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Pratique de la chasse et consommation : la continuité homme-animal

La consommation de viande est exceptionnelle, et cette observation résonne avec la pratique très sporadique de l’élevage sur la zone22. Exceptionnelle, car manger de la viande revêt presque toujours un caractère rituel. Le bœuf, le mouton et la chèvre ne sont consommés que lors de sacrifices, le plus important d’entre eux étant la rupture du jeûne du Ramadan (Besses, 2003). Avec le sacrifice, l’animal n’est pas rendu à l’état de chose comme dans les sociétés techniciennes chrétiennes où la production de masse rend les aliments carnés de consommation courante. Le sacrifice établit la continuité, et intègre l’animal dans une « communauté » constituée de l’humain et du divin (De Fontenay, 1998). Avec l’abattage rituel, la transgression est évitée car les animaux sont vidés de leur sang (or le sang c’est l’âme). L’idée de la continuité homme-animal est également renforcée par certains interdits alimentaires que nous verrons plus loin. La langue Soussou ne fait pas de différence entre ceux qui possèdent le langage, ou même la sensibilité, et les autres : elle désigne les vivants en les nommant Dalisé, rassemblant tous ceux qui respirent, doués du principe de vie, doués d’âmes. Les métamorphoses, transformations de l’homme en animal, comme pour le chimpanzé ou le lamantin par exemple, vont

21 Annexe 6 : liste ichtyofaune

représenter le déni de toute possibilité de classification entre les différentes sortes d’êtres, du moins dans l’ordre du discours.

La consommation de viande de brousse est aussi très occasionnelle. D’après nos entretiens sur les questions de goût (avec l’aimable participation de C. M. Hladik), la préférence se tourne indéniablement vers le poisson. Une certaine sagesse locale attache les personnes au pragmatisme et on aime le poisson parce que « c’est ce que l’on peut gagner »*, il ne sert à rien de rêver du luxe… l’humilité est un art de vivre. Dans nos enquêtes, deux motivations majeures à la consommation de viande de brousse apparaissent : lorsque le poisson vient à manquer dans les zones estuariennes en saison hivernale, et lors de la visite des « étrangers » que l’on se doit de recevoir dignement.

Les interdits alimentaires et les pratiques de chasse permettent une lecture des représentations de l’animal, symboles et catégories.

Dans les sites où nous avons mené nos entretiens, nous avons recensé entre deux et trois chasseurs, réguliers ou occasionnels, en moyenne par village, au maximum huit pour les plus importants (villages de 400 habitants environs). Cette pratique n’est donc pas généralisée et la très faible proportion de piégeurs est également un indice qui montre que, contrairement aux populations forestières, la chasse n’est pas une activité à fort ancrage culturel. La principale motivation invoquée pour la détention d’une arme est la protection des cultures contre les ravageurs.

Si ces motivations strictement matérielles donnent un caractère assez anecdotique à l’activité de chasse, elles ne suffissent pas à elles seules à comprendre la nature de cette activité en Guinée Maritime. La chasse est assez peu sélective et la capture est inhérente au hasard des rencontres, mais d’importantes distinctions se remarquent entre les animaux.

Parmi les deux tabous alimentaires, le premier s’applique aux « cochons », phacochères et potamochères. Il est lié à la notion d’impureté que la religion musulmane associe à la viande de porc. Le second concerne deux espèces présentes sur la zone : le babouin et le chimpanzé. Pour ces deux primates, la ressemblance avec les humains exclut

de les considérer comme de la nourriture. A voir leurs mains, leurs attitudes, et le fait qu’ils ne possèdent pas de queue, l’anthropomorphisme est évident pour les villageois. L’histoire raconte que, dans les temps anciens, alors que l’intervention divine était effective et immédiate, un groupe d’hommes aurait été puni et transformé en animal pour avoir bravé l’interdiction de pêcher le samedi. Sérieux châtiment pour ce qui nous semblerait un point de détail (mais d’autres ont bien une histoire de pomme), de ce mythe résulte la cohabitation de colonies de chimpanzés avec les populations humaines dans une sorte d’indifférence bienveillante : « Ils suivent leur chemin et nous suivons le nôtre »*. Les chimpanzés fréquentent très peu les villages et les zones de cultures, sinon pour chaparder, à l’occasion, quelques mangues. Dans leur quête de nourriture, ils n’entrent pas en conflit avec les villageois, et une certaine forme de commensalisme s’observe dans l’utilisation des territoires respectifs (Leciak, 2004). Aucun motif ne justifie leur capture23.

Les chimpanzés sont craints par les femmes et respectés par les hommes. Les récits de chasseurs ne tarissent pas d’éloges. En incarnant la force et l’habileté, ils symbolisent la virilité. Pour les jeunes hommes, à l’instar des figures du cinéma d’action, de Bruce Lee à Sylvester Stallone, le chimpanzé est représenté sur des posters de papier vendus sur les marchés de Kamsar ou de Conakry. Il s’affiche cigarette à la bouche, revolver au poing. Dessiné dans des postures de mauvais garçon bagarreur, il est l’exacte réplique de l’adolescent qui, ici, affirme et teste son courage dans des attitudes qui lui seront interdites une fois les trente ans passés, marié et chargé de responsabilités.

Le chimpanzé est à la fois un homme passé et un futur homme.

Il existe néanmoins un aspect négatif (en terme de conservation) à l’anthropomorphisme qui touche les grands primates. Les chimpanzés et les babouins sont capturés pour être vendus comme animaux de compagnie. Dans ce traitement, ils seront alors d’autant plus humanisés puisqu’on les habille, et on peut aller jusqu’à leur faire boire de l’alcool ou fumer des cigarettes dans une sorte de jeu d’identification poussé au mauvais traitement. Un trafic de primates existe entre les zones rurales et Kamsar ou Conakry. Cette pratique représente davantage une menace pour les populations de babouins (plus faciles à

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Le cas des babouins est assez différent. Ils ne sont effectivement pas consommés, mais peuvent être considérés comme nuisibles car ils fréquentent, en groupes parfois importants, les champs d’arachide. On les chasse pour protéger les cultures.

capturer) que pour les chimpanzés. Et en deux ans, nous n’avons enregistré sur toute la zone de Kanfarandé qu’un seul cas de capture de jeune chimpanzé pour la vente.

Si la viande de brousse, à l’instar des produits de cueillette, représente une très faible part de l’alimentation pour des populations humaines que nous pourrons qualifier dès lors de riziculteurs-pêcheurs, la chasse ne peut pas être non plus considérée comme une activité rémunératrice. Près de la moitié des chasseurs interrogés redistribue son gibier au sein même du village. La vente y est possible, elle permet aux chasseurs le dédommagement du prix des cartouches, mais on l’assimile alors aux pratiques de dons/contre-dons, qui, au-delà d’un renfort à la cohésion sociale, pallient assurément les problèmes de conservation des aliments. En effet, les situations d’enclavement assez généralisées dans lesquelles se trouvent les villages étudiés rendent la commercialisation du gibier difficile. Et si, en rapport aux habitudes alimentaires, les techniques de fumage du poisson sont totalement acquises par la majorité des femmes, il ne se trouve, par contre, aucune maîtrise de la conservation de la viande. Le transport des produits est assez délicat.

Les espèces les plus chassées sont également les plus abondantes : les citations fréquentes concernent les phacochères, céphalophes roux, agoutis et porcs-épics. Les préférences vont aux espèces appréciées pour leurs goûts et leurs vertus médicinales et aux espèces les plus grandes, en fait les plus rentables. Mais, en vérité, les grands ongulés, comme les guibs ou les cobes, plus rarement les buffles, ne sont la cible que de quelques chasseurs expérimentés. La pratique de la chasse, bien qu’elle soit banalisée depuis ces dernières années, connaît encore un certain caractère rituel. Les initiations traditionnelles n’existent plus et on dit que pour être chasseur, il suffit d’avoir les « moyens »*, soit un fusil et la possibilité de payer taxes et cartouches. Mais assez rapidement au cours des entretiens, le « courage »* devient un critère majeur. Or, en Guinée Maritime, le courage peut être une vertu innée, mais il est tout autant, si ce n’est plus, acquis via la connaissance des « secrets »* et au moyen de talismans. La grande chasse implique une confrontation avec les diables, êtres surnaturels qui habitent ou accompagnent les espèces sauvages les plus imposantes, comme le buffle ou le guib.

La consommation de viande procède non pas de la valeur nutritive et énergétique des aliments, mais de classifications animales spécifiquement culturelles. Comme le

montre Sahlins, dans les sociétés capitalistes, le chien, parce qu’il est symboliquement humanisé, socialisé, n’est pas consommé (Sahlins, 1980). En Guinée Maritime comme ailleurs, avec le sacrifice de moutons ou de bœufs, toute consommation d’espèce domestiquée implique un rituel. Dans le cas de la chasse, il est possible de tenir le même raisonnement. Les grands animaux « marchent avec les diables »*, « sont au compte des diables »*. Ainsi associés à ces entités invisibles, les animaux sont domestiqués par les diables. Pour les humains, pouvoir les abattre implique une sorte de contrat avec les êtres invisibles, un rite précis. Sans protection magique, le chasseur serait perdu, et la plupart des villageois ne s’y risque pas. « Pour être chasseur, il faut être un homme. Il faut un pouvoir. Les autres ont peur d’aller en brousse la nuit. Le chasseur est un sorcier qui se transforme en bois, en animal, etc. »24. La chasse est une technique basée sur une sympathie étroite entre l’âme du chasseur et le domaine spirituel avec lequel il entre en contact (Houis, 1953).