces cours non datés mais probablement dispensés autour de l’année 1982 selon le souvenir même de Stanley Hauerwas que nous avons interrogé à ce sujet. Cf. « Theology 527 » in Volume/box : Acc. 02/236/ Box 5 c. 1 / Stanley Hauerwas Papers 1962-2008.

63 John Langshaw AUSTIN, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970. 64 AE, p. 5.

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Hauerwas va un peu plus loin encore en montrant que le récit constitue une appréhension de la réalité sous une forme narrative. Cette appréhension de la réalité prend la forme d’une intrigue. L’intrigue articule des éléments différents qui vont s’enchaîner mais de manière non nécessaire. Ainsi, la rationalité narrative n’est pas de l’ordre d’une rationalité logique, dans le sens où il serait possible de prévoir les actions ou les événements suivants à partir des précédents. Mais la narration, et l’intrigue qui lui est associée, dévoilent des caractères qui se révèlent à travers la récurrence d’actions au sein d’un jeu dialectique de concordance et de discordance. Ce sont les caractères qui sont le principal outil analytique du récit en ce qu’ils nous fournissent des modèles d’actions responsables et cohérents. Le récit chrétien, bien loin d’être infra-rationnel, déploie sa rationalité propre à travers le type de caractère qu’il déploie et qui, en retour, atteste la véridicité de ce récit (truthfulness). C’est véritablement la clé épistémologique de Stanley Hauerwas que de faire du locuteur et du récepteur du récit le critère de véridicité de toute conviction chrétienne. C’est l’intérêt de notre travail que de chercher à voir le type de communauté ecclésiale accordé à une telle conception épistémologique.

La puissance rationnelle du récit se révèle dans sa capacité à produire des vies morales intelligibles. En effet, être une personne morale, pour reprendre les termes de MacIntyre, c’est être à la fois acteur et auteur de sa vie, c’est permettre aux histoires d’être racontées à travers nos vies, « de telle manière que nos différentes activités trouvent leur cohérence, ce qui nous permet d’affirmer que ces expériences sont nôtres66. » Mais ce qui rend un agent moral, pour Hauerwas, ce n’est pas simplement de pouvoir être l’auteur de sa vie, c’est surtout de pouvoir inscrire sa vie dans un récit qui la rende meilleure. Il rejoint en fait l’idée de Wittgenstein selon laquelle nous sommes plutôt parlés avant de parler.

Finalement, la position d’Hauerwas sur le récit se réduit-elle à la réduction praxéologique de la théologie dénoncée par Jüngel ? Il semble que son adhésion au modèle culturel-linguistique de Lindbeck le ramène à évaluer la pertinence des convictions chrétiennes en fonction de la manière dont elles transforment l’agir moral de

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ceux qui en sont les destinataires au sein des communautés chrétiennes. Car Hauerwas semble remettre en cause de prime abord la triangulation fondamentale entre les mots énoncés, la réalité signifiée à travers ces mots et la saisie par l’intelligence du rapport entre ces mots et la réalité à travers le concept67. Ce qui l’intéresse c’est avant tout ce que les récits opèrent comme relation entre le sujet émetteur et le sujet récepteur, et la transformation qui en ressort, sans que la réalité du mystère, lui-même déployé dans le récit, soit l’objet d’une conceptualisation. Nous voyons bien en quoi l’épistémologie théologique d’Hauerwas est fortement influencée par une démarche pragmatiste et non par une démarche herméneutique.

3.3.2. Récit et contingence : porter un récit singulier à

l’époque de la fin des métarécits

Nous avons mis en exergue cette citation décisive de Hauerwas cherchant à justifier l’introduction de la notion de « récit » en théologie. Il nous faut alors revenir au premier point de la citation placée en exergue de cette section, à savoir le rapport entre la nécessité du récit et le caractère contingent de nos existences68. Lu trop vite, ce passage semble justifier un fondement anthropologique d’une théologie narrative fondée sur la notion d’identité narrative. Or chez Hauerwas, la notion de narrativité est proprement théologique dès le départ en ce qu’elle s’appuie sur une théologie de la création.

Certains, il est vrai, comme Samuel Wells, ont vu dans cette première approche du récit par Hauerwas, un premier moment de la théologie narrative de Hauerwas qualifiée de « narrativité d’en bas »69. Celui-ci ferait alors partie de ces nombreux

67 Sur ce point nous nous référons à l’analyse du Peri Hermeneiais de Saint Thomas d’Aquin par Emmanuel

Durand. Cf. Emmanuel DURAND, « De la rectitude de nos concepts à la vérité de nos paroles vis-à-vis de Dieu », Transversalités, 110 (2009), p. 103-124.

68 Cf. RP, p. 79 : « Primo, le récit expose de manière formelle notre existence et celle du monde en tant que

créatures – c’est-à-dire en tant qu’être contingents. Or, le récit est nécessaire, précisément parce que le monde et les événements qui s’y produisent n’existent pas par nécessité. Toute tentative de dépeindre notre monde et nous-mêmes sans employer de forme narrative est vouée à l’échec, dans la mesure où elle refuse notre nature contingente. Corrélativement, le récit est essentiel d’un point de vue épistémologique pour connaître Dieu et nous-mêmes, puisque nous ne parvenons à nous connaître qu’au sein de la vie de Dieu ».

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théologiens ayant découvert à nouveau l’importance de la structure narrative de l’existence humaine pour la théologie70. Or Hauerwas ne parle pas de la nécessité d’un retour au récit en théologie à cause de la structure fondamentalement narrative de l’existence humaine, mais plutôt de la nécessité de ce retour en raison de la dimension fondamentalement contingente de la nature créée que révèle cette nature narrative de nos existences et du monde. La perspective théologique, celle d’une conception de la création

ex nihilo, et de sa conséquence sur la nature contingente de l’ordre créé, est déjà présente

dès le début de la citation. Il s’agit de prendre au sérieux la contingence comme lieu de la rencontre avec le divin. Car le récit dont parle Hauerwas est bien celui qui nous dit que la contingence du monde n’est pas de l’ordre d’une simple nécessité mais que cette contingence s’inscrit dans le projet de la vie de Dieu, issu de sa libre initiative. En effet, la théologie de la création ex nihilo, si on la prend au sérieux, nous indique que Dieu ne peut être connu qu’à travers ses effets. Et ces effets représentent la création continuée de Dieu à partir de sa libre initiative d’avoir créé le monde. Cette création a une orientation qui est eschatologique, elle a donc un commencement et une fin mais cette histoire n’est pas de l’ordre d’une simple nécessité. Son ordre requiert une réponse libre de celui qui en est le destinataire, réponse que nous apportons dans nos histoires particulières et communautaires. Cette affirmation de la création ex nihilo et son corrélat qu’est le caractère contingent de nos existences constituent pour Hauerwas une caractérisation métaphysique fondamentale pour justifier le besoin de revenir au récit chrétien de la Révélation. Une telle métaphysique permet de nous comprendre nous-mêmes et notre monde comme faisant partie d’un projet issu du don gracieux de Dieu. Ce qui est premier, c’est bien le récit de la Révélation comme continuité du récit de la libre initiative de Dieu d’avoir créé le monde, récit à l’intérieur duquel nos récits particuliers doivent se situer et s’ajuster par l’apprentissage d’une grammaire communautaire. La priorité est donnée à ce méta-récit quant à l’orientation narrative de l’existence humaine ce qui, nous le verrons, pose la question de la revendication d’autonomie de la modernité par rapport aux méta-récits. Cependant il reste à s’entendre sur cette fonction « méta » du récit qui n’est pas forcément à identifier avec « au-dessus ».

70 C’est notamment la perspective qu’adopte Bernard Sesbouë quant à la pertinence d’une redécouverte du

récit comme catégorie anthropologique fondamentale pour rendre compte de la forme narrative de la Révélation du salut. Cf. Bernard SESBOUË, « De la narrativité en théologie », Gregorianum 75/3 (1994), p. 413-429.

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Conformément à cette première position proprement théologique, Hauerwas s’oppose donc à l’utilisation de la notion de « récit » en théologie comme motif apologétique à partir d’une structure anthropologique de l’être humain, en l’occurrence son identité narrative, pour rendre crédible le récit de salut de Dieu vis-à-vis de la démarche existentielle de l’homme cherchant à orienter sa vie vers une fin. Ce motif apologétique chercherait en effet à rendre une crédibilité au discours théologique dans un monde postmoderne, à partir du besoin de récits. Or la caractéristique de l’époque postmoderne semble plutôt être de l’ordre de ce temps où les individus ne sont « plus souverains de leurs histoires71. » Nous découvrons que les histoires nous sont données plutôt que nous en sommes les maîtres, même si nous ne sommes pas entièrement déterminés par ces histoires qui nous ont façonnés.

Le constat est bien celui d’une crise épistémologique profonde qui ne permet pas de penser l’existence d’un récit fondateur. Pourtant, Alasdair MacIntyre analyse l’importance donnée au récit à partir de cette crise épistémologique profonde72. Une crise épistémologique est décrite par MacIntyre comme une crise du sujet dans la culture. Le sujet ne parvient plus à se situer dans les schémas culturels qui ont été les siens jusqu’alors du fait de schémas rivaux qui viennent remettre en cause la manière dont le sujet interprétait son comportement au sein de la culture73. Cette crise épistémologique rejoint finalement l’analyse de Lyotard pour qui la postmodernité correspond à la perte d’attractivité et de crédibilité des métarécits, laissant les individus se mouvoir dans un monde marqué par une multiplicité de récits et par leur autonomie fondamentale. Nous sommes chacun les narrateurs de notre propre histoire et nous pouvons en changer chaque jour. Parmi les métarécits légitimants de nos vies individuelles et collectives, déclarés morts, Lyotard nomme celui du christianisme dans la modernité comme « salut des

71 Gerard LOUGHLIN, Telling God’s Story : Bible, Church, and Narrative Theology, Cambridge,

Cambridge University Press, 1996, p. 32.

72 Cf. Alasdair MACINTYRE, « Epistmological Crises, Dramatic Narrative and the Philosophy of

Science », The Monist, 60/4 (1977), p. 453-472.

73 Pour MacIntyre, le Hamlet de Shakespeare représente une telle crise, puisque lors de son retour de

Wittenberg, il dispose d'un trop grand nombre de schémas d’interprétation des événements d’Elsinore. Sa tâche va alors être de reconstituer le récit des événements pour comprendre cette crise et sa place dans la société du royaume du Danemark. Ceci ne peut passer que par la reconstitution d’un récit à la fois intelligible et véridique.

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créatures par les conversions des âmes au récit christique de l’amour martyr74. » La postmodernité est ainsi conçue comme un processus de délégitimation de ces métarécits à prétention de sens universel.

Prenant fait et acte d’un tel contexte, Hauerwas semble déployer un autre type de stratégie apologétique, aux influences plus anciennes, en tant que stratégie défensive, consistant à poser le christianisme comme alternative à la crise d’un sujet sans histoire75. La question est bien de savoir si Hauerwas recherche ou non à justifier la pertinence du christianisme en postmodernité en sauvant le récit de la Révélation comme métarécit englobant. Pourtant, ce n’est pas un métarécit qui légitime le témoignage chrétien dans le monde postmoderne mais un récit particulier qui semble cependant avoir une valeur prépondérante sur les autres récits particuliers qui prétendent avoir une légitimité sur nos vies.

Hauerwas pense que le défi de l’Église est de sortir d’une assimilation du rôle de la civilisation avec l’extension d’un récit chrétien universellement valide. Un tel défi est assimilé à l’entrée de l’Église dans un âge post-constantinien. Ainsi, aux États-Unis, le souvenir de la politique d’oppression des conquistadores espagnols reste présent dans la culture. On ne peut oublier que des textes de lois stipulaient que le Christ est le maître de l’Histoire humaine et qu’il confère son pouvoir au Pape, autorisant les Espagnols à prendre possession du continent américain au nom de cette autorité reçue d’en-haut76.

Le tournant postmoderne situe donc, après la mort des métarécits, la notion de récit de façon inédite. Sa caractéristique est la diversité des récits qui traversent le monde et qui viennent former en nous une identité. La question d’une distinction entre ces différents récits se pose alors pour l’individu pour qu’il puisse déterminer l’histoire qui

74 Jean-François LYOTARD, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 2005, p. 35.

75 Lindbeck parle d’apologétique ad hoc. Cf. George LINDBECK, La nature des doctrines, op. cit., p. 131 :

« Une approche postlibérale n’a pas besoin d’exclure une apologétique ad hoc, mais seulement celle qui est systématiquement antérieure et dominatrice à la manière du […] libéralisme ».

76 Cf. Stanley HAUERWAS, « On Witnessing Our Story : Christian Education in Liberal Societies », in

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va devenir normative pour sa propre vie. Et cette distinction ne peut se faire de façon purement arbitraire. Cette distinction ou ce discernement est de l’ordre de la juste vision et de la description dont nous avons parlé précédemment grâce à l’appui de Murdoch et Wittgenstein. Ceci nous ramène à la seconde justification de la notion de récit en théologie chez Hauerwas consistant à affirmer que notre existence sociale est historique et que l’intelligibilité d’un comportement humain se vérifie dans le temps à travers le type de caractère qu’il constitue77. Ce qui est historique dans l’existence sociale c’est la formation d’une capacité à discerner les récits vrais et les récits illusoires. Hauerwas lie alors l’aptitude à rendre compte de l’intelligibilité d’un ensemble d’actions à l’existence d’une communauté au sein de laquelle se déploie une tradition dont les multiples fils narratifs sont destinés à aider des individus à identifier la voie vers le bien et à l’emprunter. Le développement d’une identité cohérente est lié à un enracinement communautaire dans la durée, pour que notre vie puisse s’enraciner dans une tradition vivante accueillie et sans cesse interprétée au sein de la communauté. Nous retrouvons là tout ce que nous avons pu développer à propos du caractère au sein d’une tradition narrative portée par une communauté.

Il nous faut donc encore plus habiter cette contradiction selon laquelle la pertinence du témoignage chrétien dans le monde dépend d’un retour à la grammaire propre de la communauté chrétienne et de ce qu’elle génère comme pratiques distinctives. Cette grammaire propre est déterminée par la manière dont le récit chrétien de la Révélation façonne des histoires de vies particulières, dans la mesure où une identité narrative se construit, dans la perspective de MacIntyre et d’Hauerwas, par l’insertion dans une tradition. Mais cette question se renforce en nous depuis le début, et le moment est venu de l’affronter : de quel récit parlons-nous s’il n’est plus un méta-récit englobant ? Le troisième point de la citation de Peacable Kingdom nous ouvre à cette particularité du récit de la Révélation comme « forme du salut de Dieu ». Mais il ne suffit pas de parler du récit comme « forme du salut de Dieu » sans voir le type de rapport herméneutique entretenu avec ce récit. C’est à ce niveau que l’influence de Hans Frei va s’avérer décisive.

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3.3.3. L’Église, référent du récit chrétien de la