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C. CRITIQUE DE LA DISTINCTION DE TRAITEMENT DES MOTIFS DE

1. Évolution de l’importance reconnue aux motifs de compromission

1.1 Historique de la reconnaissance sociale et scientifique

Les abus physiques et sexuels sont souvent des problématiques étudiées ensemble dans la littérature scientifique429 et sont souvent appréciées dans un contexte similaire par le système

de la protection de l’enfance. Pourtant, ces deux types d’abus possèdent respectivement leurs spécificités qui les distinguent, ne serait-ce qu’au niveau de l’historique de la reconnaissance de leur importance respective. À cet effet, la communauté médicale a été beaucoup plus encline a participé à la reconnaissance des abus physiques et au traitement des enfants qui en étaient victimes. Aussi, les abus physiques ont été le premier motif de compromission étudié par la littérature scientifique.

Une explication de cette réalité réside dans le fait que cette problématique sociale frappe davantage l’imaginaire que les abus sexuels, lesquels ne laissent pas toujours de traces physiques suivant une agression430. L’absence de blessures a d’ailleurs déjà servi d’assise à

certains professionnels de la santé qui refusaient de reconnaître le degré de gravité de certains abus sexuels, lorsqu’ils ne laissaient aucune conséquence physique431. Ainsi, les enfants

victimes d’abus sexuels se situaient partiellement à l’extérieur du champ de compétence

429 David FINKELHOR, Child sexual abuse new theory and research, États-Unis, McMillan, 1984, p. 4.

430 Diane E. H. RUSSELL, Incest in the Lives of Girls and Women, New York, Basic Books, 1986, p. 4. Il est

également intéressant de noter que la définition même des abus sexuels, à l’article 38 d) 1o LPJ, insiste sur cette

absence de nécessité de contact physique grâce à l’expression « avec ou sans contact physique ».

principal des médecins, comme leur problématique présentait également un volet interpersonnel, non pas strictement physique. En théorie, l’inceste relevait donc plus directement du champ d’expertise de la psychiatrie432.

Alors qu’il pourrait être raisonnable de s’attendre à ce que les psychiatres et psychologues cliniciens aient été des témoins privilégiés disposés à dénoncer les conséquences de l’inceste vécues par leurs clients, au même titre que les professionnels confrontés aux abus physiques, peu d’entre eux l’ont fait433. Une explication à cette absence de dénonciation réside

dans certaines des idéologies dominantes à l’époque, lesquelles étaient retenues par plusieurs professionnels en santé mentale qui blâmaient l’enfant victime d’inceste. Par exemple, le complexe d’Œdipe articulé par le neurologue et psychanalyste Sigmund Freud utilisait l’enfant séducteur et la mère complice comme boucs émissaires. Les abus allégués étaient perçus comme une déformation de la réalité en raison des fantaisies de l’enfant434. La théorie du psychiatre

canadien James Henderson proposait pour sa part que l’enfant qui prétendait être victime d’inceste soulageait plutôt ses douleurs personnelles en ayant des relations sexuelles avec son père. Les quelques réfractaires à ces courants scientifiques s’exposaient à de sérieuses résistances et à des attaques personnelles importantes. Conscientes des réticences des professionnels à reconnaître et exposer la problématique de l’inceste du point de vue de ses conséquences sur les victimes, ces dernières n’osaient donc pas se confier à leurs thérapeutes435.

Dans les faits, l’intérêt collectif, l’attention du public et la montée des signalements des abus sexuels résultent de l’alliance et des pressions communes des mouvements féministes et de protection de l’enfance436. En effet, les féministes qui ont encouragé, supporté et validé les

victimes d’abus sexuels sont majoritairement à l’origine de la volonté sociétale de combattre la conspiration du silence, les idées préconçues et les tabous liés à cette traditionnelle conception de l’inceste437. De fait, le point tournant de la reconnaissance de l’inceste comme fléau sociétal

432 D. FINKELHOR, préc., note 429, p. 10. 433 D. E. H. RUSSELL, préc., note 430, p. 4. 434 D. FINKELHOR, préc., note 429, p. 11. 435 D. E. H. RUSSELL, préc., note 430, p. 4. 436 D. FINKELHOR, préc., note 429, p. 3. 437 D. E. H. RUSSELL, préc., note 430, p. 5.

s’est effectué vers 1978 grâce à plusieurs auteures féministes, telles que Sandra Butler, Louise Armstrong et Florence Rush, qui ont conscientisé la population et permis des discussions sur des plateformes publiques438.

Les remèdes proposés à l’inceste variaient selon le mouvement de pression qui l’étudiait. D’une part, les acteurs en protection de l’enfance considéraient l’inceste comme étant le produit d’une pathologie se manifestant à l’intérieur de familles dysfonctionnelles. D’autre part, les féministes s’intéressaient plus largement au phénomène du viol, majoritairement commis par les hommes en raison des statuts inférieurs des femmes et des enfants perpétrés par les médias et la pornographie dans la société patriarcale de l’époque. Ainsi, alors que la réconciliation familiale était encouragée en protection de l’enfance, les féministes émettaient pour leur part des réserves à un tel remède, prônant plutôt l’application de sanctions criminelles dissuasives pour prévenir les risques d’abus ultérieurs439.

Malgré leurs approches divergentes de cette problématique, les forces jointes du mouvement de protection de l’enfance et des féministes ont permis le rejet quasi-unanime par la communauté psychiatrique des théories traditionnelles qui sous-tendaient une conception rétrograde des victimes d’inceste440. Dans ce contexte, l’inceste est la deuxième problématique

sociale a avoir retenu l’intérêt social et scientifique. C’est également celle qui a émergé le plus drastiquement, passant radicalement d’une obscurité totale à une visibilité et à une reconnaissance extrêmement importante441.

À l’instar de l’inceste, les mauvais traitements psychologiques et la négligence laissent rarement des traces physiques de leur passage, ce qui a contribué à leur banalisation non seulement sociale, mais également scientifique442. Or, l’intangibilité et certaines spécificités des

mauvais traitements psychologiques les rendaient difficiles à étudier, ce pourquoi ils n’étaient pas considérés comme une forme distincte de compromission aussi digne d’intérêt de recherche

438 Id., p. 1.

439 D. FINKELHOR, préc., note 429, p. 4. 440 Id., p. 11.

441 Id., p. 3.

442 Kim R. OATES, The spectrum of child abuse: Assessment, treatment, and prevention, Royaume-Uni, Routledge

que l’étaient les abus physiques et sexuels, et ce, jusqu’à la fin des années 1970, voire au début des années 1980443. Ainsi, la menace qu’ils représentent pour le développement de l’enfant a

longtemps été sous-estimée par les professionnels et dans la littérature444, au même titre que la

négligence.