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Les maladies fréquemment citées sont soignées sans appareil rituel de divination, c’est pourquoi le remède (qu’il soit chimique ou issu du végétal) renferme en lui seul son efficacité. On ne recherche pas la cause du mal mais à traiter ses effets. Tant les commentaires des enquêtés que les enseignements des guérisseurs témoignent d’une phytothérapie conduite, en première approche, par l’identification des symptômes.

En s’intéressant à 90 espèces végétales parmi les plus utilisées, nous avons considéré les différents symptômes (classés en catégories nosologiques) que peuvent guérir ces plantes. Les résultats montrent la très large gamme de troubles pour lesquels les végétaux sont utilisés. Les symptômes les plus couramment soignés par les plantes sont liés aux maladies parasitaires (32 % des espèces peuvent être utilisées à cet usage) très largement répandues dans les zones rurales africaines comme le montre la fréquence de citation (54,4 %). Il existe une correspondance entre les symptômes pour lesquels on utilise les plantes et les maladies les plus redoutées (donc les mieux connues, donc les plus fréquentes).

Tableau 2 : Symptômes les plus fréquemment cités et propriétés curatives des plantes Fréquence des

symptômes cités (245 citations pour 90 personnes

interrogées)18

Propriétés curatives des plantes

(fréquence des

symptômes soignés par 90 espèces

communes)19

troubles et parasites intestinaux 54,4% 32,3%

traumatismes corporels 41,1% 12,0% troubles oculaires 41,1% 4,4% troubles mentaux 21,1% 2,5% MST 21,1% 5,7% fièvres et paludisme 14,4% 7,0% maux de tête 13,3% 2,5% paralysie 10,0% problèmes cutanés 8,9% 7,6% rhume et toux 7,8% 7,0% maladies cardiaques 4,4% impuissance 4,4% 3,8%

(nb : une même espèce peut être curative de plusieurs symptômes selon la partie du végétal utilisé)

18 D’après enquête F.M.P., A. Soumah, D. Leyle, Observatoire de Guinée Maritime, doc. interne.

D’après ces premières observations, il serait possible de qualifier la phytothérapie en Guinée de médecine empirico-rationelle, où l’utilisation du remède est suffisante et répond aux symptômes observés. Le traitement de la plupart des maladies ne se réalise qu’à partir d’une interprétation de phénomènes concrets, de douleurs physiques, donc hors de tout contexte causal plus large. L’ethnomédecine classique (Foster, 1976, Murdock, 1980) distingue les pratiques thérapeutiques fondées sur des démarches empirico-rationnelles et les pratiques magico-religieuses (ces deux types correspondant plus ou moins à la distinction entre symptomatologie et étiologie). Mais selon cette distinction, les pratiques magiques, qui existent bel et bien en Guinée, deviennent du coup irrationnelles, et la mise en œuvre de rites, de sacrifices et de pouvoirs occultes dessine une véritable incohérence dans le système de pensée des populations.

En vérité, cette opposition entre une médecine empirique, qui considérerait des causes naturelles sur lesquelles aucune intervention n’est possible et une médecine magique qui opère sur des causes surnaturelles ou sociales, n’est qu’un point de vue occidental. En Guinée, il n’y a pas de sens à distinguer le naturel du surnaturel. La participation du magico-religieux dans l’acte curatif ne se réalise pas comme un contraire de la thérapie médicamenteuse (phyto ou chimique), mais elle intervient en fonction du diagnostic établi par les proches du malade ou par le guérisseur lui-même. Une maladie répandue comme le paludisme n’a pas besoin du recours de la religion, elle ne démontre pas de désordre social. Par contre des maladies soudaines, violentes, rares, et surtout des symptômes récurrents sont le signe de déséquilibres ou de l’action de forces maléfiques. Et c’est là que le rituel magique intervient.

Le naturel et le surnaturel n’existent pas séparément, car dans leurs rapports aux phénomènes, les sociétés guinéennes se représentent des univers à multiples dimensions : les choses matérielles visibles ne représentent pas l’unique existant, et des mondes invisibles, qu’on assimilerait aux espaces où esprits, génies et divinités se déploient, sont conscientisés. Ces mondes « magiques » ne sont pas juxtaposés ou parallèles, ils sont en interaction permanente avec le monde des humains et des choses. Au regard de la maladie, cette considération nous est indispensable afin de ne pas basculer dans nos propres schémas, ceux de la science occidentale qui considère un seul univers ou une seule dimension. Selon ce postulat, sur lequel repose tous les systèmes théoriques de l’Occident depuis la seconde moitié du XIXème siècle, la médecine va être conduite à ne considérer

que le patient et sa pathologie interne (Nathan, 2004). Au contraire, en Guinée, comme dans la plupart des sociétés africaines, la maladie peut être le fait d’interventions externes émanant de ces différents univers, soit via des agents humains comme les sorciers, soit non-humains (esprits ou ancêtres), soit surnaturels (Dieu).

D’après les thérapeutes avec lesquels nous avons travaillé, chacun de nous possède à l’intérieur de son corps (au niveau du plexus) « Kounoli » (récipient creux avec une petite ouverture au sommet) ou « Nafari » (animal ressemblant aux serpents ou aux vers) selon les interprétations. Cet élément, presque considéré d’une manière autonome par rapport à l’être humain dans lequel il se trouve, est le point de départ de la maladie. C’est Kounoli ou

Nafari qui, pour ainsi dire, se trouve relié aux autres mondes, c’est sur lui que les entités

surnaturelles agissent pour provoquer la maladie. Par la suite, celle-ci pourra s’exprimer dans n’importe quelle partie du corps. Selon cette conception, les thérapies agissent toujours dans l’objectif d’expulser le mal ou d’en combattre la cause (actes de sorcellerie par exemple). L’ingestion de tisanes ou de décoctions s’inscrit parfaitement dans cette représentation où l’action médicale joue dans les parties médianes du corps (intestins), l’effet curatif d’expulsion s’exprimant par les vomissements ou les diarrhées. Au travers de ces visions de la cause externe, la médecine traditionnelle met en évidence les réseaux qui se créent entre les différents univers de pensée. Le guérisseur, maître du secret, ne réalise ni son diagnostic, ni sa thérapie uniquement avec le patient mais par l’entremise des objets qui le relient aux univers cachés. En témoignent des interventions thérapeutiques auxquelles nous avons pu assister sans que le malade ne soit lui-même présent.

Les mondes invisibles sont accessibles aux seuls détenteurs du « Secret »* (les initiés), qui selon leur religion, associent végétaux et objets magiques. Les « karamoko » (marabouts, maîtres coraniques) mêlent aux plantes les versets coraniques, fondant des pratiques médicales dont l’efficacité repose sur la magie ou le capital symbolique de la connaissance écrite. L’écriture, et en particulier l’écriture mystique des textes sacrés, constitue un moyen privilégié pour accéder aux mondes invisibles. Les guérisseurs (les initiés, détenteurs du savoir pré-islamique, de l’ensemble des secrets ou « Simö ») travaillent en communication avec les esprits (esprits tutélaires, diables et génies de brousse) qu’ils appelent par l’intermédiaire d’objets fétiches ou de certains organes végétaux.

Chacun selon ses protocoles manipule les plantes comme une interface entre les univers. Le végétal possède donc cette appartenance multiple. Si certains arbres sont le siège des esprits tutélaires, si certaines espèces suffisent à elles seules à protéger une habitation de l’intervention des sorciers, si la plante est purificatrice, les végétaux sont à la fois du monde des choses visibles, mais ils sont aussi des mondes invisibles. Ainsi la plante, nommée « séri », est le « médicament », terme ambivalent et polysémique en Afrique, « aussi bien ce qui correspondrait au sens biomédical de ce mot, mais aussi un poison, réel mais aussi symbolique, comme le serait un objet censé agir à distance sur une personne ou sur des forces de la nature, et que l’on peut inscrire dans la magie, au sens technique du terme » (Tonda, 2000). Les végétaux sont des « fétiches » employés ici dans le sens que Picasso ou les surréalistes donnaient à ce mot, c’est-à-dire objets magiques qui permettent l’accès à d’autres dimensions, « passeurs ».

2.2.3. Usages et relation aux espèces