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CHAPITRE I Vers une histoire des pratiques de conception

SECTION 1. L'HISTOIRE A TRAVERS LES CONCEPTS IMPLIQUES

3. De la pluie au débit de dimensionnement

Dans ce paragraphe, nous attaquerons les questions relatives au dimensionnement proprement dit d'un réseau d'assainissement. Après plusieurs pages consacrées aux traitements successifs dont la pluie a fait l'objet, nous exposerons, ici, les solutions proposées au problème de la transformation des précipitations en débit d'évacuation. Etant donné que cette dernière constitue le paramètre crucial pour le dimensionnement du dispositif technique, nous ralentissons notre récit afin de mieux cerner les évolutions, continuités et ruptures, ainsi que les logiques qui les sous-tendent. Une "coïncidence" produite dans le temps nous aide à situer notre point de départ. En 1855, la ville de Paris publie le "Programme pour la rédaction du projet de distribution d'eau et d'assainissement" (3). Trois ans plus tard, à

Lors de la discussion qui a suivi l'exposé de Sherman, Frequency and intensity

of excessive..., op.cit., p. 961.

Sur l'adoption de la pluie décennale en France, voir Desbordes, "Risques de défaillance des ouvrages d'assainissement urbain : un concept révisable ?", in

Economie de l'Hydrologie Urbaine ; La ville sous l'eau, l'eau sous la ville, l'eau, la ville et les sous , Société Hydrotechnique de France, 1990, pp. 15-23.

Dupuit J., Programme pour la rédaction du projet de distribution d'eau et

Londres cette fois-ci, le "Report of Commission of Metropolitan Drainage" C1)

faisant le point sur des travaux et des études entrepris au cours de la décennie précédente, voit le jour. Publications qui témoignent de la thématisation du problème de l'assainissement et marquent l'amorce d'une période de communications, de débats et de discussions chez les ingénieurs, sur les questions de la transformation de la pluie en débit d'évacuation. L'Angleterre et la France y tiennent le premier rang. Le respect de l'antériorité chronologique en matière de réflexion sur les questions qui nous occupent justifie que notre historique commence par l'Angleterre.

3.1. L'Angleterre (1845-1865) : l'observation et l'induction

La première investigation systématique sur les problèmes d'évacuation des eaux pluviales est due à John Roe. Peu de choses sont connues (2) sur les procédures

d'acquisition et de traitement des données qui appuient les propositions de cet ingénieur. Produit d'une campagne de mesures étalée, selon l'auteur, sur une période de 20 ans, ces propositions sont présentées sous forme de tables où le diamètre de la canalisation est fourni directement en fonction de la superficie de la surface assainie et de la pente de la conduite (voir tableau suivant). L'extrait d'une lettre, datée du 3 décembre 1852 et envoyée à l'Institution of Civil Engineers, pourrait nous éclairer sur la démarche suivie :

"(...) une chute de pluie d'un inche par heure produit un peu plus de 60pieds cubes par minute, par acre. D'autre part, j'ai observé que 25 pieds cubes d'eau par minute, par acre, atteignent les égouts dans le cas d'une précipitation d'un inche par heure, sur une surface où les maisons sont entourées de terres jardinées, et dans un autre cas, quand les maisons sont plus proches les unes

Report relating to the main drainage of the metropolis, Londres, 1857-1858, 3

volumes.

Ainsi Haywood N., ingénieur "of the City" qui est resté pendant un quart de siècle parmi les autorités en la matière, déclare lors de la rencontre du 14 mars 1865, organisée par l'Institution of Civil Engineers, qu'il n'a jamais pu obtenir quelques informations précises sur la constitution des tables. In Bazalgette J.W., On the main drainage..., op.cit., p. 324. Même la date précise de la première publication reste mal cernée : probablement entre 1840 et 1845.

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des autres, 33 pieds cubes, par acre et par minute atteignent les égouts" (!). Diameters of sewer, inches Level 1 in 480 1 in 240 1 in 160 1 in 120 1 in 80 1 in 60 24 acres 383/4 43 50 63 78 90 115 30 acres 671/4 75 87 113 143 165 182 36 acres 120 135 155 203 257 295 318 48 acres 277 308 355 460 590 670 730 60 acres 570 630 735 950 1.200 1.385 1.500 72 acres 1.020 1.117 1.318 1.692 2.180 2.486 2.675

Tables de Roe (1840-45), fournissant le diamètre de la canalisation en fonction de la superficie assainie et de la pente de la conduite

Source : Metcalf L., Eddy H.P., American Sewerage Practice, Tome I, 1914, New York, Me Graw-Hill Book Company.

On constate que Roe, en procédant à une taxinomie des surfaces qui reste très qualitative, met en relief un des éléments qui conditionnent la transformation de la pluie tombée en débit d'évacuation : la nature de la surface bâtie. De surcroît, dans une note qui accompagne la présentation des tables, il énumère un autre facteur qui doit être pris en compte lors de l'usage de ces tables : la pente de la surface.

"Pour appliquer la table à des localités dont la pente est plus importante que celle de Holborn et de Finsbury {localités qui ont fourni les observations} , des modifications sont exigées ; ainsi, pour des pluies similaires quant à leurs intensités, en passant d'une surface d'une pente moyenne égale à 1 pour 132 à une surface dont la pente était de 1 pour 20 environ, le débit augmente d'un tiers " (2).

Le voile qui couvre le processus de constitution des tables de Roe, pousse les ingénieurs responsables de l'assainissement de Londres à entreprendre eux-mêmes des mesures relatives à la quantité de pluie qui pénètre dans les ouvrages

In Rawlinson R., Drainage of Towns..., op.cit., pp. 96-97. Cité par Metcalf et Eddy, American Sewerage..., op.cit., p. 10.

d'assainissement. Ainsi, Bidder et Hawksley, en 1857, ont pu observer que "d'une pluie de 2,90 inches tombés sur vingt six heures, seulement 64,5% a pu atteindre les égouts, le reste étant soit absorbé soit évaporé (...). A Ratcliff Highway, la proportion de la pluie qui a atteint les collecteurs a été de 52% seulement" (l). La

conclusion de cette série d'observations était la suivante.

Ces observations établissent de façon claire le fait que la quantité de la pluie évacuée par les collecteurs est dans tous les cas beaucoup moins importante que celle tombée sur la surface ; et bien que l'ampleur de la variation des phénomènes atmosphériques soit d'une envergure telle qu'elle rend impossible l'établissement d'une relation précise entre la pluie et le débit correspondant, nous nous sentons suffisamment sûrs pour conclure, en vertu de la loi des moyennes (as a rule of averages), que pour une pluie de 1/4 d'inches le pourcentage qui va atteindre les collecteurs ne dépassera pas 50%, tandis que pour une pluie de 4/10 inches ce pourcentage ne sera pas plus de 25% " (2).

De ce passage, nous pouvons retenir deux choses. Tout d'abord, l'absence d'un mécanisme explicite qui lierait pluie et débit, ne met pas en cause la solidité des conclusions issues des observations directes. Par le recours à une démarche de nature statistique, on parvient à des régularités qu'on présume comme étant bien établies : par sa multiplicité et son traitement statistique (rudimentaire puisqu'on ne calcule que des moyennes), la série d'observations devient porteuse d'un indice de convergence qui permet un saut vers la généralité. Saut périlleux et précoce car les notions de probabilité et de fréquence semblent absentes d'un raisonnement qui se hâte de généraliser à partir d'une quantité mince d'observations (3). La moyenne

fait partie alors de l'arsenal de l'ingénieur dès le début de notre historique.

1 Bazalgette M., On the Main Drainage..., op.cit., pp. 322-323. 2 Ibid., p. 292.

•* Porter M.T. dans son livre The Rise of statistical thinking 1820-1900, op.cit., insiste sur le fait que tout au long du 1 9e m e siècle "l'induction à partir d'un petit nombre de cas était une preuve de l'ignorance des probabilités"^. 317).

Il faut sûrement nuancer ce jugement. La modélisation de la pluie par la pensée anglo-saxonne s'y conforme. Ce n'est pas le cas de la pensée française, beaucoup mieux armée. Dans son intervention devant l'Académie de Sciences, Bienaymé aborde le problème de l'analyse statistique de la pluie pour le déclarer insoluble pour le moment à cause de la petitesse des échantillons

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Pour résumer : Des mécanismes physiques du phénomène de l'évacuation sont identifiés (evaporation, rôle de la pente de la surface), sans qu'une appréhension précise de transformation pluie-débit soit recherchée. L'observation directe et le traitement statistique sont considérés comme suffisants pour une démarche qui s'applique à lier des grandeurs sans trop se soucier des mécanismes causaux qui régissent leurs rapports.

Sur une pluie choisie de façon relativement arbitraire (un inch tombé en une heure pour les tables de Roe) et pensée en termes de quantité, on applique alors un coefficient de réduction pour parvenir à la quantité d'eau qui pénètre dans les collecteurs. A partir de cette quantité et de la durée du phénomène de l'évacuation, on calcule le débit moyen. Le diamètre recherché résulte de l'application des formules hydrauliques disponibles à l'époque (*). Mais, regardons ce qui se passe de l'autre côté de la Manche.

3.2. France (1850-1860) : l'observation et la déduction

Comme nous l'avons déjà mentionné, on trouve la première réflexion systématique sur le problème d'évacuation des eaux pluviales dans un mémoire sur les Eaux de Paris, présenté par le Préfet de la Seine, Hausmann, au Conseil Municipal le 4 août

disponibles. En effet, une durée au moins égale à 40 ans est alors exigée pour le calcul d'une moyenne correcte et significative. "Ainsi 10 ans avaient fourni

une moyenne opposée à la véritable moyenne des quantités d'eau tombées dans les différentes saisons. Il en a fallu 40 pour faire ressortir cette vraie moyenne. Et il en faudrait 40 ou 80 autres pour la confirmer", B i e n a y m é , Communication sur un principe que M. Poisson avait cru découvrir et qu'il avait appelé Loi des Grands Nombres, Orleans, Colas-Gardin, 1855, p. 10. La

lecture d'une communication qui intervient beaucoup plus tardivement, présentée par Binnie A.R. devant l'Institution of Civil Engineering en 1892 (Binnie A.R., On Mean or Average Annual Rainfall, and the fluctuations to

which it is subject, vol. XXXIX, pp. 89-172), met en évidence le retard de la

pensée anglaise en matière de savoir probabilitaire.

Les formules les plus usitées étaient celles de Prony, Chezy, du Duat et de Poncelet, voir Rawlison R., On the Drainage of Towns..., op.cit., pp. 56-57. Nous n'insistons pas sur les théories hydrauliques dans la mesure où leur développement n'a eu que peu d'impact sur la problématique de l'assainissement, la grande question demeurant celle de la transformation de la pluie en débit d'évacuation et aucunement la question de l'écoulement dans les collecteurs. Pour les formules utilisées, voir Metcalf et Eddy, American

1854. La démarche proposée semble être aux antipodes de celle mise en œuvre en Angleterre. La déduction logique prend la place de l'observation directe (l). Au lieu

d'accumuler des observations et des mesures sur la pluie et le débit correspondant, dans le but d'établir de corrélations entre deux grandeurs, on va passer directement, via le calcul, des causes (la pluie) à l'effet (le débit). Les sections des égouts doivent être suffisamment larges, de sorte qu'elles livrent passage aux quantités d'eau tombées pendant la plus grande pluie observée. Cette dernière, selon le directeur de l'observatoire, a eu lieu le 8 juin 1849 où pendant une heure il est tombé 45 millimètres de pluie. Dans le même mémoire, où la prévoyance commande constamment le raisonnement, on trouve une analyse balbutiante du phénomène de l'évacuation. Le fait qu'une partie de la pluie soit résorbée par le sol est explicitement reconnu mais comme "la puissance absorbante des surfaces même les plus perméables trouve promptement sa limite quand la pluie est forte ou continue, et il suffit que, par cette cause ou par une autre, la presque totalité de l'eau pluviale puisse être, à un moment donné, rejetée sur un point quelconque de l'ensemble des galeries pour que l'inondation du quartier, et souvent la rupture de l'égout, en soient la conséquence (...)" (2). La prévoyance commande alors "(...)

de prendre pour base de tout calcul non pas les moyennes ou les cas ordinaires mais les maxima et les exceptions" (3).

C'est l'inspecteur Dupuit qui met en pratique ce type de considérations : "La détermination de la section de l'égout pour débiter les plus grandes pluies d'orage ne présente pas de difficultés. Admettons par exemple la possibilité d'une pluie continue de 0,045m par

heure, on déduirait la section de l'égout de la formule w = 0,l 5/V/

w étant la section de l'égout ; i la pente par kilomètre ; et S le nombre d'hectares dont il doit recevoir les eaux" (4).

1 Comme nous les verrons, les pratiques anglaises et françaises représentent

deux styles nationaux différents. De manière schématique, leur opposition est parallèle à celle entre l'observation/induction et l'observation/déduction.

Premier mémoire sur les eaux..., op.cit., p.68. 3 Ibid.

4 Dupuit, Programme pour la rédaction du projet de distribution..., op. cit. p. 15. Dupuit propose de calculer le débouché d'un collecteur à partir de la formule