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Présentation des acides phosphoriques et application à la polymérisation par ouverture de cycle

Acides phosphoriques et dérivés : des premiers pas prometteurs en ROP

I. Présentation des acides phosphoriques et application à la polymérisation par ouverture de cycle

Dans le premier chapitre de ce manuscrit, nous avons mis en évidence le caractère bifonctionnel des acides sulfoniques. Cette propriété a été très rarement décrite pour ces acides, pourtant largement utilisés en catalyse homogène et hétérogène.1 Il y a encore deux

ans, M. Terada les décrivait comme « des catalyseurs très courants, mais qui sont probablement des acides trop forts pour maintenir des interactions par liaisons hydrogènes entre un substrat protoné et leur base conjuguée».2 Il les opposait ainsi aux acides phosphoriques, acides plus faibles, pour lesquels la base conjuguée peut rester en interaction avec le substrat activé. Si l’acide phosphorique est habillé d’une copule chirale, l’activation du substrat dans cet environnement peut induire une transformation énantiosélective (Figure 3.1).

Grâce à cette approche originale, les acides phosphoriques chiraux ont connu un succès retentissant depuis quelques années pour leur application dans de nombreuses réactions

1 (a) P. S. Tully Sulfonic acids, Kirk-Othmer Encyclopedia of Chemical Technology, 2000, John Wiley & Sons.

(b) S. Patai and Z. Rappoport The Chemistry of Sulphonic Acids, Esters and Their Derivatives, 1991, John Wiley & Sons.

2 M. Terada Chem. Commun., 2008, 4097-4112.

en catalyse énantiosélective : Mannich,3 Strecker,4 Friedel-Craft,5 et d’autres.

Comme les acides sulfoniques, ces acides possèdent un oxygène lié au phosphore pouvant agir comme un site basique. Le potentiel bifonctionnel des acides phosphoriques chiraux a ainsi été revendiqué à plusieurs reprises sur la base d’études théoriques, dont les modèles permettent d’expliquer les sélectivités observées expérimentalement.6 Un exemple décrit par Goodman et al. illustre le mode d’action des acides phosphoriques dérivés du BINOL pour la réaction de Strecker sur une benzylimine (Figure 3.2).6bLes groupements X sur le squelette BINOL augmente l’encombrement autour du site bifonctionnel et accroissent la sélectivité.

L’étude suggère que la réaction passe par un état de transition dans lequel le catalyseur active simultanément l’imine et une forme tautomère de l’acide cyanhydrique. Cette activation exacerbe d’une part l’électrophilie du carbone de l’imine et la nucléophilie du

3 (a) T. Akiyama, J. Itoh, K. Yokona, K. Fuchibe Angew. Chem. Int. Ed., 2004, 43, 1566-1568. (b) M.

Yamanaka, J. Itoh, K. Fuchibe, T. Akiyama J. Am. Chem. Soc., 2007, 129, 6756-6764.

4 (a) M. Rueping, E. Sugiono, C. Azap Angew. Chem. Int. Ed., 2006, 45, 2617-2619. (b) M. Rueping, E.

Sugiono, S. A. Moreth Adv. Synth. Cat., 2007, 349, 759-764.

5 (a) Q. Khang, X.-J. Zheng, S.-L. You Chem.-Eur. J., 2008, 14, 3539-3542. (b) Y.-F. Sheng, Q. Gu, A.-J.

Zhang, S.-L. You J. Org. Chem., 2009, 74, 6899-6901.

6 (a) L. Simon, J. M. Goodman J. Am. Chem. Soc., 2008, 130, 8741–8747. (b) L. Simon, J. M. Goodman J. Am.

Chem. Soc. 2009, 131, 4070–4077.

carbone de l’acide. Le groupement benzyle de l’imine est alors orienté dans la position la moins encombrée stériquement et impose la face d’attaque au carbone nucléophile. Le proton acide du catalyseur est transféré sur le substrat et l’oxygène du phosphoryle récupère le proton du nucléophile. L’acide phosphorique joue dans cet exemple le rôle de navette à protons. Ce mode d’action est donc identique à celui observé pour les acides sulfoniques et nous positionnons ainsi les acides phosphoriques comme des candidats sérieux pour la ROP de l’ε- CL.

L’utilisation de ces acides parait d’autant plus attrayante que l’art antérieur est quasiment vierge pour la ROP d’esters cycliques. Un seul exemple est décrit pour une polymérisation de l’ε-CL catalysée par l’acide orthophosphorique H3PO4 (pKa1 = 2,1) sans

solvant à 130°C pendant plusieurs heures (cf. introduction bibliographique Chapitre I). Les polymères sont de faibles masses, inférieures à 1 000 g/mol. Nous avons réalisé des essais préliminaires dans des conditions plus douces avec des cristaux d’acide orthophosphorique anhydre dans le toluène à 30°C en présence de pentanol et il n’a montré qu’une activité extrêmement faible. La conversion totale de l’ε-CL est atteinte au bout d’une semaine dans le DCM ou le toluène avec un contrôle très moyen, Mn = 2 300 g/mol (Mn théorique = 4 650

g/mol) et une dispersité élevée de 1,50.

La marge de manœuvre est donc assez large car la riche chimie du phosphore laisse envisager une diversité fonctionnelle importante pour augmenter l’acidité et a fortiori l’activité.

Les acides phosphoriques présentent un intérêt supplémentaire : en version chirale, ils pourraient aussi être exploités dans l’optique d’une polymérisation stéréocontrôlée de monomères chiraux. Celle-ci est très peu décrite en organocatalyse comparativement aux catalyseurs métalliques,7 et représente ainsi un défi de taille.

7 (a) C. M. Thomas, Chem. Soc. Rev., 2010, 1, 165-173. (b) M. J. Stanford, A. P. Dove Chem. Soc. Rev., 2010, 2,

Nous avons donc sollicité une nouvelle fois l’équipe de Laurent Maron pour mener une étude théorique sur les mécanismes de ROP de l’ε-CL catalysée par les acides phosphoriques. Les calculs ont été réalisés par Nicolas Susperregui lors de sa thèse. Les calculs sont effectués avec la même démarche que pour les acides sulfoniques, c'est-à-dire par la méthode DFT, en phase gazeuse avec la fonction hybride B3PW91. Afin de simplifier les calculs et de disposer d’un composé commercial et accessible pour les expérimentations, le diphénylphosphate est identifié comme catalyseur modèle. Les étapes élémentaires étudiées sont les mêmes qu’avec les acides sulfoniques, à savoir l’addition nucléophile et l’ouverture de cycle.

Comme pour les acides sulfoniques, trois états de transition sont localisés pour la première étape d’addition nucléophile et de transfert d’hydrogène, correspondants à TS1, TS2 et TS3 présentés en Figure 3.4.

Figure 3.3. Etapes étudiées dans la ROP catalysée par le diphénylphosphate

TS1 TS2 TS3 O O H O Me P O O O O H O O H O Me P O O O O H O O H O Me P O O O O H

L’ordre de ces états de transition est conservé pour la première étape d’attaque nucléophile. L’état de transition le plus demandeur énergétiquement est celui correspondant à la voie acide (TS1) localisé à 40,1 kcal/mol, avec un cycle tendu à 4 atomes pour l’addition du nucléophile. L’état de transition (TS3), mécanisme bifonctionnel faisant intervenir un seul oxygène, est plus stabilisé à 32,1 kcal/mol avec un cycle moins tendu à 6 atomes. De nouveau, c’est le mécanisme bifonctionnel avec les deux hydrogènes et un cycle à 8 atomes qui est localisé au niveau d’énergie le plus bas à 17,8 kcal/mol. L’état TS3 présente une énergie plus élevée de 10 kcal/mol par rapport aux acides sulfoniques. L’acide phosphorique étant moins fort, ceci peut s’expliquer par une plus faible polarisation de la liaison (O-Hacide)

et donc une interaction moins forte avec cet oxygène. Le mécanisme bifonctionnel quant à lui se trouve au même niveau pour les acides phosphoriques et sulfoniques. La liaison (P=O), plus polarisée que la liaison S=O, permet donc de rééquilibrer les interactions pour se trouver

in fine au même niveau énergétique.

De manière similaire à la première étude, deux états de transition sont localisés pour l’étape d’ouverture de cycle (Figure 3.5).

L’ouverture par activation directe (TS4) se situe à 46,7 kcal/mol, avec une barrière de

TS4 TS5

30 kcal/mol à partir de l’intermédiaire tétraédrique, barrière incompatible avec des conditions réactionnelles douces. De nouveau, l’ouverture assistée par un mécanisme bifonctionnel permet de baisser significativement la valeur de cette barrière à une dizaine de kcal/mol, amenant l’état de transition à 25,5 kcal/mol. Cette barrière est quasiment de même valeur que celle obtenue avec les acides sulfoniques.

Cependant, quelque soit le mécanisme d’ouverture de cycle, les produits obtenus sont endergoniques avec des énergies de 6 et 7 kcal/mol. Ils se situent donc dans la limite au-delà de laquelle la réaction ne se produit pas. Dans son étude, N. Susperragui émet toutefois l’hypothèse que l’utilisation de solvants pourrait diminuer le niveau énergétique de l’ensemble des points stationnaires et rendre les produits exergoniques. Les acides phosphoriques se présentent donc comme une classe de catalyseurs potentiellement actifs pour la ROP de l’ε-CL.

Pour espérer récupérer une meilleure activité que celle de l’acide orthophosphorique, nous avons identifié des acides phosphoriques plus forts, possédant des groupements aromatiques électroattracteurs sur les oxygènes : le diphényl-, le dibenzyl- et le bisphénolphosphate (Figure 3.6) ont des pKa8 proches de 1. Les deux premiers acides phosphoriques sont commerciaux et le troisième est facilement accessible par réaction du bisphénol avec POCl3 puis hydrolyse du chlorure de phosphoryle.

8 Calculé par Advanced Chemistry Development (ACD/Labs) Software V11.02 (© 1994-2010 ACD/Labs)

La solubilité du bisphénolphosphate dans le toluène et le dichlorométhane est partielle alors que le diphényl- et le dibenzylphosphate sont très solubles dans ces solvants. Ceci est très probablement dû à la rigidité du squelette du bisphénol par rapport aux groupements en libre rotation sur les deux autres. Pour bien caractériser l’activité des acides phosphoriques en milieu homogène, nous nous sommes donc focalisés sur le DPP et le DBP. Leurs pKa sont respectivement estimés par le calcul8 à 1,1±0,5 et 1,5±0,5 et étendent ainsi la gamme d’acidité

étudiée jusqu’à maintenant avec HOTf, HCl et AMS. Nous avons porté tout au long de l’étude un intérêt particulier au contrôle de la polymérisation et à la gamme de masses molaires accessibles avec ces catalyseurs.

Dans un premier temps, nous évaluons donc l’activité de ces deux catalyseurs pour la ROP de l’ε-CL en la comparant aux autres acides étudiés jusqu’ici.

Dans une seconde partie, nous montrons que la variation structurale sur l’atome de phosphore permet de moduler l’activité des catalyseurs et le contrôle de la polymérisation. Dans ce contexte, nous avons évalué le N-triflylphosphoramide dérivé du diphénylphosphate.

La dernière partie de ce chapitre présente la classe des acides phosphorés chiraux et leur utilisation en ROP dans l’optique d’une polymérisation stéréocontrôlée. A cette fin, des monomères cibles possédant des centres stéréogènes sont identifiés et les premiers tests de polymérisation sont présentés.

II. ROP de l’ε-CL catalysée par les acides phosphoriques