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1.1 Corruption et dépenses publiques

1.1.3 Marchés publics et recherche de rente

La sensibilité des décisions budgétaires d’un pays au niveau de corruption s’explique notamment par la spécificité des marchés publics – qui constituent la procédure d’attri- bution des fonds publics la plus fréquente dans les domaines de l’énergie, la défense, la construction, les travaux publics et les transports et télécommunications. Ils offrent un terrain favorable à la corruption pour trois raisons principales :

1. Ils ouvrent pour bon nombre d’entreprises des possibilités d’activité considérables et il est parfois vital pour les entreprises, en particulier au niveau local, d’obtenir ces marchés.

Ils représentent une part particulièrement élevée du PIB dans les secteurs de l’énergie, du bâtiment et des travaux publics, du matériel de transport et télécommunications. Les gains que permettent d’obtenir les marchés publics (rente, survie de l’entreprise...) sont autant d’incitations à la corruption.

2. Il existe, dans toute collectivité publique, un risque de dissociation entre l’intérêt économique des dirigeants et celui de la collectivité qu’ils représentent. Les décisions pu- bliques sont susceptibles d’être soumises à corruption dès que la maximisation de l’utilité individuelle du preneur de décision prévaut sur la maximisation du bien-être social. Un des travaux fondateurs est celui de Krueger (1974) qui souligne que l’existence de rentes constitue le facteur prédominant des défaillances de gouvernement, donc en particulier de la corruption, en stimulant les comportements de recherche de rente.

3. Un pourcentage relativement élevé des dépenses gouvernementales est prédéterminé : le paiement de la dette publique, les retraites, les salaires, les transferts sociaux... La fraude et la corruption sont moins aisées, plus facilement détectées5 et donc plus rares sur ce type

de paiements. Au contraire, les investissements dans l’achat de matériaux, la construction ou la rénovation de biens, le génie civil et les paiements à des entreprises privées à travers les marchés publics offrent aux fonctionnaires une liberté d’action favorisant la corruption. Or les marchés publics sont majoritaires dans les dépenses en capital. Ces dernières incitent donc davantage à la corruption que les dépenses courantes.

La corruption peut avoir lieu à toutes les phases de la procédure de passation du mar- ché : attribution, exécution, contrôle. Or, dès lors que la passation des marchés publics est entachée de corruption, le principe de l’allocation optimale des ressources publiques est compromis. Le critère d’attribution des commandes publiques n’est alors plus le meilleur rapport qualité-prix (critère d’efficience collective) mais le plus générateur de pots-de-vin (critère d’efficience individuelle). Ceci entrave la capacité de l’État à assumer la fonction d’allocation pareto-optimale des ressources mise en évidence par Musgrave (1959). La cor-

5Jacquemet (2006) met en évidence deux canaux par lesquels la probabilité de détection affecte l’inci-

tation à la corruption : d’une part, elle réduit le taux d’escompte associé au pot-de-vin, d’autre part, elle accroît le coût de la sanction.

ruption peut affecter la répartition des dépenses publiques à travers différents mécanismes. Du côté de la demande de corruption – donc de l’offre de contrats publics –, les fonc- tionnaires, entre lesquels la concurrence est faible puisqu’ils sont peu nombreux face à une offre relativement abondante, jouissent d’une position d’oligopsone. Leurs marges de ma- nœuvre mais aussi leur pouvoir de négociation sont accrus lorsqu’ils décident de l’allocation des dépenses et des contrats, ce qui facilite les comportements de recherche de rente. Les fonctionnaires peuvent en effet imposer des contraintes ou des restrictions sur le marché afin de maximiser les rentes qui en résultent et les pots-de-vin payés pour obtenir ces rentes (Lambsdorff, 2002).

D’autre part, les agents corrompus sont incités à privilégier des secteurs de dépenses pour lesquels ils s’attendent à ce que les décisions se prennent dans un environnement rela- tivement « secret » (Shleifer et Vishny, 1993) tels que l’énergie, la défense ou l’ordre public. En effet dans ces secteurs, pour des raisons de sécurité nationale, les décideurs publics ont rarement recours à des avis d’appels d’offre pour attribuer les marchés publics6. La nouvelle

réglementation en matière de passation des marchés publics introduite en octobre 2003 par le Ministère du Plan bengali en est une illustration : elle vise à assurer l’allocation optimale des ressources lors de la passation des marchés publics et à garantir qu’ils soient attribués de façon juste, transparente et non discriminatoire, mais exception est faite à cette nouvelle réglementation dès lors que la sécurité de l’État est en jeu, notamment pour les contrats militaires7. Par ailleurs, une étude menée par Transparency International en 2002 souligne

que la défense est le deuxième secteur le plus soumis à la corruption selon l’Indice de Cor- ruption des Pays Exportateurs (TI, 2002) : l’estimation la plus « optimiste » indique qu’au moins 10% des dépenses de défense sont versées en commissions à de hauts fonctionnaires (Courtney, 2002).

6Un Accord sur les Marchés Publics, élaboré sous l’égide de l’Organisation Mondiale du Commerce

(OMC) a pris effet le 1er janvier 1996. Il vise à ouvrir autant que faire se peut les marchés publics à la

concurrence internationale, essentiellement en réglementant les procédures de soumission à appels d’offres. Mais l’accord ne concerne que 37 États membres jusqu’ici, et principalement des pays développés.

7Une étude du US Department of Commerce estime que le secteur de l’armement représente approxi-

Du côté de l’offre de corruption – donc de la demande de contrats publics –, les en- treprises peuvent être incitées (notamment par une juridiction non contraignante voire des codes d’imposition qui autorisent les pots-de-vin pour décrocher des contrats à l’étran- ger8) à soudoyer des fonctionnaires étrangers pour exporter des produits à haute rentabilité

comme des armes, des équipements militaires, du pétrole, du gaz ou de l’or.

L’effet du degré de concurrence entre vendeurs sur l’offre de pots-de-vin est incertain. Une forte concurrence devrait les inciter à verser des commissions pour compenser la fai- blesse de leur pouvoir de négociation (Gupta et al., 2000) ou leur faible compétitivité (voir chapitre 3) et obtenir des parts de marché. Mais, à l’inverse, une faible concurrence les conduit à anticiper des rentes importantes et les incite à verser des pots-de-vin pour décro- cher ces marchés (Mauro, 1998). On peut en réalité penser que la rente promet d’être élevée pour l’entreprise, non parce que la concurrence est faible entre vendeurs, mais parce que les projets auxquels sont affectées les dépenses dans un secteur donné sont vastes et engagent d’importantes sommes d’argent. C’est davantage le cas dans des secteurs comme l’énergie, la défense ou les transports que dans des domaines comme l’éducation ou la santé. La pro- messe d’une rente élevée pour l’entreprise l’incite effectivement à fournir des commissions élevées.

Au point de rencontre entre l’offre et la demande de contrats publics, il existe une forte asymétrie d’information, favorable aux entreprises, lorsque les contrats concernent du capital très spécifique, dont le coût réel est difficile à évaluer pour l’acheteur (Collier et Hoeffler, 2005). C’est le cas par exemple pour la construction d’édifices publics, de pipe- lines, d’équipements militaires sophistiqués.

Les comportements de recherche de rente des agents privés et publics sont ainsi forte- ment liés. Les pots-de-vin des fonctionnaires sont largement dépendants des traitements préférentiels ou rentes de monopole qu’ils peuvent offrir aux entreprises. Or, les marchés

8Le 21 novembre 1997, les pays Membres de l’OCDE et cinq pays non membres, l’Argentine, le Brésil,

la Bulgarie, le Chili et la Slovaquie, ont adopté une Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. Elle rend en particulier illégal le versement de commissions pour l’obtention de marchés publics étrangers.

publics les plus générateurs de rente se situent davantage dans les domaines de la dé- fense et des infrastructures que dans celui de l’éducation (Tanzi et Davoodi, 2001). Des fonctionnaires sensibles à la corruption peuvent donc, anticipant les pots-de-vin versés par les entreprises ou les possibilités de détournement offertes par certains types de dépenses, chercher à favoriser ces secteurs au cours de l’élaboration du budget. L’hypothèse que nous formulons et que nous testons dans la suite de ce chapitre est donc que ces comportements de recherche de rente ont une influence sur l’allocation des dépenses publiques. Mais, les possibilités de corruption étant elles-mêmes fonction du budget alloué aux secteurs les plus générateurs de rente, il apparaît indispensable de contrôler le biais d’endogénéité qui en découle.