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D. CRITIQUE DE L’EXCLUSION DES AVOCATS

2. Commissions parlementaires

2.1 Positions évolutives du Barreau du Québec

Le droit en vigueur en matière de signalement est le fruit de réformes législatives adoptées de manière expéditive dans des contextes d’urgence. C’est peut-être pour cette raison qu’il n’y a pas eu beaucoup d’opposition aux différentes positions de rechange proposées par le Barreau du Québec à l’occasion de discussions lors de différentes commissions parlementaires concernant le signalement.

Nous ne sommes pas cyniques au point de prétendre que les représentations du Barreau témoignent d’une insensibilité à l’égard des enfants. Nous croyons plutôt que cet ordre professionnel souhaite éviter quelconque éventuelle fissure au principe sacro-saint du secret professionnel des avocats afin de préserver son immuabilité garante de la confiance que leur confèrent les clients. Pour comprendre comment le Barreau a réussi à obtenir un passe-droit pour les avocats en passant par la porte de gauche, nous proposons d’expliciter ses positions évolutives au travers un bref rappel de l’historique législatif pertinent.

Le projet de loi 65 de 1972 visait une réforme de la Loi sur la protection de la jeunesse par laquelle on souhaitait imposer à « toute personne majeure, y compris tout juge d’une cour de justice au Québec »584 l’obligation ou la possibilité, selon le motif en cause,de signaler la

situation d’un enfant dont la sécurité ou la santé était compromise. Le Barreau affirmait alors dans son mémoire que l’obligation de signalement proposée était « illusoire » et que le risque d’intrusion dans la vie privée des familles déconsidérait l’objectif de protection des enfants585.

C’est ensuite dans un contexte d’urgence, en réaction à la très médiatisé affaire Lessard et en poursuivant un objectif de responsabilisation sociale partagée, que le ministre Choquette propose le projet de loi 78. La Loi concernant la protection des enfants soumis à des mauvais traitements a été adoptée aux seules fins de créer un comité pour la protection des enfants et de prévoir l’obligation de signalement pour « toute personne même liée par le secret professionnel » qui a « des motifs raisonnables de croire qu’un enfant est soumis à des mauvais traitements physiques par suite d’excès ou de négligence »586. Le Barreau recommande alors

l’adoption des mesures législatives proposées et admet d’ailleurs réviser sa position exprimée dans son précédent mémoire sur le projet de loi 65 en ce qui concerne l’obligation de signalement : « [n]ous révisons en cela les recommandations formulées aux paragraphes 9 et 10 de notre mémoire du Barreau du Québec à la Commission conjointe de la justice et des Affaires sociales, janvier 1973 »587. Ainsi, le Barreau change son fusil d’épaule, en ce qu’il exprime

désormais son accord avec l’obligation de signalement à toute personne, incluant tous les professionnels, donc les avocats également.

Le Barreau maintient cette position dans son mémoire sur l’article 46 de l’avant-projet de loi de 1975 qui prévoyait l’obligation et la possibilité de signaler, selon le motif de compromission en cause, pour « toute personne, même liée par le secret professionnel ». De fait,

584 Loi de la protection de la jeunesse (PJ no 65), préc., note 153, art. 4. Le projet de loi 65 n’a pas franchi la

deuxième lecture.

585 BARREAU DU QUÉBEC, Mémoire présenté à la Commission conjointe de la justice et des affaires sociales

sur le projet de loi no 65, Loi de la protection de la jeunesse, janvier 1973, en ligne (CUBIQ), p. 9 et 10.

586 Loi concernant la protection des enfants soumis à des mauvais traitements, préc., note 173, art. 14j.

587 BARREAU DU QUÉBEC, Mémoire présenté à la Commission conjointe de la justice et des affaires sociales

sur le projet de loi no 78, Loi concernant la protection des enfants soumis à des mauvais traitements, avril 1974,

en ligne (CUBIQ), p. 3. C’est en note de bas de page que le Barreau reconnaît réviser sa position en regard de son mémoire antérieur concernant le projet de loi 65.

en ce qui concerne le cadre légal de cette obligation, de sa sanction et de la protection du signalant, le Barreau estime que ces dispositions « sont telles que les avaient proposées le Barreau en avril 1974 dans son mémoire sur les enfants maltraités »588. Contrairement aux

réserves qu’il avait exprimées en ce qui concerne l’extension de l’obligation à des motifs de compromission autres que physiques589, le Barreau n’a pas soulevé à l’époque la nécessité de

distinguer les avocats de l’ensemble des professionnels visés.

Le projet de loi 24 voit finalement le jour et introduit le signalement discrétionnaire et obligatoire à l’occasion d’une réforme exhaustive de la Loi sur la protection de la jeunesse590.

Finalement, le Barreau change une nouvelle fois de position591, étant désormais d’opinion qu’il

convient d’exclure les avocats du signalement en raison de la primauté de leur secret professionnel.

Mis-à-part les spécificités du secret professionnel des avocats, d’autres problématiques soulevées par le Barreau du Québec à l’encontre de la dénonciation ne leur sont pas spécifiques. Tel est le cas de l’argument à l’effet qu’un avocat qui dénonce les confidences de son client ne pourrait plus le représenter ensuite. En effet, d’autres professionnels sont également dans cette situation, comme les psychologues, qui doivent justement dénoncer une situation au détriment de leur relation d’aide, lorsqu’ils sont confrontés à une probable situation de compromission. Or, cette cessation inévitable de mandat était l’argument principal utilisé à l’occasion des débats sur le projet de loi 24 pour justifier d’exclure les avocats du signalement, le tout en utilisant le contexte du droit criminel lorsqu’un client est accusé d’inceste ou d’avoir fait subir des mauvais traitements à son enfant592. Nous croyons que d’autres impératifs sont impliqués par ces

illustrations, tels que la présomption d’innocence et le droit à une défense pleine et entière, mais ultimement, aucune discussion sur l’opportunité d’exclure uniquement les criminalistes n’a été soulevée.

588 BARREAU DU QUEBEC, Mémoire à la Commission conjointe de la justice et des affaires sociales sur l’avant-

projet de Loi sur la protection de la jeunesse, 1975, en ligne (CUBIQ), p. 15.

589 QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE (avant-projet de loi, 4 décembre 1975), préc., note 170 (représentations

de Me Beaupré au nom du Barreau).

590 Loi sur la protection de la jeunesse (1977), préc., note 154, art. 36. 591 BARREAU DU QUÉBEC (Mémoire, PJ no 24), préc., note 458, p. 6 et 7.

La Loi sur la maltraitance a permis de revisiter quelque peu l’exception de la sécurité publique donnant ouverture à la levée du secret professionnel des avocats en l’absence de renonciation du client ou d’une disposition expresse de la loi. La LB, le C.prof. et la Loi sur le notariat ont notamment été modifiés en regard des critères énoncés par la Cour suprême dans Smith c. Jones593, une affaire de droit criminel de 1999, sans toutefois prendre en compte le

contexte particulier de la protection des enfants en probable situation de compromission. Lorsque questionnée sur l’exclusion des juristes et sur l’interprétation contestée de ce jugement par l’Ordre des comptables à l’occasion des récents débats parlementaire, Mme Lydia Boily-Dupuis, représentante aux « affaires juridiques de Santé et Services sociaux et famille », a ainsi tenté d’expliquer l’incidence de cette jurisprudence : « dans le jugement de la Cour suprême Smith c. Jones, où on a... dans le fond, on est venu élever, là, le principe du devoir et de l'accomplissement... c'est ça, du devoir des avocats et des notaires à la cause de leur client, on a élevé ça au rang d'un principe de justice fondamentale, puis ce principe-là est... Donc, ce serait contraire à la Charte canadienne, aux articles 7 et 8, là, dans le fond, de les forcer à procéder à une dénonciation, parce qu'ils doivent donc... leur dévouement premier doit être à la cause de leur client594. »

Dans son mémoire595, le Barreau du Québec s’opposait aux modifications proposées aux

lois d’application générale, estimant qu’elles étaient « non nécessaires »596 et proposait comme

mesure alternative de créer des procédures spécifiques de signalement de maltraitance permettant la levée du secret professionnel à l’instar de l’article 39 dans la LPJ. Le Barreau procède également à l’historique de l’exception au secret professionnel relative à la sécurité publique en reproduisant le par. 77 de l’affaire Smith c. Jones qui précise les circonstances spécifiques permettant à l’avocat de passer outre son secret professionnel :

593 Smith c. Jones, préc., note 291.

594 QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats. Commission des relations avec les citoyens, 1re

sess., 41e légis., vol. 44 n° 66, 19 janvier 2017, « consultations particulières et auditions publiques sur le projet de

loi no 115, Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de

vulnérabilité », en ligne (ASSNAT).

595 BARREAU DU QUÉBEC, Mémoire à la Commission des relations avec les citoyens de l’Assemblée nationale

du Québec sur le projet de loi no 115 visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne

majeure en situation de vulnérabilité, 18 janvier 2017, en ligne (CUBIQ), p. 10.

77. Il faut examiner trois facteurs : premièrement, une personne ou un groupe de personnes identifiables sont-elles clairement exposées à un danger ? Deuxièmement, risquent-elles d’être gravement blessées ou d’être tuées ? Troisièmement, le danger est-il imminent ? Manifestement,

si le danger est imminent, le risque est sérieux.597

[Soulignés tirés du Mémoire du Barreau du Québec598]

A l’occasion des débats parlementaires sur le projet de loi 115, Me Claudia P. Prémont, alors bâtonnière, a précisé que le législateur québécois avait choisi, en 2001599, d’utiliser les

critères de l’arrêt Smith c. Jones pour codifier l’exception au secret professionnel et uniformiser les lois concernant les professionnels600. Ces lois uniformisées sont d’ailleurs listées en page 7

du mémoire du Barreau du Québec pour soutenir sa prétention :

• Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, RLRQ, c. A-2.1;

• Loi sur l’administration fiscale, RLRQ, c. A-6.002; • Loi sur le Barreau, RLRQ, c. B-1;

• Code des professions, RLRQ, c. C-26; • Loi sur le notariat, RLRQ, c. N-3;

• Loi concernant le partage de certains renseignements de santé, RLRQ, c. P-9.0001; • Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P-34.1;

• Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, RLRQ, c. P-39.1; • Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2;

• Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris, RLRQ, c. S-5.

La LPJ apparaît dans la liste des lois modifiées en 2001 par la Loi modifiant diverses dispositions législatives eu égard à la divulgation de renseignements confidentiels en vue d’assurer la protection des personnes, mais ce que le Barreau du Québec omet de préciser, c’est que l’alinéa excluant les avocats du signalement à l’art. 39 LPJ est demeuré inchangé. En effet, alors même que les lois habilitantes ont été modifiées à l’instar des critères énoncés dans Smith c. Jones pour prévoir la levée exceptionnelle du secret professionnel des avocats relative à la sécurité publique, l’art. 39 LPJ renvoie à un tout autre contexte de dénonciation visée par une exception statutaire au secret professionnel. En matière de protection des enfants en probable situation de compromission, l’exclusion des avocats du signalement demeure.

597 Smith c. Jones, préc., note 291, par. 77.

598 BARREAU DU QUÉBEC (Mémoire, PJ no 115), préc., note 595, p. 7.

599 Loi modifiant diverses dispositions législatives eu égard à la divulgation de renseignements confidentiels en vue

d’assurer la protection des personnes, L.Q. 2001, c. 78.

La modification apportée par la Loi modifiant diverses dispositions législatives eu égard à la divulgation de renseignements confidentiels en vue d’assurer la protection des personnes à laquelle fait référence le Barreau du Québec s’inscrivait dans un tout autre contexte que celui de la dénonciation en ce qui concerne la LPJ601. En effet, ladite modification concernait plutôt

l’article 36 de la LPJ602 et n’impliquait aucun signalant, trouvant application à un stade ultérieur,

en cas de signalement retenu, pour alors permettre une levée du secret professionnel relative à la divulgation de renseignements et de documents :

10. L’article 36 de la Loi sur la protection de la jeunesse (L.R.Q., chapitre P-34.1) est modifié par l’addition, à la fin, de ce qui suit :

« En outre, lorsque le signalement de la situation d’un enfant est retenu dans un des cas visés au premier alinéa, le tribunal peut, sur demande, autoriser par écrit le directeur ou toute personne qui agit en vertu de l’article 32 à requérir, du directeur des services professionnels d’un établissement ou de la personne désignée par le directeur général de l’établissement, la communication de tout renseignement de nature médicale ou sociale consigné au dossier d’une personne, autre que l’enfant, mise en cause par le signalement et qui est nécessaire aux fins de l’évaluation de la situation de l’enfant. Le tribunal peut accorder cette autorisation, aux conditions qu’il y indique, s’il est convaincu sur la foi d’une déclaration sous serment du directeur ou d’une personne qui agit en vertu de l’article 32 qu’il existe un motif raisonnable de croire que les conditions suivantes sont réunies :

1° un danger menace la vie ou la sécurité de l’enfant concerné par le signalement ou celle d’un autre enfant ;

2° il est nécessaire, aux fins de l’évaluation de la situation de l’enfant, d’avoir accès aux

renseignements consignés au dossier de cette personne. »603.