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Si l'affirmation de la liberté d'émigration, voire celle de la nécessité d'accorder protection aux émigrants font l'objet, au sein de l'I.D.I., d'un accord - encore que celui-ci ne suscite guère ni de passion ni de débat - il n'en va pas de même de la question de l'expulsion. Les membres de l'I.D.I. entendent le terme en un sens large. En effet, ils se prononcent également à cette occasion sur les politiques d'admission des immigrants. L'intérêt de l'Institut pour la question a plusieurs sources.

Elle est, pour les juristes de l'I.D.I., liée à la question de l'extradition que l'Institut examine au même moment. Il convient en effet de s'assurer que des expulsions n'aboutissent pas à une extradition déguisée, ne respectant aucune forme légale, d'autant que la pratique est fréquente

durant le XIXe siècle (cf. infra, troisième partie, chapitre 1).

D'autre part, les États d'origine tendent alors à étendre leur protection à ceux de leurs nationaux qui ont quitté leur territoire alors que longtemps le départ, parfois illégal aux termes des législations

733 Annuaire I.D.I., volume 16, 1897, p. 249. 734 Idem, p. 250.

735 Schneider Dorothee, « Les États-Unis et l'émigration européenne », article cité.

736 En réponse à une question posée au cours de la discussion de la seconde mouture de son projet, Olivi répond que celui-ci cherche désormais à fixer « des règles plus générales applicables aux différents courants migratoires, tant au delà des mers que dans les pays continentaux », Annuaire I.D.I., volume 16, 1897, p. 256. Le point cependant n'est pas commenté, et la rédaction nouvelle porte peu trace de ce changement annoncé , prévoyant toujours par exemple que les « (…) autorités maritimes du port de départ devront informer (…) les consuls (…) établis dans les ports étrangers » de la destination des migrants. De même, la suite de la discussion porte essentiellement sur les conditions imposées à l'action des compagnies d'émigration et les formes de recours et d'arbitrage offertes aux migrants ayant recours à leurs services, soit sur les conditions des migrations à longue distance qui, dans le contexte, sont essentiellement les migrations transatlantiques qui demeurent bien ici le référent des débats.

nationales, équivalait, en fait et parfois en droit, à une rupture d'allégeance entraînant le retrait de la protection offerte par le souverain. Nous avons noté déjà noté cette évolution dans le cas italien, le royaume adoptant en 1901, après de longs débats, un texte permettant de « réglementer et de

protéger l'émigration par la création d'une commission générale sur l'émigration737 ». De fait, à

partir de la fin du XIXe siècle, la Couronne italienne exerce régulièrement « le pouvoir qu'elle avait

de protéger ses citoyens », suspendant par exemple temporairement, au début du XXe siècle, la

migration vers l'Argentine - mais cette décision ne fait que prolonger et entériner les pratiques du gouvernement Crispi (1887-1896), très soucieux d'étendre aux émigrants italiens la protection de la nation et qui de fait « utilise l'émigration comme enjeu des rapports de forces diplomatiques avec

les pays d'accueil dans le cadre de sa politique de puissance738 ».

Le fait là encore vaut par la place particulière qu'occupe l'Italie dans le système migratoire du

second XIXe siècle. La péninsule est, à partir des années 1890, le premier fournisseur de migrants

pour les États-Unis739 (environ quatre millions d'entrées de sujets italiens sont enregistrées aux

États-Unis entre 1881 et 1920740), mais l'Italie fournit aussi des migrants en nombre au Brésil ou à

l'Argentine, qui en accueillent près de trois millions entre 1857 et 1940, soit près de la moitié du contingent des migrants au cours de cette période. En 1895, 12% de la population de l'Argentine est italienne. Enfin, de nombreux Italiens parcourent l'Europe en quête de travail. Ils sont 724 000 à le faire entre 1896 et 1900, et près d’1,2 million au cours des quatre années qui précèdent la Première

Guerre mondiale741. Les historiens estiment que, de 1876 à 1914, ce sont plus de quatorze millions

d'Italiens qui quittent le royaume742.

En ce dernier tiers du XIXe siècle donc, la présence de sujets étrangers sur le territoire d'un État

est un phénomène de plus en plus fréquent et ces migrants sont, en proportions croissantes, des prolétaires en quête de travail. L'État d'origine est désormais le garant et le défenseur des droits du migrant auprès de l'État d'immigration et quand ce dernier ne parvient pas à en obtenir le respect, cela entraîne négociations et parfois conflits. Devenues de ce fait occasion de contacts fréquents entre États, les migrations internationales ne peuvent dès lors qu'intéresser l'Institut, d'autant que le régime de fait qui y préside subit d'importants changements.

Enfin la pratique de l'expulsion, fréquente, est en elle-même occasion de conflits, ou du moins de négociations parfois ardues entre États, puisqu'il faut, pour expulser un étranger, le contraindre à entrer sur le territoire d'un autre État, qui peut, particulièrement s'il n'est pas un national, refuser de le recevoir. La Belgique ainsi, au milieu des années 1880, est contrainte de renoncer à la pratique du libre choix de la frontière de sortie par l'expulsé du fait du refus opposé par ses voisins à l'entrée sur le territoire de migrants expulsés de Belgique. En 1884, les autorités allemandes refusent ainsi l'entrée de tous les migrants en provenance de Belgique qui ne sont pas citoyens du Reich et les Néerlandais font de même. La seule frontière demeurant ouverte est la frontière française, à laquelle sont amenés les expulsés de Belgique, ce à quoi les Français répliquent en 1886 en conduisant à la frontière belge tous les étrangers expulsés de France. La situation conduit les autorités belges à rompre avec leurs pratiques antérieures et à conduire désormais les expulsés à la frontière de l'État

737 Gabaccia Donna R, Hœrder Dick, Walaszek Adam, « Émigration et construction nationale en Europe (1815-1939), in Green Nancy L., Weil François (dir.), Citoyenneté et émigration ..., op. cité, pp. 67-94, ici pp. 81-82.

738 Douki Caroline, « L'état libéral italien face à l'émigration (...)», art. cité, p. 106.

739 Carpenter Niles, Immigrants and Their Children, 1920. A Study Based on Census Statistics Relative to the Foreieign Born and the Native White of Foreign or Mixed Parentage, Govt printing office, Washington D.C., 1927, p. 64.

740 Nelli Humbert S., « Italians », in Thernstrom Stephan (Ed.), Harvard encyclopedia of American Ethnic Groups, Harvard University Press, Harvard, 1980, pp. 545-560, ici p. 547.

741 Golini (Antonio) et Amato (Flavia), « Uno sguardo a un secolo e mezzo di emigrazione italiana », in Piero Bevilacqua et al. (a cura di), Storia dell’emigrazione italiana, vol. 1, Partenze, Donzelli editore, Rome, 2001, p. 50. 742 Fœrster Robert Franz, The Italian emigration of our times, Arno Press, New-York, 1969, p. 7.

dont ils sont les nationaux ou à celle du pays le plus proche de leur pays d'origine743, pour autant qu'ils ne sont pas poursuivis par leur État d'origine pour des faits de nature politique.

En effet, à partir du moment où un État entend parvenir à un contrôle effectif de ses frontières et à régler les entrées, l'expulsion de nationaux tiers ne peut être pratiquée à volonté par les États riverains, non plus d'ailleurs qu'ils ne peuvent expulser leurs propres nationaux, ni refuser de les recevoir - condition nécessaire à l'exercice par l'État expulsant de sa souveraineté - ce que rappelle la déclaration adoptée par l'Institut qui précise en son article 2 qu' « (...) un État ne doit pas interdire l'accès ou le séjour (…) soit à ses sujets, soit à ceux qui, après avoir perdu leur nationalité dans ledit État, n'en ont point acquis une autre ».

De fait, la nationalisation des frontières, qui marque la fin du XIXe siècle, autant que la prétention

nouvelle des États à maintenir le lien d'allégeance avec ceux de leurs nationaux qui s'implantent à l'étranger, font que le franchissement des frontières aussi bien que l'installation d'un migrant dans un pays étranger sont clairement conçus par les juristes de l'Institut comme l'occasion d'un rapport entre États. Cette conjoncture nouvelle se traduit tant par la multiplication des échanges diplomatiques que par celle des conventions bilatérales. Les conditions de l'entrée de sujets chinois aux États-Unis font ainsi l'objet de négociations entre les autorités américaines et chinoises qui se traduisent par la signature d'accords successifs dont le premier, le traité Burlingame, est signé dès

1869 avant d'être révisé en 1880744. C'est aussi par le biais d'un accord diplomatique, signé en 1906,

qu'est régulée, et de fait quasi-stoppée, l'immigration japonaise aux États-Unis745. Il est de même de

plus en plus fréquent que les traités d'amitié et de commerce signés à la fin du XIXe siècle comprennent des clauses qui explicitent et règlent les conditions de la circulation des personnes entre les États contractants, voire celles de leur installation. Les traités ainsi signés par l'Équateur en 1887 avec l'Allemagne et la Belgique comprennent une clause (art. 3) permettant aux deux États « d'expulser ou de ne pas admettre les personnes qui, en raison du caractère pernicieux de leurs antécédents ou de leur conduite, doivent être considérées comme dangereuses », clause dont le commentateur note la nouveauté, écrivant que si le droit d'expulser ainsi défini est « hors de controverse », il est « inusité » de l'énoncer dans un traité et « d'en faire ainsi un article de droit

public écrit » et nouveau de « pouvoir refuser d'admettre un étranger746 ».

Dans quelques cas, les différends qui naissent à l'occasion de l'application de ces accords entre États, ou du traitement par des autorités étrangères de ressortissants d'autres États, font naître des

conflits, soumis à l'arbitrage d'une tierce partie747. Nous en avons quelques exemples dans le cas de

l'expulsion. Ainsi l'Angleterre et la Belgique décident-elles, en mars 1898, de soumettre à l'arbitrage d'un jurisconsulte français un différend provoqué par l'expulsion par les autorités belges d'un sujet britannique, Ben Tillet. Celui-ci, membre du syndicat des travailleurs de la mer, s'était rendu à Anvers afin d'y tenir un meeting dans le but de contribuer à l'organisation d'une section belge de cette organisation. Arrêté puis détenu par les autorités belges, il fut finalement expulsé, mais contesta les conditions de son arrestation et de sa détention. Défendant les intérêts de leur ressortissant, les autorités britanniques, considérant que la détention de Tillet était inutile et que la rigueur de ses conditions ne pouvait être justifiée, demandent que les autorités belges expriment un

743 Caestecker Frank, Alien Policy in Belgium ..., op. cit., pp. 40-41.

744 Guerassimoff Éric, « Des coolies aux Chinois d'outre-mer. La question des migrations dans les relations sino-américaines (1850-1890) », Annales, Histoire, Sciences sociales, volume 61, numéro 1, janvier 2006, pp. 63-98. 745 Spickard Paul R, Japanese Americans: the formation and transformation of an ethnic group, Rutgers University

Press, New-Brunswick, 2009 (première édition 2000), ici pp. 31-33.

746 Renault Louis (dir.), Archives diplomatiques. Recueil mensuel international de diplomatie et d'histoire, deuxième série, 30e année, numéro 1, janvier 1889, p. 13.

747 Plusieurs décisions d'arbitrage seront de fait rendues au début du XXe siècle dans le cas d'expulsions de ressortissants de pays d'Europe par des États latino-américain dont : affaire Boffolo (Italie/Vénézuéla), 1903, Nations-Unies, Recueil des sentences arbitrales, volume 10, 2006, pp. 528-538; affaire Oliva (Italie/Vénézuéla), 1903, Recueil des sentences arbitrales, volume 10, 2006, pp. 600-609; affaire Maal (Pays-Bas/Vénézuéla), 1903, Recueil des sentences arbitrales, volume 10, 2006, pp. 730-733.

regret et offrent une compensation financière à Tillet. Devant leur refus, les deux parties conviennent de s'en remettre à un arbitre qui donnera raison à la Belgique, après avoir rappelé que : « l'on ne saurait contester à un État la faculté d'interdire son territoire à des étrangers quand leurs

menées ou leur présence lui paraissent compromettre sa sécurité748 » et « qu'il apprécie (...) dans la

plénitude de sa souveraineté les faits qui motivent cette déclaration749 ».

La question dont se saisit l'I.D.I. dans le courant des années 1880, et qui fera l'objet de travaux en son sein durant les années 1890, est donc à la fois une matière qui entre dans le champ du droit international du fait des transformations que connaissent les modes de régulation des migrations et des migrants et une question d'actualité qui, dans plusieurs États, suscite, en devenant une question politique, des affrontements idéologiques.