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Sur ce point, comme sur d'autres, qui tiennent par exemple à l'organisation de l'Institut, à ses finalités, aux caractéristiques de son personnel, l'ombre portée des fondateurs et des débuts de l'I.D.I. est longue et nous conduit à nous attarder sur ce moment de fondation, qui se comprend en un contexte.

Nous en avons évoqué plus haut les aspects politiques. Koskenniemi les analyse comme un défi posé aux libéraux européens. Ils sont conduits à un effort de réflexion partagé par le paradoxe, auquel sont confrontés tous les libéraux européens, d'une première moitié du siècle marquée par un rapide progrès économique et matériel et une longue période de paix dans le cadre d'un système régi par un accord entre les dirigeants autocrates de régimes conservateurs qui étouffent l'expression des réalités nationales. Koskenniemi perçoit comme la recherche d'une réponse à cette énigme la création de l'Association internationale pour le progrès des sciences sociales, qui sera l'une des matrices et l'un des viviers de l'Institut de Droit International et avant lui de la Revue de droit

international et de législation comparée. Cependant, si l'analyse peut aider à comprendre

l'émergence d'une nébuleuse libérale internationale, elle ne nous aide guère à éclairer la création de l'Institut et l'absolue priorité donnée par ses fondateurs à la préservation de la paix. Il faut alors se souvenir qu'au tournant des années 1870, des événements récents offrent à des libéraux pacifistes des motifs d'espoir, tout en nourrissant une sourde inquiétude. L'affirmation d'un État-nation italien et d'un État-nation allemand conduisent à des conflits entre puissances européennes, qui nourrissent de vives inquiétudes au sein des élites européennes et se traduisent par une floraison nouvelle d'organisations pacifistes, dont la très modérée politiquement Ligue internationale et permanente de

la paix de Frédéric Passy, fondée en 1867 et à laquelle adhère Gustave Moynier dès 1868, et la plus

radicale Ligue pour la paix et la liberté de Charles Lemonnier, qui tient son premier congrès en

1869235. Les réunions de ces deux institutions sont l'occasion de vibrants appels à la conscience

européenne ou d'imprécations contre la guerre qui parfois rappellent les commandements divins, telles celles que lance le révérend père Hyacinthe en ouverture de la première réunion de la Ligue internationale pour la paix qui s'exclamait :

« Quoi! Vous pourriez, sans violer la loi de Dieu (...) sans porter à votre front le signe de Caïn (...), ouvrir au soleil de l'histoire ces vastes champs de carnage et y faire broyer par la mitraille, pour vos caprices ou pour vos calculs y faire broyer des centaines de milliers de créatures humaines ? »236

L'idée qu'un éloquent appel à la conscience morale des hommes et le rappel des commandements divins suffit à faire reculer la guerre et la barbarie ne survit cependant guère à la guerre franco-prussienne de 1870. Le conflit est bref mais d'une ampleur sans précédent en Europe depuis la fin

des guerres napoléoniennes, et l'occasion d'atrocités qui horrifient237 un Gustave Moynie, et lui font

proposer la création d'un tribunal d'arbitrage permanent,238 avant qu'il ne devienne l'un des plus

ardents défenseurs du projet de création d'un Institut de Droit International. L'heure, il est vrai, n'est plus pour certains aux appels enflammés, mais à la réflexion, au travail théorique dirions-nous aujourd'hui. Il s'agit d'inventer les institutions et les règles qui permettront à la paix d'advenir ; non

235 Sur cette dynamique voir, Birebent Christian, Militants de la paix et de la SDN. Les mouvements de soutien à la société des nations en France et en Grande-Bretagne, 1918-1925, L'Harmattan, Paris, particulièrement, pp. 26-28. 236 Cité in Chevalier Michel, « La ligue de la paix », Revue des cours littéraires de la France et de l'étranger, numéro

31, 3 juillet 1869.

237 Moynier Gustave, La convention de Genève pendant la guerre franco-allemande, imprimerie Soullier & Wirth, Genève, 1873.

238 Sur le projet de Moynier, et son échec, on verra Harouel V., « Aux origines de la justice pénale internationale : la pensée de Moynier », Revue historique de droit français et étranger, 77/1, janvier-mars 1999, pp. 71-83.

plus de la défendre, mais de la bâtir. Plusieurs internationalistes, dont Lorimer239 et Blüntschli240, auteurs durant les années 1870 de projets, en partie antagonistes, d'une organisation internationale

nouvelle, s'y emploient241. Malgré quelques écarts, leurs projets ont en commun de prendre en

compte la réalité des rapports de force européens, accordant un statut spécifique aux grandes puissances et, particulièrement chez Blüntschli, de ne pas supposer la renonciation des puissances européennes à leur souveraineté. Il s'agit, pour Blüntschli spécialement, d'imaginer un mécanisme graduel et pacifique permettant l'émergence d'une nouvelle organisation de l'Europe, tout en prenant en compte les réalités diplomatiques et politiques. L'Institut de Droit International, dont l'un et l'autre seront des membres éminents et actifs, s'inscrit dans cette même dynamique, participant, à sa manière, que ses fondateurs veulent pragmatique, à l'histoire de l'internationalisme libéral autant qu'à celle du mouvement pacifiste, préparant par le droit l'avènement d'une ère de concorde.

Le relatif optimisme dont témoigne ce projet se comprend là aussi en contexte. La fin des années 1860 et le début des années 1870 ne peuvent que nourrir l'inquiétude dans les rangs des libéraux et des pacifistes, mais elles sont aussi porteuses d'espoir. Deux événements qui eurent un retentissement immense permettent de le comprendre. Le premier, dans l'ordre chronologique, est la déclaration de Saint-Pétersbourg, par laquelle dix-sept États, réunis à l'initiative du tsar Alexandre II, renoncent à l'usage de certains types de balles explosives développées pour la première fois par l'armée russe. Quoique la déclaration de Saint-Pétersbourg n'ait jamais eu force légale, elle n'en constitue pas moins une moment important. Pour la première fois des représentants des principales puissances du temps s'accordent, pour des motifs humanitaires, à interdire l'usage d'une arme nouvelle et, plus important encore à long terme, conviennent en un préambule que les armées en guerre doivent éviter de provoquer destructions et souffrances inutiles et n'employer que les moyens que dictent les nécessités militaires. Formules vagues encore, mais reconnaissance, par les représentants d'États souverains, que la conduite de la guerre doit obéir à des règles

minimales242. Une entente entre puissances permettant de réglementer les usages de la guerre ne

ressort plus seulement de l'utopie.

De même, l'arbitrage rendu dans l'affaire du croiseur Alabama243 conduit beaucoup à penser qu'une

résolution pacifique des conflits entre puissances est possible. Ce croiseur avait été autorisé à quitter les ports anglais, avec plusieurs autres navires affrétés par les Sudistes, et avait coulé plusieurs vaisseaux nordistes, ce qui avait entraîné de vives protestations de la part de la représentation américaine. Le différend fut soumis à une cour d'arbitrage réunie à Genève qui décida d'accorder en compensation aux États-Unis la somme de quinze millions et demi de dollars, décision que le gouvernement britannique accepta. La décision rendue à Genève est le premier exemple de résolution pacifique d'un vif conflit international par le biais de l'arbitrage d'une instance supranationale, dont le verdit est accepté par les deux parties.

On peut alors espérer que les dangers qui menacent l'Europe puissent être conjurés par le développement de la coopération internationale et la médiation et que joueront un rôle-clé dans ce processus non seulement les politiques mais aussi les diplomates et les juristes capables d'élaborer le texte des accords ensuite soumis à l'approbation des puissants.

Cette vision, qui dessine une stratégie, n'est pas pure reconstitution de notre part. Elle est assez

239 Lorimer James, « Le problème final du droit international », Revue de droit international, numéro 8, 1884, pp. 161-206.

240 Blüntschli Johan Caspar, « Die Organisation des europäischen Statenvereins, », Die Gegenwart, volume 13, pp. 131 et suivantes.

241 Suganami Hidemi, The domestic analogy and world order proposals, Press syndicate of the University of Oxford, 1989, spécialement les pages 53-57.

242 Solis Gary D., The Law of Armed Conflict; International Humanitarian Law in War, Cambridge University Press, New-York/Cambridge, 2010, pp. 28-31.

243 Pour une rapide présentation en français voir Eyffinger Arthur, La cour internationale de justice, 1946-1996, Kluver law international, La Haye, 1999, p. 29-31.

clairement exprimée dans un ouvrage qui paraît en 1873244, l'année même de la fondation de l'I.D.I., et qui est dû à l'un de ses fondateurs, Emile de Laveleye. Il redoute, à la lumière des guerres

récentes, que « vers la fin de ce siècle l'Europe [ne devienne] un enfer 245». Il voit dans les nuées qui

s'accumulent l'effet d'un « principe nouveau », d'une « immense fermentation, (...) mouvement d'une force irrésistible [qui] porte les hommes de même race et de même langue à se réunir en un seul État sans tenir compte ni des limites tracées par les traités, ni des droits traditionnels qu'invoquent

les souverains 246». Diffusion des Lumières et progrès démocratique « exaltent le sentiment national

en même temps qu'ils préparent la fraternité des peuples247 », ce faisant ils menacent l'Europe de

« luttes terribles (...) et prolongées, parce que [mettant] aux prises des masses énormes d'hommes

pour des revendications et des prétentions souvent inconciliables 248».

De Laveleye considère cependant que, par l'arbitrage, « un grand nombre de guerres pourraient

être évitées 249». Selon les collègues et rivaux de l'International Law Association, c'est bien le

règlement pacifique de la crise de l'Alabama qui justifie cet optimisme véritable. Selon l'historien de l'Institute of international Law :

« The acceptance of this decision by the British government, with the result that the dispute, which at one time seemed almost certain to develop into war between two of the most powerful and civilized nations of the world, received an amicable settlement, gave a powerful impetus to the idea of arbitration as a substitute for war 250».

Emile de Laveleye lui fait écho ouvrant le volume cité plus haut par l'éloge d'une décision « venue ranimer les espérances des amis de la paix251 ». Cette réussite inspira plusieurs parlements européens qui adoptèrent, au début des années 1870, des vœux favorables à l'instauration d'un système d'arbitrage permanent et au développement du droit international. Tel fut le cas de la Chambre des Communes anglaise en 1873, suivie la même année par le Parlement italien, puis en 1874 par le Congrès américain, le Parlement hollandais et la Diète suédoise S'il ne faut pas exagérer la portée de ces textes, - ainsi le vote anglais est arraché par une nuit d'été à un Parlement quasi désert par Henry Richards, secrétaire de la London Peace Society et pugnace parlementaire gallois, mais Gladstone et ses successeurs ne manifestèrent nullement l'intention d'exaucer de quelque

manière que ce soit ce vœu, brocardé par le Times et le Punch252 - ils manifestent cependant que la

naissance de l'I.D.I. s'inscrit dans un mouvement plus large, qui apparaît un moment comme l'une des réponses apportées à une crise grave par une intelligentsia juridique cosmopolite qui lui assigne pour tâche première de travailler à préserver la paix entre les nations européennes, et à défaut, de parvenir à civiliser la guerre. Cette mission, portée et incarnée par une génération fondatrice dont l'influence sera durable, demeura la préoccupation première de l'Institut jusqu'en 1914.

244 De Laveleye Émile, Des causes actuelles de la guerre en Europe et de l'arbitrage, Mucquart, Guillaumin et Cie, Bruxelles, Paris, 1873. 245 Idem, p. 3. 246 Idem, p. 23. 247 Idem, p. 24. 248 Idem, p. 24. 249 Idem, p. 2.

250 «The International Law Association. Its Objects, Origin and Work ...», art cité, p. IX. 251 De Laveleye Émile, Des causes actuelles de la guerre, op. cité, p. 8.

252 Bras Irvin, « The emergence of the international law societies », The Review of Politics, Vol. 19, No. 3 juillet 1957, pp. 361-387.