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Les dispositions du projet se comprennent donc en référence au point de vue ainsi défini.

Affirmant que « l'émigration est libre718 », à quelques exceptions près719, il entend protéger les seuls

712 On pourra lire en français, traduction partielle de la biographie officielle rédigée par un missionnaire de Saint-Charles, Perotti Antonio, L'Église et les migrations: un précurseur Giovanni Battista Scalabrini, L'Harmattan, Paris, 1997, et pour un point de vue plus universitaire, Rosoli Gianfausto, De Rosa Gabriele (a cura di), Scalabrini tra vecchio e nuovo mondo: atti del Convegno storico internazionale (Piacenza, 3-5 dicembre 1987), Centro studi emigrazione, Rome, 1989.

713 Acceptant de refondre son projet afin qu'une nouvelle mouture soit examinée le lendemain, Olivi déclare « peu importe qu'on change [mon] projet, pourvu que l'Institut s'occupe dès cette année de la question (…); il y a une véritable urgence ». Annales I.D.I., 1897, p. 246.

714 Douki Caroline, « L'État libéral italien ... », art. cité, pp. 109-110.

715 Scalabrini est ainsi un fervent partisan d'une participation des catholiques à la vie politique de l'État libéral italien. En plus de son action en faveur d'une loi d'émigration conforme à ses vues, jusqu'à l'adoption en 1901 de la loi Visconti-Venosa qui, aux dires des historiens, « accueille bon nombre de ses propositions », il multiplie les appels aux catholiques afin que ceux-ci prennent part aux élections. Voir Brasseur Paule, « Mgr Giovanni Battista Scalabrini et la pastorale des immigrés catholiques », in Spindler Marc et Lenoble-Bart Annie, Chrétiens d'outre-mer en Europe: un autre visage de l'immigration, KARTHALA Éditions, Paris, 2000, pp. 69-72.

716 Douki Caroline, « L'état libéral italien face à l'émigration ... », art. cité.

717 Fœrster Robert Franz, The Italian emigration of our times, Arno Press, New-York, 1969, p. 488 et suivantes. 718 Annuaire I.D.I., 1897, p 58.

migrants transocéaniques720, en astreignant les États d'émigration à créer « un bureau central d'émigration, duquel dépendront toutes les mesures de réglementation et de contrôle de l'émigration721 » et qui sera chargé de porter gratuitement aux candidats à l'émigration les informations nécessaires à la réalisation de leur projet. Ces États sont également chargés de contrôler les agences d'émigration dont l'activité doit être au préalable autorisée par eux. Il leur faut ainsi s'assurer que les migrants aient droit à la « nourriture et à un gîte salubre (…) ainsi qu'au

traitement médical722 » pendant le voyage et, pour lutter contre les migrations de travailleurs sous

contrats, veiller à ce que le prix du transport consiste toujours en une somme d'argent payée avant le départ afin qu'à son arrivée « l'émigrant ne soit plus redevable de rien723 » et puisse « choisir

librement son séjour et son occupation dans le pays de destination724 ». Demeure à la charge des

compagnies de navigation, et non des migrants, le rapatriement d'un migrant refoulé - disposition importante puisque les compagnies de navigation, sur lesquelles pèse de fait la charge d'écarter les migrants indésirables, sont tenues d'assurer le rapatriement des migrants jugés indésirables par les autorités américaines. Il convient, du point de vue de l'État d'émigration, de protéger les intérêts des migrants en évitant que les compagnies d'immigration ou de transport ne reportent sur eux les coûts

occasionnés725. Sont enfin prescrites diverses dispositions facilitant le dépôt et le traitement rapide

d'une réclamation par un immigrant en cas de litige.

Les obligations des États de destination sont, elles, modestes. Le projet initial demande l'ouverture d'un bureau d'information dans les grands ports de débarquement, afin de permettre la protection et le placement des migrants, précisant que ce rôle pourra être tenu par des sociétés de patronage. Un amendement, déposé par Olivi lui-même, précise le sens de cette disposition, proposant « que les États assurent une pleine liberté d'action aux sociétés de patronage assistant les émigrants dans un seul but de charité726 ».

Le projet présenté par Olivi suscite quelques réserves au sein de l'Institut. Lors de la séance du 27 aout 1897, De Bar, de Martens et aussi Léo Stissower, juriste autrichien, considèrent qu'une partie

au moins de ces dispositions se situent hors du champ du droit international727. Cela ne conduit

cependant pas à ce que se manifeste une opposition tranchée, ni au principe ni à l'essentiel du contenu du projet, mais aboutit à une scission du texte en deux parties : un projet de convention internationale soumis à l'approbation des États et un article exprimant le souhait que la législation intérieure des États suive les recommandations exprimées par l'Institut afin que soit plus clairement distingué ce qui relève de la sphère des rapports entre États et ce qui renvoie aux législations internes.

S'il fallait qualifier la réception du projet d'Olivi, il faudrait sans doute, plus que d'hostilité ou de méfiance, parler d'une assez bienveillante indifférence. La commission chargée de la préparation du texte compte onze membres, ce qui est assez peu au regard des normes d'alors. La même année, la première commission, chargée de l'examen de la question du renvoi, en comprend le double. Il semble de plus que la plupart n'ont pas répondu au courrier d'Olivi leur demandant de lui faire part de leurs observations sur la question et l'avant-projet soumis à leur sagacité. Dans son préambule,

de 1907, dont les termes sont proches du texte adopté par l'I.D.I. en 1897, proclame ainsi la liberté d'émigration tout en contraignant les femmes mariées voyageant seules à obtenir l'autorisation expresse de leur époux. Cf. Tur Bruno, « L’émigration des femmes sous le franquisme : législation, discours officiels et stratégies personnelles dans les années 1960 », in Rygiel Philippe (dir.), Politique et administration du genre en migration, Publibook, Paris, 2011, pp. 13-21, ici pp. 13-14.

720 « Sera réputé émigrant tout individu qui s'expatrie dans l'intention de fixer son domicile dans une autre partie du monde, tant qu'il n'aura pas changé de nationalité », in Idem.

721 Idem, p. 59. 722 Idem, p. 63. 723 Idem. 724 Idem.

725 Schneider Dorothee, « Les États-Unis et l'émigration européenne ... », art. cité. 726 Annuaire I.D.I., vol. 16, 1897, p. 276.

après avoir souligné le fait, il ne mentionne que cinq réponses, dont plusieurs d'ailleurs semblent n'avoir concerné que des questions de forme. Le projet apparaît de ce fait comme surtout porté par Olivi (même si Karl Heimburger, un juriste allemand, est mentionné comme co-rapporteur) et comme n'ayant fait l'objet de remarques que de la part de quatre autres juristes, dont deux autres Italiens, Catellani et Manzatto ; un Autrichien, Stoerk et un Scandinave, Kleen, ancien secrétaire de légation suédois venu s'installer à Lausanne pour sa retraite. Aucun n'apparaît comme une personnalité centrale dans la vie de l'Institut. Les deux rapporteurs eux-mêmes ne sont pas membres de plein droit, mais, circonstance assez rare, récents associés : depuis 1892 pour Olivi, 1891 pour Heimburger.

Ils ont de plus en commun de représenter des États qui sont alors considérés comme des États d'émigration, particulièrement lorsque sont surtout envisagées les migrations transcontinentales. Le fait est d'évidence pour l'Italie ou l'Autriche-Hongrie, qui figurent alors parmi les principaux fournisseurs d'émigrants transatlantiques, mais également pour l'Allemagne que Stoerk fait figurer, au même titre que la Suisse, au rang des pays d'émigration728, alors pourtant que son solde

migratoire devient à cette période positif729. Il est vrai que l'Allemagne est le principal pays de

transit pour les migrants désireux de rejoindre le continent américain, ce qui a conduit les autorités allemandes, après l'épidémie de choléra de 1892 - dont le déclenchement est attribué à la présence de migrants en transit pour les États-Unis dans les ports allemands - à mettre en place un strict contrôle de ses frontières orientales permettant de refouler les migrants ayant peu de chances d'être

acceptés par les autorités américaines730, peu avant que ne soit adoptée, en 1897, la première loi

(Reichauswanderungsgesetz), organisant la protection des émigrants allemands au moyen d'un

contrôle des agences d'émigration et de la diffusion d'informations auprès des candidats au départ731.

Porté par des juristes italiens, associés à un juriste allemand, discuté et amendé par les représentants d'autres États touchés alors, ou au cours des décennies précédentes, par d'importants mouvements d'émigration transatlantique, mais n'ayant guère suscité l'intérêt des juristes des pays d'Europe du Nord-Ouest, le projet, présenté en 1897, peut alors apparaître comme une déclaration commune des pays d'émigration - et définis comme tels en ce cadre - d'autant plus que, loin de refléter l'opinion des seuls jurisconsultes présents à Copenhague, le texte présenté est très proche dans ses dispositions et ses principes des législations alors adoptées en Allemagne et à venir en Italie.

Il permet à tout le moins de conclure à l'existence de partisans d'une régulation internationale des migrations transocéaniques de travail, puisque sont concernés ici les seuls migrants ayant recours aux services des compagnies d'émigration et nécessitant à leur arrivée l'aide d'un bureau de placement. S'il constitue une rupture, à l'échelle de l'I.D.I., puisque les migrants sont pour la première fois socialement situés et les migrations de travail prises en compte en tant que telles, selon une définition du migrant par les modalités de son déplacement, conforme d'ailleurs aux

usages alors en vigueur en plusieurs états américains732, le texte proposé par Olivi et Heimburger

demeure mesuré dans ses ambitions et d'une portée modeste.

Il n'a en effet pour ambition que de protéger les migrants au cours de leur périple, prévoyant une intervention dans les ports d'embarquement et de débarquement et durant le trajet, mais renonçant

728 Annuaire I.D.I., volume 16, 1897, p. 272. Olivi compte lui au rang des pays d'émigration la France, la Belgique, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie, idem, p. 243.

729 Bade Klaus J., L’Europe en mouvement. La migration de la fin du XVIII siècle à nos jours, Seuil, Paris, 2002, pp. 142-146.

730Abbott Edith , Historical aspects of the immigration problem, Arno Press, 1969, New-York, (première édition 1926), pp. 86-92.

731 Langbein R. Henning W., « Staat und Auswanderung im 19. Jahrhundert », Zeitschrift für Kulturaustausch, volume 39, 1989, pp. 292-301.

732 La loi uruguyanenne de 1891 définit comme immigrants les passagers de deuxième et troisième classe, alors que sont réputés tels, d'après la législation américaine, jusqu'en 1903 les passagers de troisième classe, voir Devoto Fernando, « Émigrés, exilés, réfugiés », in Fernando Devoto et Pilar González-Bernaldo, Emigration Politique : Une Perspective Comparative: Italiens Et Espagnols En Argentine Et En France, XIXe-XXe Siècles, L'Harmattan, Paris, 2001, pp. 81-91, ici p. 76 et suivantes.

explicitement à demander l'obtention de garanties juridiques pour les migrants devenus travailleurs immigrés et en particulier à se prononcer sur les conditions de leur accès au marché du travail. La question est pourtant posée par Buzzati, qui souhaiterait que l'on proclame non seulement la liberté

d'immigration et d'émigration mais « encore la liberté du travail [des] émigrants733 ». Cependant, sa

proposition est rapidement rejetée par l'assemblée - même si tous ceux qui s'expriment tombent d'accord sur le fait que rien ne saurait justifier des restrictions apportées à l'accès des migrants au marché du travail - après qu'Heimburger et surtout Stoerk aient appelé à la prudence, considérant que l'on risquait d'affaiblir l'œuvre de la commission en « abordant une question purement idéale734 ».

De fait, le projet porté par Olivi et Heimburger est conçu de manière à rendre possible la ratification rapide d'une convention internationale. Il prend en compte les législations européennes existantes ou en gestation, intègre le souhait américain d'une sélection par les États européens de

départ des candidats à la migration735 - ce à quoi du reste procèdent déjà les autorités allemandes,

d'autant que cela leur permet de tenir à l'écart de l'Empire des populations qu'elles-mêmes jugent indésirables - et fait peser enfin sur les seuls pays d'émigration la plupart des contraintes prévues par les textes adoptés à Copenhague.

L'évidente limite de l'entreprise est que, toutes modérées que soient les demandes approuvées par les juristes de l'I.D.I., elles ne sont ni discutées ni approuvées par des juristes d'outre-Atlantique ou des diplomates américains. En ce sens, elles apparaissent comme l'énoncé d'une position susceptible d'obtenir l'accord des représentants des États européens considérés comme pays d'émigration -regardant la question de l'émigration outre-Atlantique736, non comme la base, conjointement élaborée par des représentants de toutes les parties, d'un accord international relatif aux migrations transatlantiques de travail, raison pour laquelle sans doute elle rencontre aussi peu de résistances que d'enthousiasme, ne remettant en cause les intérêts d'aucun des États représentés lors de la discussion du projet, mais semblant peu susceptible de permettre la signature d'accords internationaux.