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Cette évolution est contemporaine d'une autre qui voit les grands États occidentaux autoriser l'entrée sur leur territoire de la plupart des visiteurs et des migrants étrangers. C'est le cas dès l'aube

du XIXe siècle pour les États-Unis, dont les Pères Fondateurs, quoique méfiants - redoutant, selon

Thomas Jefferson, approuvé en l'occasion par George Washington que « the influx of foreigners (...) tend to produce a heterogeneous compound, to change and corrupt the national spirit686 » -considèrent que « the fertile plains of our western country » doivent être ouvertes aux « poor, the

needy, and oppressed of the Earth687 ». De même le Canada mène-t-il, jusqu'en 1906, une politique

de free entry688. Plus même, de nombreux États, particulièrement dans le Nouveau Monde,

favorisent l'immigration, en permettant aux migrants de jouir rapidement des mêmes droits que les nationaux, voire de rejoindre la communauté nationale ; ou bien en prenant en charge tout ou partie des frais afférents à leur déplacement et à leur installation, ce que s'empressent de faire savoir leurs

représentants en Europe689.

À partir du milieu du siècle, les pays neufs ne sont plus les seuls à autoriser l'immigration vers leur territoire, voire à la souhaiter et à la faciliter. En 1826, plus aucune entrave légale à l'immigration

n'est en vigueur en Angleterre690. En 1862, le Conseil fédéral suisse, abolissant un règlement datant

de 1851, décrète que « les passeports des étrangers qui veulent voyager en Suisse n'ont pas besoin

du visa d'un agent suisse à l'étranger691 ». En 1867, la Confédération germanique adopte une loi

682 Richards Eric, Britannia's children. Emigration from England, Scotland, Ireland and Wales, Continuum international publishing group, Londres et New-York, 2004, p. 117.

683 Torpey John, L'invention ..., op. cit., pp. 83-85.

684 Komlosy Andrea, « Single Market Formation and Labor Migration in the Habsburg Monarchy, 1750-1918 », Review, Fernand Braudel Center, vol. XXVII, n° 2, 2004, pp. 135-137.

685 Rogger Hans, Jewish policies and right wing politics in imperial Russia, California University Press, Berkeley and Los-Angeles, 1986, pp. 178-180.

686 Cité in Graham Otis L. Jr., A History of America's Immigration Crisis, Rowman and Littlefield Publishers, Lanham Maryland, 2006, première édition 2004, p. 5.

687 Idem, p. 4.

688 Knowles Valerie, Strangers at Our Gates: Canadian Immigration and Immigration Policy, 1540-2006, Revised Edition, Dundurn Press, Toronto, 2007.

689 Duval, Histoire de l'émigration au XIXe siècle, 1862, pp. 84 et suivantes.

690 Feldman David, « Was the Nineteenth Century a Golden Age for Immigrants ? Voluntary Controls », in Fahrmeir Andreas, Faron Olivier, Weil Patrick (éds), Migration Control in the North Atlantic World. Evolution of State Practices in Europe and the French Revolution to the Inter-War Period, Berghan Books, New-York/Oxford, 2003, pp. 167-177.

691 Arrêté du conseil fédéral touchant la modification de l'article 32 du règlement consulaire, in Recueil officiel des lois et ordonnances de la confédération suisse, volume 7, Imprimerie de Rodolphe Jenni, Berne, 1863, p. 270.

supprimant « passeport et visa pour les sujets des États de la Confédération comme pour les

étrangers692 ». Présentée souvent comme « un progrès « vers une plus grande liberté », selon les

termes du rapporteur du projet allemand, ces mesures expriment aussi le souci pour les États de disposer du matériau humain permettant de s'approprier et de mettre en valeur des territoires encore pauvrement peuplés, ou la volonté de disposer de la main-d'œuvre réclamée vivement par les employeurs locaux. Les membres la Chambre de commerce de Darmstadt qui milite en faveur de la liberté de circulation, déclarent ainsi à l'époque que :

« Du point de vue des intérêts économiques, qui ne peuvent être influencés par des questions de politique étrangère, l'extension de la liberté de circulation aux étrangers ne doit être refusée sous aucun prétexte, même si elle est unilatérale. En effet, l'entrée de capitaux étrangers, de main d'œuvre et de cerveaux ne peut qu'avoir des conséquences positives sur le développement du pays, jamais d'effets négatifs693 ».

Ce libéralisme croissant n'est cependant pas sans limites ni sans ambiguïtés. Il ne concerne pas les sujets des colonies européennes, privés pour la plupart du droit de circuler librement, voire soumis à de brutaux déplacements forcés, ni parfois les membres de populations infériorisées, auxquelles est refusé, au sein même des États d'Occident dont ils sont les ressortissants, le droit de se déplacer librement, tels les Noirs américains du sud, dont la mobilité est de fait et en droit restreinte jusqu'à

la Première Guerre mondiale694.

Le droit d'entrer sur le territoire d'un État souverain n'est de plus pas nécessairement un droit d'installation, ce que suffit à rappeler la distinction - fréquemment opérée dans les débats de l'Institut - entre étrangers domiciliés qui, installés avec la permission expresse du souverain, peuvent prétendre à jouir spécifiquement d'un certain nombre de droits, et autres étrangers. Enfin, le droit d'entrée ne consiste nullement en un abandon par les États occidentaux de la prérogative

souveraine - reconnue déjà par Vattel695 et peu contestée dans l'ordre du droit international jusque

très en avant dans le XXe siècle - leur permettant de refuser l'entrée ou l'installation d'un étranger,

ou d'ordonner son départ. Le prouve assez la mise en place dès le début des années 1880, voire la fin des années 1870, de restrictions nouvelles à l'immigration par plusieurs États d'Occident. Elles sont d'abord le fait des États-Unis. Si la Cour Suprême avait rappelé dès 1849 que l'immigration était, quoique la Constitution ne le mentionne pas explicitement, du ressort exclusif de l'État fédéral

(ce qui impliquait que les États ne pouvaient en aucune manière prétendre réguler l'immigration696,

même en l'absence d'une législation nationale), aucun texte légal ne limite l'entrée sur le territoire américain avant 1875. Cette année-là, après que le président Grant ait, dans son Adresse à la nation, dénoncé les actes immoraux auxquels donnait lieu l'immigration chinoise et déclaré que « if this

evil practice can be legislated against697 », il aurait plaisir à veiller à l'application de la loi, le

Congrès adopta une loi nouvelle, le Page Act, qui interdisait l'entrée sur le territoire américain à deux catégories de personnes : les criminels condamnés pour des délits de droit commun et les femmes destinées à la prostitution - cette dernière disposition visait particulièrement l'immigration

692 Torpey John, L'invention ..., op. cité, p. 105.

693 Hamerow Theodore, The Social Foundations of German Unification, 1858-1871, vol I, Ideas and Institutions, Princeton University Press, Princeton, 1969, p. 98, cité in Torpey, L'invention ..., op. cité, p. 101.

694 Torpey John, « Du servage au libre départ », in Green Nancy, Weil François (dir.), Citoyenneté et émigration, op. cit, pp. 19-36, ici, pp. 29-31.

695 Vattel Emer de, Pradier Fodéré (trad.), Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliquée à la conduite et aux affaires des Nations et des souverains, Librairie de Guillaumin et Cie., Paris, 1863, tome 2, par exemple p. 111 (Livre II, chapitre 9, par. 125)

696 Passengers Cases, 1849, voir Daniels Roger, Guarding the Golden Door, Hill and Wang, New-York, 2005 (première édition 2004), p. 9. Peu suivie d'effets, les États côtiers continuant à réguler de diverses manière l'arrivée des migrants, la décision est rappelée en 1876 (Henderson vs Mayor of New-York), voir « U.S. Immigration Legislation : Pre-1945 », in Gibney Matthew J., Hansen Randall (eds), Immigration and Asylum, from 1900 to the present, ABC-Clio, Santa-Barbara, 2005, pp. 649-653, particulièrement p. 650.

des femmes asiatiques, et eut effectivement pour effet de réduire considérablement le nombre de celles qui furent autorisées à entrer aux États-Unis. Les décennies suivantes seront marquées par l'adoption de règles définissant, de manière de plus en plus précise, les caractéristiques des immigrants indésirables, dont il faut donc soit empêcher l'entrée, soit assurer le départ. Ces mesures font parfois appel, de façon de plus en plus explicite, à des catégorisations raciales. Le Chinese

Exclusion Act de 1882 entend ainsi mettre un terme à l'immigration chinoise, cependant que les lois

de quotas adoptées en 1921 et 1924 visent à réduire de manière drastique la new immigration en provenance d'Europe du Sud et de l'Zst. Peu à peu, une administration fédérale naît, capable d'assurer la mise en application de ces dispositions nouvelles.

L'importance des développements américains n'est pas liée seulement à leur antériorité, mais aussi au fait que les États-Unis sont alors, et de loin, le premier pays d'immigration pour les masses européennes. Près de trois millions d'immigrants débarquent dans les ports américains durant les

années 1870 ; plus de cinq durant les années 1880698. En 1910, près de 14 millions de résidents

américains sont nés à l'extérieur du pays et ils comptent pour près de 15% de sa population. Les historiens estiment qu'au total, durant le siècle précédant l'adoption des lois de quotas américaines, près de 55 millions d'émigrants ont quitté l'Europe, dont 33 millions se sont rendus aux

États-Unis699. À la même époque, 1 150 000 étrangers résident en France700, le pays d'Europe qui a connu,

durant la seconde moitié du XIXe siècle, la plus forte immigration, soit moins de 3% de la population métropolitaine. Même si, parce que l'on dénombre des étrangers en France et des immigrés aux États-Unis, la comparaison ne peut être parfaitement rigoureuse, l'ordre de grandeur n'est pas le même. De ce fait, toute modification des pratiques américaines est susceptible d'affecter profondément les systèmes de circulation des migrants à l'échelle mondiale, ce que prouveront les réorientations des flux migratoires dans l'espace atlantique, consécutifs, durant les années vingt, à la quasi-fermeture de la frontière américaine aux migrants en provenance de l'Europe orientale et méridionale701.

Confrontés à des immigrants plus nombreux que tout autre pays occidental, les États-Unis n'en

sont pas pour autant les seuls à mettre en place, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, des

dispositifs destinés à filtrer les entrées et à permettre l'expulsion des migrants indésirables qui auraient échappé aux contrôles censés les tenir à l'écart. L'Allemagne impériale élabore peu à peu une réglementation tatillonne, destinée à contrôler l'immigration venue de l'est et en particulier à

empêcher que le séjour des travailleurs polonais ne se transforme en une installation définitive702.

La France, dont les autorités peuvent, depuis le vote de la loi de 1849, qui ranime des dispositions plus anciennes, ordonner le renvoi de tout étranger dont la présence constituerait une menace pour

l'ordre public, notion dont l'usage se révélera fort élastique703, met en place, à partir des années

1880, une législation, qui, si elle n'instaure pas encore une sélection à l'entrée des candidats à l'immigration, constitue la « première étape dans la formation du « travailleur immigré » des temps

modernes704 », dont l'entrée et le séjour seront de plus en plus subordonnés à l'utilité économique

afin d'éviter qu'il ne fasse concurrence au travailleur national. La toute jeune Fédération australienne instaure elle, en 1901, une politique qui vise à restreindre drastiquement l'immigration

698 Idem, p. 5.

699 Thistlethwaite Frank, « Migrations from Europe Overseas in the Ninetenth and Twentieth Century », in Comité international des sciences historiques, XIe congrès des sciences historiques, Stockholm 21-28 août 1960, vol. 5, Rapports, histoire contemporaine, Almqvist et Wirksell, Göteborg, Stockholm, Uppsala, 1960, pp. 32-61.

700 Noiriel Gérard, Population, immigration et identité nationale en France, XIX-XXe siècle, Hachette, Paris, 1992, p. 70.

701 Voir Rygiel Philippe, Le temps des migrations blanches, op. cit., particulièrement deuxième partie, chapitre 1. 702 Esch (Michael G.), « Utilité, degré de civilisation, valeur biologique. Le désirable accroissement de la population

allemande (1870-1945) », in Rygiel Philippe (dir.), Le Bon grain et l’ivraie... op. cit., pp. 37-76. 703 Lewis Mary, The boundaries of the Republic …,op. cit.

en provenance d'Asie et du Pacifique705. En 1905 est adopté en Angleterre le premier d'une longue série d'Aliens Act, qui mettent fin à près d'un siècle de pratiques libérales. Le Royaume exige désormais des candidats à l'immigration qu'ils fassent « la preuve devant l'agent des services

compétents de leur aptitude à vivre et à faire vivre leurs proches dans un état de décence706 ». En

1906, le Canada rompt à son tour avec la politique suivie au cour du XIXe siècle et définit une

longue liste d'immigrants indésirables, tout en prévoyant que seront expulsés ceux dont la présence

est jugée néfaste707. Le mouvement qui débute dans les années 1870 conduit donc à ce que « en

1918 (...) la plupart des grands pays d'immigration ont adopté des textes leur permettant de passer

au crible les populations migrantes708 » et de renvoyer ceux dont la présence est jugée inutile ou

dangereuse.