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Dans ce chapitre, nous examinons la corruption sous l’angle des entreprises, qui offrent des pots-de-vin aux fonctionnaires. Nous utilisons la distinction classique entre corruption administrative et corruption législative. La première fait référence aux pots-de-vin versés pour influencer l’application des lois et des règlements concernant l’activité de l’entreprise, la seconde aux pots-de-vin visant à influencer le contenu ou la formulation de ces mêmes lois et règlements (Hellman et al., 2000).

D’autre part, nous nous intéressons ici aux activités cachées d’entreprises formelles, c’est-à-dire déclarées au registre du commerce. Dans la littérature, l’activité non déclarée de ces entreprises peut être désignée par le terme d’activité informelle (Johnson et al., 2000), (Vostroknutova, 2003), mais cette notion présente l’inconvénient d’introduire une confusion entre les ventes dissimulées par des entreprises officiellement déclarées et l’activité des entreprises non déclarées (Hibbs et Piculescu, 2005). La dissimulation par les entreprises d’une partie de leurs ventes visant à échapper aux réglementations et à l’imposition (Loayza, 1996), ce phénomène correspond également à de la fraude fiscale (Gauthier et al., 2004), (Sanyal et al., 2000), (Gauthier et Gersovitz, 1997). Ici, nous mesurons la fraude fiscale par le pourcentage de ses ventes que l’entreprise ne déclare pas.

3.2.1 L’enquête

Pour mesurer ces phénomènes, nous utilisons une base de données créée par une équipe du ROSES (Université Paris 1 / CNRS) à laquelle j’ai participé, avec le concours du FE- MISE4. Cette banque de données repose sur des enquêtes croisées employeur/employé me-

nées en 2004-2005 en partenariat avec l’Institut de Sondage et de Traitement de l’Informa- tion Statistiques (ISTIS) en Tunisie, le Centre de Recherche en Économie Appliquée pour le Développement (CREAD) en Algérie et le Centre de Recherche en Économie Quantitative (CREQ) au Maroc. Les enquêtes ont été menées auprès d’environ 200 entreprises par pays et une dizaine de salariés par entreprise. Au total, la base compte 581 entreprises et 5682

salariés.

L’objectif principal de l’enquête était de permettre l’étude de l’impact de la flexibilité du travail sur les conditions de travail et le développement du secteur informel et l’impact de ces derniers sur la corruption, dans un contexte de concurrence locale et étrangère de plus en plus intense.

Les échantillons

L’échantillon « employeur » ne comporte que des entreprises formelles, c’est-à-dire dé- clarées au registre du commerce. Nous avons trop peu d’observations pour atteindre une parfaite représentativité. La construction de notre échantillon a cependant été guidée par le souci de représenter le mieux possible la répartition des entreprises selon trois critères : la région, le nombre de salariés et le secteur d’activité principale dans chacun des pays. Trois critères de représentativité ont également été établis pour guider l’élaboration de l’échan- tillon « employé » : l’âge, le sexe et le niveau d’instruction. Les entreprises ont ensuite été choisies aléatoirement mais de façon à respecter les critères dans des listes recensant par pays les entreprises de plus de 10 employés.

Les questionnaires

Les questionnaires ont été conçus par l’équipe du ROSES et par d’autres chercheurs de l’Université Paris I. Ils sont en partie inspirés d’enquêtes pré-existantes (RLMS, Enquête emploi de l’INSEE, OIT, BEEPS, INS...) mais, pour la plupart, réalisées en Europe. Une étude approfondie du cadre institutionnel, des règles formelles et informelles en Tunisie a permis d’adapter le questionnaire au contexte local.

Les questionnaires sont à l’origine formulés en langue française mais, à travers nos discussions avec des spécialistes des enquêtes au Maghreb, est apparue la nécessité de traduire le questionnaire en langues tunisienne, marocaine et algérienne.

La première version des questionnaires a été légèrement remaniée après des discussions avec les enquêteurs et l’enquête pilote, réalisée en Tunisie un mois avant le début de l’en- quête. Elles ont conduit à réduire le nombre de questions de 65 à 61 pour le questionnaire

« employeur » et de 68 à 60 pour le questionnaire « employé » et à simplifier certaines questions.

La structure finale des questionnaires se présente de la manière suivante : Questionnaire employeur Questionnaire employé Identification du chef d’entreprise Identification du salarié Caractéristiques de l’entreprise Caractéristiques du salarié Effectifs de l’entreprise Indicateur du niveau de vie Organisation du travail Organisation du travail Conditions de travail et santé Conditions de travail et santé Dynamique concurrentielle

Recours aux formes de travail flexible

Les questionnaires ont été administrés sur place par des enquêteurs des instituts lo- caux partenaires. Des réunions préalables ont été organisées afin de leur présenter notre projet et les objectifs de l’enquête et d’expliciter le sens et l’intérêt des principales questions.

Les obstacles

La réalisation de l’enquête s’est heurtée à quelques difficultés. La première a été la prise de contact avec les entreprises. Plusieurs chefs d’entreprise se sont montrés réticents face à la double enquête qui devait mobiliser non seulement une partie de leur temps mais aussi celui d’une dizaine de leurs employés. En effet, la durée moyenne d’un entretien avec le chef d’entreprise était de 45 minutes, avec un employé de 25 minutes. Un autre obstacle tenait à la présence de questions sensibles, en particulier sur la corruption. Ces questions ont parfois suscité de la part de l’employeur un refus de répondre et un refus de poursuivre l’enquête (41% pour la question sur la fréquence de la corruption législative et 36% pour la corruption administrative), c’est la raison pour laquelle elles avaient été placées à la fin du questionnaire. Pour cette raison également, nous testons plus loin, dans notre analyse des facteurs de corruption, l’hypothèse d’un biais de sélection.

3.2.2 Des questions de perception

L’enquête présente un certain nombre de limites. Tout d’abord, les questions posées sur la corruption, la concurrence, la sécurité des droits de propriété touchent aux percep- tions qu’ont les responsables de l’entreprise de son environnement institutionnel. Ensuite, certaines questions, censées révéler des pratiques réelles, sont posées de la façon suivante : « Est-ce que les entreprises comme la vôtre. . . ? ». Le but de cette formulation est de contour- ner l’autocensure dont souffrent toutes les enquêtes sur les pratiques illicites ou socialement condamnées (drogue, criminalité, alcoolisme, corruption). Elle repose sur l’hypothèse que d’une part l’on se sent plus libre de répondre si l’on n’est pas directement concerné par la question, d’autre part la réponse est largement guidée par ses propres pratiques. Mais les réponses obtenues à des questions portant sur « les entreprises comme la vôtre » ou « les entreprises de votre secteur » peuvent refléter des représentations collectives pas né- cessairement conformes aux pratiques réelles des entreprises du même secteur ni à celles de l’entreprise interrogée. Il se peut aussi que l’on obtienne des réponses stratégiques plutôt que conformes à la réalité, en particulier aux questions sur les taxes, les réglementations ou les services publics : les entreprises peuvent délibérément surestimer les premières ou sous- estimer ces derniers pour influencer les choix politiques. Elles peuvent également surestimer les pratiques frauduleuses de leurs concurrentes pour justifier leurs propres difficultés. Pour éviter ce problème, des enquêtes récentes similaires menées par la Banque Mondiale notam- ment au Maroc en 2000 et en Algérie en 2002, les Investment Climate Surveys5 comportent

des questions sur la corruption concernant les comportements de la firme elle-même mais qui peuvent s’inscrire dans des pratiques usuelles : « Dans de nombreux pays, on dit que les entreprises versent des paiements officieux, privés ou autres bénéfices à des fonction- naires pour obtenir des avantages dans l’élaboration des lois, décrets, réglementations et autres décisions gouvernementales. Dans quelle mesure les pratiques suivantes ont-elles eu

5Les Investment Climate Surveys sont le produit d’un programme de mise en commun des apports

des enquêtes précédentes de la Banque Mondiale : Firm Analysis and Competitiveness Surveys (FACS), World Business Environment Surveys (WBES), Regional Program for Enterprise Development (RPED). Ces enquêtes, réalisées auprès d’environ 500 entreprises par pays, portent sur le climat de l’investissement : l’offre d’infrastructure physique, la structure et le fonctionnement des marchés d’approvisionnement et de commercialisation, les relations entre firmes et les réseaux, la réglementation industrielle, le système juridique, l’administration fiscale et douanière, la corruption et d’autres aspects de la gouvernance.

un impact direct sur vos activités... ? ». Ces enquêtes présentent néanmoins l’inconvénient d’aborder la question de la corruption uniquement sous l’angle de son impact sur les affaires sans permettre d’identifier l’ampleur du phénomène en soi.

Malgré ces inconvénients, une formulation indirecte évite d’abord de mettre en cause directement les personnes interrogées (ce qui, dans les régimes peu démocratiques, peut constituer un réel avantage). Elle réduit également les non-réponses liées à de telles craintes. En outre, comme elle est similaire à celle des enquêtes BEEPS6 sur les pays en transition

(Hellman et al., 2000) et de l’enquête de 1998 sur les entreprises ougandaises7 (Reinikka

et Svensson, 2003), cette formulation indirecte autorise les comparaisons entre les détermi- nants microéconomiques de la corruption en Afrique du Nord, en ex-URSS et en Ouganda. Par ailleurs, cette enquête présente l’avantage de fournir une base de données microé- conomiques originale sur les institutions et différentes formes de corruption dans trois pays du Maghreb.

Pour mener notre analyse, nous utilisons principalement le questionnaire « employeur ». Une seule variable est tirée de l’enquête « employé », qui sert à instrumenter la fraude fiscale. Les questions utilisées pour définir les variables étudiées sont reproduites dans le tableau 3.10 en annexe. Ce tableau fournit aussi les principales statistiques descriptives de ces variables. Il y a moins de réponses aux questions concernant la corruption et la fraude fiscale qu’aux autres questions. Pour la corruption administrative et la corruption législative, la médiane est inférieure à la moyenne. Ceci est probablement dû au fait que de nombreuses entreprises qui répondent au questionnaire taisent ou minimisent le phénomène : si une question est jugée embarrassante, l’enquêté peut choisir de ne pas répondre ou de répondre « jamais » pour se protéger. Cependant le nombre de réponses est suffisant et les écarts

6Les données de cette enquête sont utilisées dans la sous-section 3.6.2. L’annexe A présente plus en

détail cette enquête ainsi que différents types d’indices de corruption.

7Les questions posées dans cette enquête le sont aussi de façon indirecte en introduisant généralement

les questions de la façon suivante : « Pour des entreprises dans votre secteur d’activité, de taille et carac- téristiques similaires,... ». Mais les questions sur la corruption ne sont pas uniquement qualitatives comme dans notre enquête, certaines visent à quantifier le phénomène. Une description plus précise de cette base de données est fournie en annexe.

type assez élevés pour que nous puissions effectuer une analyse statistique et économétrique des activités occultes (corruption et fraude fiscale).