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CHAPITRE 3. : Le récit comme grammaire de l’action individuelle et communautaire

3.3. La « théologie narrative » de Hauerwas : L’Église comme référent du récit

3.3.1.1. Le mouvement de réhabilitation de la rationalité narrative

Hauerwas s’inscrit dans un vaste mouvement de réhabilitation d’une rationalité narrative par la critique d’une rationalité moderne qui a fait du récit une catégorie infra- rationnelle que l'on doit toujours dépasser pour entrer dans le domaine de l’argumentatif. Il y a comme un mouvement de fond et commun dans la théologie narrative qui consiste

53 John MILBANK, Théologie et théorie sociale, trad. Française de Pascale Robin, Paris, Cerf-Ad Solem,

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en une critique du constat d’un âge post-narratif, constat assumé d’abord par Walter Benjamin et souvent repris par les tenants d’un retour à la narrativité :

Le conteur – si familier que nous soit ce nom – est loin de nous être entièrement présent dans son activité vivante. Il est à nos yeux déjà un phénomène lointain, et qui s’éloigne de plus en plus. (…) C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences54.

Partant de ce constat de l’oubli du conteur, Jean-Baptiste Metz va plutôt insister sur la valeur critique du récit par rapport aux allégeances idéologiques de la société. Hauerwas, de son côté, pense le récit comme instance critique du modèle libéral de la société qualifiant régulièrement ce modèle dans son œuvre comme le récit de l’absence de récit. En effet, à plusieurs reprises, Hauerwas parle de la stratégie libérale qui vise à produire des vies sans récit, ou plutôt de manière plus ironique encore, à « produire des gens qui croient qu’ils ne devraient avoir aucune autre histoire que celle qu’ils ont choisie quand ils n’en avaient pas55. »

Hauerwas peut donc partager la perspective de Jean-Baptiste Metz qui, pourrait- on dire, réintroduit l’aspect décisif de la notion de récit en théologie, à partir de la question de la pertinence du christianisme dans le monde moderne56. À l’annonce d’un âge post- narratif liée au triomphe d’une rationalité supposée universelle, répond, du fait du constat d’un échec de cette rationalité à empêcher les tragédies absurdes du 20ème siècle, une redécouverte de la pertinence du récit comme fondement d’une rationalité pratique au sein de la société. La société ayant fait l’expérience d’une crise à l’issue de laquelle on a découvert l’impossibilité de la culture à empêcher une impensable et absurde barbarie57.

54 Walter BENJAMIN, « le conteur », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 114.115.

55 Stanley HAUERWAS, « Contre le sujet libéral sans histoire, une Église qui a du temps. Établir des liens,

un essai pour me comprendre moi-même », in Denis MÜLLER, Michael SHERWIN, Nathalie MAILLARD, Craig Steven TITUS, Sujet moral et communauté, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007, p. 49.

56 C’est à Pierre-Yves Materne que nous devons d’avoir montré ce qui relie Hauerwas et Metz à partir de

la redécouverte de l’importance du récit en théologie. Cf. Pierre-Yves MATERNE, La condition de disciple. Éthique et politique chez J.B. Metz et S. Hauerwas, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei n. 289, 2013.

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Mais le retour vers la narrativité ne s’impose par simplement dans le domaine de l’agir moral individuel ou communautaire. Il s’impose aussi comme critique d’une rationalité théologique qui aurait privilégié le concept au récit. Ceci en reléguant le récit à une forme d’expression pré-critique de la pensée dogmatique, teintée d’une grande part de subjectivité, privilégiant la contingence de l’événement à l’universalité ou, pour le dire plus prosaïquement, dotée d’un « caractère d’occupation pour bonne d’enfants58. » Le problème du récit est qu’il ne permettrait pas une discussion rationnelle au-delà des narrations particulières. La théologie est donc ramenée à un problème d’épistémologie théologique, celui de l’articulation entre le récit comme catégorie fondamentale et l’argumentation conceptuelle. Là aussi, Jean-Baptiste Metz a voulu réaffirmer cette articulation fondamentale n’hésitant pas à dire qu’« il y a un temps de l’argumentation et un temps du récit ! Et cette différence reste encore à apprendre 59 ! » C’est bien cet apprentissage qui, de fait, semble le plus difficile.

Eberhart Jüngel a lui aussi montré en quoi le moment narratif est un moment décisif dans l’appréhension de la Révélation divine. Mais Jüngel est bien conscient que cette appréhension narrative ne peut constituer qu’un moment avant la mise en concept de cette appréhension narrative. L’acte de raconter l’histoire n’est pas une possibilité parmi d’autres. Raconter l’histoire consiste d’abord à « aborder sa réalité unique et irrévocable en faisant retour sur la possibilité passée dont elle est venue et en tenant compte de ses possibilités futures, et justement assurer ainsi un avenir à la réalité passée60. » Finalement l’art de raconter consiste en une ouverture au possible de ce dont l’expérience passée rend compte à travers le récit qui en est fait en laissant la liberté au lecteur ou à l’auditeur d’entrer dans cette ouverture au possible par le récit. Ainsi, du point de vue d’une épistémologie théologique, l’histoire racontée de Jésus-Christ est toujours proposition d’ouverture à une expérience nouvelle pour celui qui la reçoit.

58 Eberhart JÜNGEL, Dieu mystère du monde, t. 2, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 117, 1983, p. 140. 59 Jean-Baptiste METZ, La foi dans l’histoire et dans la société, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 99, 1979, p.

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Metz, Jüngel et Hauerwas s’inscrivent bien dans une redécouverte de la dimension performative du récit. Mais si nous y regardons de plus près, il ne suffit pas de dire que la visée du narrateur est proprement pratique. Nous aurons à nous poser la question de la différence entre une fonction performative et une fonction en quelque sorte sacramentelle du récit. Et cette différence se joue très probablement du côté de la référence de ce récit. Il ne suffit pas que le récit ait une dimension performative, la question se joue du côté du rôle de celui qui raconte l’histoire et de la référence visée par le récit.

L’apologie du retour du récit en théologie proposée par Metz du côté européen et par McClendon outre-Atlantique cherche donc à contredire une thèse ancienne parcourant l’histoire de la théologie selon laquelle le récit biblique et biographique aurait une valeur épistémologique inférieure à l’argumentation rationnelle. Il s’agit de se rappeler que le mythe est antérieur au logos et que la métaphore est antérieure au concept.

Mais Hauerwas ne se satisfait pas du fait que le moment narratif soit l'un des moments clés de l’argumentation rationnelle. Il estime que ceux qui en appellent à ce dépassement ne prennent pas assez en compte le type de rationalité déployé dans la narration et ses effets sur l’auditeur ou le lecteur. C’est à cette tâche que Hauerwas s’est employé pour articuler la notion de récit avec une épistémologie théologique d’ensemble.

3.3.1.2. Le positionnement de Hauerwas au sein de la