65. L’appréhension de la donation par le droit. L’étude sociologique du don a
démontré qu’il ne peut réellement exister de gratuité au sens propre du terme : la
contrepartie est inhérente à tout acte, même dans les actes à titre gratuit. La question
se pose alors de savoir comment le droit vient appréhender cette approche qu’il ne
peut nier dans la qualification des actes à titre gratuit.
Pour C. DUPOUEY, « la cause des libéralités représente un intérêt ou une
contrepartie »
273. Ainsi, la structure des actes ne sera pas la même en fonction de
l’avantage attendu. Celui-ci pourra être moral ou non équivalent pour les actes à titre
gratuit, pécuniaire et équivalent pour les actes à titre onéreux
274. La summa divisio se
veut alors souple dans la prise en compte de la réalité du don et le fait qu’une
contrepartie soit présente dans les actes à titre gratuit
275. La présence de contrepartie
apparaît ainsi comme ne pouvant, à elle seule, être un élément de distinction entre acte
à titre gratuit et acte à titre onéreux
276. La qualification des actes à titre gratuit ou à
titre onéreux se fera dans la recherche de l’existence d’une contrepartie matérielle
équivalente, contrepartie « matériellement » évaluable, à l’inverse de la contrepartie
morale, immatérielle et psychologique – comment évaluer le plaisir de procurer par la
réalisation d’un don, ou encore, l’espoir qu’un acte à titre gratuit procure un avantage
a posteriori ? –, ou de la contrepartie non-équivalente – même si le disposant reçoit
une contrepartie, celle-ci sera de valeur inférieur à sa prestation, il y a donc un
appauvrissement corrélé à un enrichissement. Compte-tenu de cette approche
fondamentale dans les relations contractuelles, et notamment dans les relations liant
un disposant et un gratifié, la notion de l’intention libérale comme cause abstraite des
actes à titre gratuit doit être retenue dans la recherche d’une volonté, de la part du
disposant, d’obtenir un déséquilibre des prestations.
273C. DUPOUEY, op. cit., p. 183, n° 266. 274Ibid.
275Ibid.
§ 2. – L’intention libérale : cause abstraite des actes à titre gratuit
66. De la théorie objective de l’intention libérale comme cause des actes à
titre gratuit. Il est admis que, dans les actes à titre gratuit, la cause
277résidera dans
l’intention libérale, dans la recherche de l’animus donandi : « un acte ne peut être
qualifié de donation que si l’intention libérale fonde le déséquilibre des prestations
réciproques »
278, et ce, même si un intérêt est recherché à l’acte.
Tel est le cas, par exemple, lors de la recherche d’un intérêt moral à l’acte à
titre gratuit. S’il fallait retenir la conception subjective de l’intention libérale, il serait
difficile de maintenir la qualification des actes à titre gratuit comme tel, étant admis
qu’il est toujours possible de déceler l’existence d’une contrepartie morale à un acte
qualifié de gratuit
279.
S’agissant de l’intérêt matériel, comme dans l’hypothèse d’une donation avec
charge, la qualification de l’acte en acte à titre gratuit relèvera de la non-équivalence
des prestations mais également de cette non-équivalence voulue : « peu importe les
mobiles, seule compte (…) la volonté de ne pas obtenir de contre-prestation »
280.
277L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations vient inscrire dans le Code civil trois conditions tenant à la validité du contrat : le consentement des parties, leur capacité à contracter et un contenu licite et certain. Exit la « cause licite » : « l’objet et la cause fusionnent sous une bannière commune : le contenu » (R. BOFFA, « Juste cause (et injuste clause). Brèves remarques sur le projet de réforme de droit des contrats » : D. 2015, p. 335, n° 4). Si certains auteurs ont dénoncé sa disparition (V. notamment R. BOFFA, op. cit., ; D. MAZEAUD, « Pour que survive la cause, en dépit de la réforme ! » : D. P, oct. 2014, p. 38), d’autres applaudissent l’initiative du législateur (N. MOLFESSIS, « Droit des contrats : l’heure de la réforme » : JCP G 2015, doctr. 199 ; Du même auteur, « Droit des contrats : que vive la réforme ! » : JCP G 2016, 180 ; V. également, sur les contrats « structurellement déséquilibrés », T. REVET, « Le projet de réforme et les contrats structurellement déséquilibrés » : D. 2015, 1217 ; L. AYNES, « La cause, inutile et dangereuse » : D. P, oct. 2014, p. 40). Il apparaı̂t néanmoins possible de déceler, dans l’ordonnance, la présence de conditions tenant à la reconnaissance de la cause et d’être moins catégorique sur la suppression de la cause. En effet, le futur article 1167 du Code civil dispose qu’« un contrat à titre onéreux est nul lorsque, au moment de sa formation, la contrepartie convenue au profit de celui qui s'engage est illusoire ou dérisoire ». N’est-ce pas là, comme le relève C. GRIMALDI, la reprise par le législateur de la cause, « autrement nommée » (C. GRIMALDI, « Les maux de la cause ne sont pas qu'une affaire de mots » : D. 2015. 814) ? Il faut alors en ce sens affirmer, comme le fait D. MAZEAUD, que « c’est moins la disparition de la notion de cause que le projet de réforme emporterait, que la suppression du mot « cause » » (D. MAZEAUD, « Pour que survive la cause, en dépit de la réforme ! », op. cit., p. 39).
278S. LAMBERT, op. cit., p. 267. 279V. supra n° 63 et s.
280S. BENILSI, op. cit., p. 120, n° 198 ; Néanmoins, dans l’hypothèse où la charge concerne l’exploitation ou la gestion des droits, il sera difficile d’envisager la conclusion d’une donation avec charge, v. infra n° 95.
La présence de l’intention libérale, entendue dans son acception objective,
conditionne ainsi la qualification des actes à titre gratuit. À défaut, l’acte ne pourra
garder cette qualification, ce qui aboutirait alors à un enrichissement sans cause ou à
une action en répétition de l’indu.
67. Conclusion de la Section 1. L’intention libérale apparaît comme étant la cause des
actes à titre gratuit. Néanmoins, la conception subjective n’apparaît pas opportune
pour la recherche d’une telle qualification : rechercher l’ensemble des mobiles ayant
entrainé la conclusion d’un acte à titre gratuit s’avèrerait fastidieux et de plus, pourrait
annihiler l’existence des actes à titre gratuit. La conception objective, quant à elle, ne
retient que l’élément matériel : le transfert de valeur. Cette dernière se rapproche le
plus des relations pouvant exister entre les parties lors de la conclusion d’un acte à
titre gratuit. Il est évident de reconnaître que la gratuité dans sa dimension altruiste
apparaît ainsi utopique. En effet, même si matériellement, l’acte peut être qualifié
d’acte à titre gratuit, la réalisation de cet acte peut procurer, pour le disposant, une
réelle contrepartie : le simple plaisir de donner ou l’attente d’une contrepartie future
de la part du gratifié ou d’un tiers
281. C’est en ce sens que l’approche objective – ou
abstraite – de l’intention libérale doit être retenue. L’intention libérale apparaît alors
comme précédant l’élément matériel, ce dernier se traduisant par l’appauvrissement
du patrimoine du disposant au profit du patrimoine du gratifié, comme la volonté de la
part du disposant de ne recevoir une contrepartie équivalente à son acte de
disposition
282.
Cette définition retenue de l’intention libérale va se confirmer dans la
recherche de l’intention libérale chez l’auteur. En effet, si ce dernier peut avoir la
volonté de s’appauvrir au profit d’autrui, cela n’enlève en rien la possible présence
d’une contrepartie morale, cette dernière pouvant alors se traduire pour l’auteur par
l’attente d’un gain de notoriété.
281V. également en ce sens, O. DESHAYES, « Gratuité et contrat : l’acte à titre gratuit est-il un contrat ? » : La gratuité, un concept aux frontières de l’économie et du droit, dir. N. MARTIAL-BRAZ, C. ZOLYNSKI : LGDJ, 2013, p. 134.
SECTION 2. – L’intention libérale de l’auteur
68. L’intention libérale de l’auteur. La validité d’un acte à titre gratuit tient non
seulement à l’existence d’un appauvrissement du donateur corrélé à un enrichissement
du donataire, mais également à la volonté et conscience, de la part du donateur, de
s’appauvrir. Cependant, cette volonté alors appréhendée comme l’intention libérale
nécessaire à la conclusion d’un acte à titre gratuit ne retient que la volonté du
donateur de s’appauvrir matériellement ou immatériellement – par le transfert de
droits d’auteur –, et non la recherche des motifs ayant conduit l’auteur à conclure cet
acte à titre gratuit. C’est ainsi que la contrepartie morale attendue par l’auteur ne suffit
pas à disqualifier un acte comme étant à titre gratuit (§1). Il sera alors possible de
rechercher l’existence de l’intention libérale de l’auteur lors de la conclusion, par ce
dernier, d’un acte à titre gratuit (§2). L’intention libérale de l’auteur se traduira alors
par la volonté de s’appauvrir « patrimonialement », ce dernier pouvant néanmoins
prétendre, lors de cet appauvrissement, à une contrepartie morale.
§ 1. – La contrepartie morale de l’auteur : critère insuffisant à la
disqualification des actes à titre gratuit
69. Détermination de la contrepartie morale. Si la contrepartie matérielle peut
se définir comme la réalisation d’une prestation objectivement équivalente
283, il
apparaît difficile, à l’inverse, de donner une définition de ce que pourrait être la
contrepartie morale. Il apparaît alors utile de s’intéresser à la jurisprudence en la
matière, et plus particulièrement à celle retenant la présence de contrepartie morale
comme disqualifiant les actes à titre gratuit.
70. La « contrepartie morale » : élément de disqualification des actes à titre
gratuit. Le 2 février 1875, le tribunal civil de Mamers a eu à se prononcer sur la
gratuité de la prise en charge des travaux de réparation d’une église communale par
une habitante de la commune
284. Pour les juges, il n’y avait pas de donation car il eut
fallu que « la demanderesse eût préféré la commune à elle-même ». Ainsi, même si la
donatrice avait financé, à sa charge, les travaux de réparation de l’église, les juges ont
retenu que, compte tenu de sa fortune, celle-ci avait agi dans un but égoïste, ne
préférant pas la commune à elle-même : il n’y avait alors aucune pensée altruiste.
Mais les juges sont revenus sur cette acception qui consacrait comme condition de
validité à la libéralité l’inexistence d’un intérêt moral, et par là même, la théorie dite
subjective de l’intention libérale. Dans une décision du 24 juillet 1913, les juges de la
cour d’appel de Paris ont consacré la validité de l’acte de donation malgré l’existence
d’un possible intérêt moral : « la satisfaction de piété ou d’amour propre que [le
disposant] a pu éprouver (…) ne saurait être mise en balance avec le service rendu à
une fabrique »
285. Les juges admettent ainsi que la prise en compte d’un tel intérêt
reviendrait à dire qu’« il n’y aurait jamais de libéralité »
286. Malgré cette position de
la cour d’appel de Paris, les décisions postérieures ont de nouveau consacré une
approche subjective de l’intention libérale. C’est ainsi que la cour d’appel de Lyon a
estimé, dans une décision rendue le 8 juin 1971, qu’il y a satisfaction morale du
donateur lorsque « la participation aux buts de l’association » lui tenait à cœur,
constituant alors un « avantage moral »
287. En effet, en « assurant
proportionnellement à son apport la réalisation [des buts], l’apporteur reçoit un
avantage moral et une considération sociale du milieu duquel il aime à vivre, qui
compense pour lui l’abandon provisoire du bien apporté »
288. La Cour de cassation a
également suivi ce courant en estimant que l’apport d’un immeuble destiné à héberger
284Trib. civ. Mamers, 2 févr. 1875 : D.P 1875. 2. 188 ; V. aussi en ce sens Trib. civ. Orléans, 6 juill. 1911 : « cet avantage moral était pour eux l’équivalent du sacrifice pécuniaire qu’ils s’imposaient » ; Orléans, 20 mars 1852, la nature onéreuse de l’opération a été retenue car les disposants avaient demandé au donataire de renoncer à l’ancien article 913 du Code civil relatif à la fixation de la quotité disponible, cités par M. BOUYSSOU, Les libéralités avec charges en droit civil français, 1947, préf. G. MARTY, p. 163, n° 99.
285CA Paris, 24 juill. 1913 : D. 1914. 2. 53, note H. L. 286Ibid.
287CA Lyon, 8 juin 1970 : D. 1971. 555, note M. Chavrier, Rép. Def. 1972. 201, note Ph. Malaurie. 288Ibid.