99. La présence de contrepartie morale. Picasso déclarait explicitement
« céder » ses droits à une société d’édition pour « la reproduction des dessins de
l’ouvrage « Toros » »
375. Cette cession aurait très bien pu être une donation, mais
encore aurait-il fallu que l’acte en recouvre le fond mais également la forme
376. De
plus, en réalisant ce geste, Picasso savait très certainement que ses dessins auraient
fait l’objet d’une exploitation. La cession aurait également pu être qualifiée de
testament, mais elle a été réalisée entre vif et non à cause de mort. L’acte peut-il alors
être qualifié de contrat d’exploitation ? Il est difficile, en premier lieu, de considérer
cette cession à titre gratuit comme contrat d’exploitation car il est admis qu’un contrat
d’exploitation doit avoir comme contrepartie la rémunération de l’auteur. Cette règle
impérative prévue par les articles L. 131-4 et L. 132-5 du Code de la propriété
intellectuelle est, en l’espèce, absente. Néanmoins, l’existence d’une contrepartie
morale suffirait-elle alors à venir qualifier l’acte de cession « à titre gratuit » – en
l’absence de rémunération – en contrat d’exploitation ?
S’il est possible de reconnaître que l’acte doit respecter le formalisme imposé
par l’article L. 131-3 relatif aux contrats d’exploitation, la qualification de ladite
cession en tant que contrat d’exploitation paraît soulever des difficultés juridiques
difficilement contournables. Or, l’acte de cession émanant de Picasso a bien pour
374Cass. 1re civ. , 23 janv. 2001 : Bull. Civ 2001, n° 13, p. 8.
375CA Paris, 1er juill. 1998, op. cit.
objectif l’exploitation des dessins afin que celle-ci lui apporte un gain de notoriété.
L’avantage moral recherché par l’auteur constitue alors une contrepartie non-palpable,
non-évaluable. Néanmoins, pour les juges de la cour d’appel, la contrepartie morale
relevait de l’existence d’une notoriété future et de l’évolution de la côte de l’auteur, ce
que ce dernier recherchait et ne pouvait ignorer
377. Cette contrepartie morale, même si
elle est décelable, est cependant subordonnée à l’exploitation des droits par le
cessionnaire. L’exploitation, ou même l’obligation d’exploitation, contrepartie
matérielle, apparaît ainsi être au cœur de la contrepartie à la cession à titre gratuit.
§ 2. – La contrepartie dans les actes de mise à disposition de droits
d’auteur à titre gratuit
100. Contrat de licence et propriété industrielle. La distinction entre contrat de
cession – transfert de droits – et contrat de licence – mise à disposition des droits –
est abordée dans la partie du Code de la propriété intellectuelle réglementant la
propriété industrielle. En effet, l’article L. 613-8 consacre en son alinéa 1 que les
droits attachés à un brevet « sont transmissibles en totalité ou en partie »
378, avant de
venir préciser, à l’alinéa 2, que ces mêmes droits « peuvent faire l’objet (…) d’une
concession de licence d’exploitation, exclusive ou non exclusive ». Quant à l’article L.
714-1, il reconnaît que les droits portant sur les marques « sont transmissibles »
379,
avant de développer que les droits « attachés à une marque peuvent faire l’objet en
tout ou partie d’une concession de licence d’exploitation exclusive ou non exclusive
ainsi que d’une mise en gage ». Est ainsi faite la distinction entre les termes
« transmission » et « concession ». Le premier renvoi au contrat de cession de droits,
tandis que le second renvoie au contrat de licence. Une telle distinction permet aux
ayants droit titulaires d’une marque ou d’un brevet une meilleure appréhension des
différentes alternatives laissées à leur libre choix quant à l’exploitation de leurs droits.
En revanche, cela ne semble pas être le cas en propriété littéraire et artistique.
377CA Paris, 1er juill. 1998, op. cit.
378CPI, art. L. 613-8 al. 1 : « Les droits attachés à une demande de brevet ou à un brevet sont transmissibles en totalité ou en partie. ».
379 CPI, art. L. 714-1 al. 1 : « Les droits attachés à une marque sont transmissibles en totalité ou en partie, indépendamment de l'entreprise qui les exploite ou les fait exploiter. La cession, même partielle, ne peut comporter de limitation territoriale. ».
101. Contrats de licence et droits voisins. S’agissant des droits voisins, le Code
de la propriété intellectuelle aborde la question de la transmission des droits par le
terme « autorisation » et non par celui de « cession »
380. Est-il alors possible
d’admettre que la licence est expressément reconnue par le législateur ? La réponse
est négative. Il s’agit en effet d’une simple transposition des termes de la Convention
de Rome indiquant « le droit d’autoriser » la reproduction de phonogrammes
381. Il est
toutefois possible de noter qu’en pratique les contrats de licence sont monnaie
courante. Il est en effet reconnu que les contrats de licences sont des contrats exclusifs
ou non exclusifs dans lesquels un producteur confie à un licencié la tâche de
fabriquer, publier, et distribuer l’œuvre ainsi que les prestations artistiques auprès du
public
382. Parle-t-on en l’espèce de cession ou de concession ? Il s’agit en réalité d’un
contrat de concession par lequel le producteur confie ses droits à un tiers pour une
durée déterminée, durée pendant laquelle le licencié sera autorisé à distribuer et
commercialiser l’œuvre
383. Peut-on également envisager la reconnaissance d’un
contrat de licence entre un artiste-interprète et un producteur ? La réponse est moins
sûre. Il est préférable, compte tenu de la spécificité des droits des artistes-interprètes,
de ne reconnaître que la possibilité d’une cession des droits. En effet, l’aspect
économique joue ici un rôle important. Par exemple, comment un producteur peut-il
investir dans la production d’un phonogramme ou d’une œuvre audiovisuelle si un
artiste lui concède uniquement ses droits pour une durée qui, par définition dans un
contrat de licence, est limitée ?
380L’article L. 212-3 parle de l’ « autorisation » de l’artiste-interprète, l’article L. 213-1 de l’ « autorisation » du producteur de phonogramme, l’article L. 215-1 de l’« autorisation » du producteur de vidéogramme et l’article L. 216-1 de l’« autorisation » des entreprises de communication audiovisuelle, v. notamment sur ce point A. LUCAS., A. LUCAS-SCHLOETTER., C. BERNAULT, Traité de la propriété littéraire et artistique : LexisNexis, 2017, 5ème éd., p. 1134, n° 1473 et s..
381Conv. Rome, art. 10 : « Les producteurs de phonogrammes jouissent du droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte de leurs phonogrammes » ; V. également ibid., p. 1148, n° 1496 et s.
382P.-M. BOUVERY, Les contrats de la musique : IRMA, 2011, p. 137, n° 403. 383Ibid., p. 140, n° 411.
102. De la difficile approche de la notion de contrat de licence en droit
d’auteur. Il est regrettable de s’apercevoir qu’une approche différente de celle de la
propriété industrielle est réalisée en droit d’auteur. En effet, les règles encadrant le
droit d’auteur du Livre I du Code de la propriété intellectuelle ne font allusion qu’au
terme de « cession »
384, le contrat de licence venant alors s’agiter tel un épouvantail et
ne demandant qu’à être définitivement qualifié. Plus qu’un débat, l’enjeu est la
reconnaissance d’un droit personnel à l’auteur qui serait lié au contrat
385, droit lui
permettant ainsi de mettre son œuvre à disposition d’un tiers, tel un bailleur mettant
un bien à disposition d’un locataire. C’est de ce vide juridique qu’est né le débat
animant des auteursprestigieux de la matière tels que le sont les professeurs LUCAS,
le professeur M. VIVANT ou encore le professeur P.-Y. GAUTIER. Toutefois, leur
approche n’est pas unanime : cela vient démontrer à quel point il est difficile de
trancher la question des licences de droit d’auteur.
Pour les premiers, ce sont deux contrats quiparticipent de la même nature
386.
En effet, tout comme le contrat de licence, le contrat de cession peut être limité dans
le temps, à un territoire déterminé, et ne concerner que certains modes
d’exploitation
387. Mais pour ces auteurs, la ressemblance entre les deux notions repose
plus particulièrement sur la distinction entre droits réels et droits personnels. Il
convient de rappeler à ce titre que le droit réel est un droit portant sur une chose et
procurant à son titulaire tout ou partie de l’utilité économique de cette dernière
388. En
créant l’œuvre, l’auteur sera investi de droits réels sur celle-ci, droits qu’il peut céder
dans le cadre d’un contrat de cession à un tiers. Le droit personnel, quant à lui, est un
384A. LUCAS., A. LUCAS-SCHLOETTER., C. BERNAULT, op. cit., p. 608, n° 723 ; A. MAFFRE-BAUGEl., Jcl. PLA, fasc. 1310, Droit d’auteur, Exploitation des droits, 2010, n° 4 : V. également N. BLANC, Les contrats du droit d’auteur à l’épreuve de la distinction des contrats nommés et innommés : Dalloz, 2010, préf. P.-Y GAUTIER, p. 261, n° 304.
385A. BOISSON., La licence de droit d’auteur : LexisNexis, 2013, préf. J. RAYNARD, p. 55, n° 18. 386A. LUCAS., LUCAS-SCHLOETTER., C. BERNAULT, op. cit., p. 610, n° 723 ; D’autres auteurs se sont illustrés dans la reconnaissance de la théorie rejetant la distinction entre contrat de licence et contrat de cession. Il est alors possible de citer : G. LYON-CAEN et P. LAVIGNE, Traité théorique et pratique du droit du cinéma : LGDJ, 1957 ; B. LARONZE, L’usufruit des droits de propriété intellectuelle : PUAM, 2006 ; Ph. GAUDRAT, Répertoire de droit civil Dalloz, Propriété littéraire et artistique, Partie I ; S. ALMA-DELETTRE, Unité ou pluralité des propriétés intellectuelles ? th. Montpellier, 1999 ; V.-C. NEIRAC-DELEBECQUE, Le lien entre l’auteur et son œuvre, th. Montpellier, 1999.
387A. LUCAS., A. LUCAS-SCHLOETTER., C. BERNAULT, ibid.
droit relatif à une obligation, tel l’emprunteur a un droit sur le prêteur
389, tel l’auteur
aurait un droit sur le licencié. L’objet de la cession se trouve alors dans le droit
constitué sur l’œuvre et non pas dans l’œuvre elle-même
390. Même s’il apparaît
difficile de remettre en doute leur affirmation, force est de constater que ces derniers
se bornent à qualifier les droits cédés, plutôt que l’obligation née du contrat
391. Il est
alors aisé de comprendre pourquoi il est affirmé que « le licencié ne cherche pas à
obtenir l’accès à l’œuvre (…), mais à en tirer lui-même un profit à travers une
exploitation auprès du public »
392. « L’exploitation de l’œuvre passe nécessairement
par l’exploitation du droit, ce qui brouille la frontière entre droit réel et droit
personnel »
393. C’est pourquoi « il ne faut pas s’enfermer dans cette opposition
sommaire »
394. L’exploitation de l’œuvre étant nécessairement l’exploitation d’un
droit, il est difficile de distinguer, d’une part, la mise à disposition de la chose qu’est
l’œuvre, et d’autre part, la cession d’un droit. Le contrat de licence ne peut donc être
distinct du contrat de cession.
Néanmoins, cette approche paraît inappropriée en la matière. En effet, l’objet
de la concession des droits d’auteur n’est pas l’œuvre, mais les droits portant sur cette
dernière, ce qui aboutit à la création d’un droit personnel découlant de la conclusion
du contrat entre l’auteur et le licencié. Le droit d’auteur doit évoluer en prenant en
compte les nouvelles possibilités de partage et permettre ainsi à l’auteur de choisir
entre une cession par laquelle il transfère la propriété de ses droits, d’une mise à
disposition de ces derniers, qui restent dans son patrimoine, mais dont il en autorise la
jouissance. Partant de ce constat, il est alors possible de déterminer la contrepartie
existante dans les licences libres (A) et dans les licences stipulées dans les CGU (B).
389Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, op . cit., p. 667.
390A. BOISSON., op. cit., p. 54, n° 18 ; A. LUCAS., A. LUCAS-SCHLOETTER., C. BERNAULT, op. cit., p. 37, n° 29.
391A. BOISSON., Ibid.
392A. LUCAS., A. LUCAS-SCHLOETTER., C. BERNAULT, op. cit., p. 610, n° 725. 393Ibid.