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CHAPITRE I La régulation à travers deux exemples sur la longue durée : Taylorisme

5. Les années de crise (1970 )

Tout au long du paragraphe précédent, nous nous sommes employés à dépeindre les grands traits du modèle dominant d'organisation industrielle (3), tel qu'il ressort

de l'institutionalisation du projet taylorien. Nous avons focalisé notre attention sur un certain nombre d'instruments de gestion qui innervent l'espace de production, alimentent des pratiques normalisées tout en distribuant des relations de dépendance et d'assujettissement entre les acteurs du système. Une fois la topographie dessinée, nous avons essayé de le mettre en mouvement, d'établir des connexions (causales) dynamiques entre les régions, de mettre en relief les cohérences qui se nouent, d'une part à l'intérieur du système, d'autre part entre le système et le contexte macro-économique qui l'enveloppe. Dans ce paragraphe, nous parlerons des temps de crise. Crise qui prend la forme de brisure des cohérences nouées jusqu'alors entre les parties du système socio-technique d'une part, entre le système dans son ensemble et son environnement d'autre part. Examinons une par une ces cohérences et leurs cassures successives.

Rappelons une fois de plus le rôle central tenu par l'outil temps opératoire dans le mode de régulation constitué. Cet outil, véritable socle sur lequel est bâtie une

Sur ces questions, voir Piore J.M. et Sabel F.C., The second industrial divide.

Possibilities for prosperity, New York, Basic Books, 1984 ; Coriat B., L'atelier et le robot, Paris, Christian Bourgeois Ed., 1990 ; Zarifian P., La société post- économique, Paris, L'Harmattan, 1988.

Evidemment, on est dans un monde où règne plutôt la satisfaction que l'optimisation.

Le schéma proposé concerne surtout les grandes firmes tournées vers la production de masse (nous pensons notamment à l'automobile).

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grande partie de l'édifice d'information et de contrôle économique (l) de

l'entreprise, assurait à la fois deux fonctions. Fonction décisionnelle, tout d'abord, à travers la règle de minimisation des temps alloués à la main-d'œuvre directe : l'outil informe l'innovation technologique et l'oriente vers la recherche d'une plus grande automatisation et intégration des procédés techniques (2). Fonction de

contrôle ensuite : la production théorique calculée par les méthodes sert de norme de contrôle et de jugement, appliquée à la Fabrication qui sera évaluée sur sa capacité à minimiser l'écart entre production idéale et production effective. Il est évident que l'outil ne trouve sa pleine efficacité qu'au sein d'un régime technologique donné : celui caractérisé par l'étroite imbrication de l'activité humaine et celle de la machine, bref un régime marqué par l'existence de postes individuels, parfois enchaînés, mais bien distincts. Or, le même outil de par son fonctionnement a aidé à promouvoir, puis à imposer, une réalité pour la gestion de laquelle il est devenu de proche en proche toujours davantage inapproprié. En effet, le développement de systèmes hautement automatisés et caractérisés par un haut degré d'intégration (lignes transfert, centres d'usinage, cellule automatique flexible... (3)) rend

caduque la notion de poste comme concept technico-organisationnel. On observe une dissociation accrue du système du travail et du système technique, le geste ouvrier n'est plus la source directe de la transformation de la matière et de l'engendrement des flux de production. Le travail se déplace nettement vers des tâches de coordination et de supervision de l'ensemble du système de production, tâches accomplies grâce au développement d'un troisième système informationnel qui s'interpose entre le collectif du travail et le système technique et qui opère "le glissement des fonctions humaines vers une lecture ou interprétation de signes" (4).

Or, il est évident que les "temps opératoires" sont complètement incapables de

Nous ne pouvons pas ici parler d'un autre pilier de l'édifice d'information et de contrôle économique de l'entreprise : la comptabilité analytique. Sur l'histoire de la comptabilité analytique, voir Kaplan R.S., "The evolution of management accounting", The Accounting Review, vol. LIX, n° 3, 1984, pp. 390-418. Sur les rapports entre la comptabilité analytique et le taylorisme, voir Epstein M.J.,

The effect of scientific management on the development of the standard cost system, New York, Arno Press, 1978.

Sur cette règle, voir Doeringer et al., Internal Labor Markets and Manpower

Analysis, Sharpe, New York, 1971, chapitre 6.

Sur ces évolutions techniques, voir Besson P., L'atelier de demain : perspectives

de l'automatisation flexible, Lyon, PUF, 1983.

fonctionner dans un espace dominé par des activités intellectuelles. Mesurer et prescrire l'activité cognitive est une tâche autrement complexe.

Qui plus est, l'automatisation et a fortiori l'informatisation modifient le statut de l'aléa au sein de l'atelier. Tout d'abord, la complexification et la sophistication du système technique s'accompagnent de sa fragilisation accrue, ce qui le rend particulièrement sensible à la moindre manifestation du hasard. L'hypothèse d'une stabilité du processus de production, hypothèse qui imprégnait la conception que les Méthodes se faisaient de l'activité de l'atelier, devient de moins en moins plausible. Du même coup, le mouvement de substitution progressive des hommes par des machines dans les lieux du travail (automatisation) prive le système du "principal moyen de régulation" qui assurait la conformité de la réalité à la norme : le geste humain qui, grâce à sa plasticité, réalisait (au prix d'acrobaties impressionnantes (*)) le pont entre l'"être" et le "devoir être" édicté par les Méthodes. En effet, la rationalisation du travail pouvait rester approximative, car l'être humain possède une capacité propre à corriger l'écart entre le travail réel et le travail prescrit. Rien de tel pour la machine dont les modalités de fonctionnement ne peuvent être entachées d'aucune approximation, alors que le nombre des paramètres et des aléas à prendre en compte augmente de manière exponentielle.

Dépouillées des outils tels que les "temps opératoires" qui, dans le passé, lui permettaient de revendiquer et d'assurer les fonctions du décisionnaire et du juge incontestables, les Méthodes voient leur primauté, un peu écrasante, dans l'ordre des fonctions, s'atténuer. Le mouvement de décentralisation du bureau de Méthodes centrales, qui implantent de plus en plus souvent des "antennes" à proximité des lieux de production (2), ainsi que la dotation de la fabrication en une

nouvelle catégorie de techniciens à fort bagage technologique témoignent d'un réaménagement substantiel des rapports entre les deux fonctions. Inutile de souligner le rôle désormais décisif que la fonction Entretien prend dans ce contexte. En même temps qu'une nouvelle articulation entre correctif et préventif se cherche en son sein (3), sa compétence semble se disperser au sein d'un système multi-

Voir Linhart R., L'Etabli, Paris, Minuit, 1978.

Suivant le conseil de Taylor lui-même qui voulait que le bureau de répartition s'installe près de l'atelier (voir p. 46)

Voir rapidement Thénard J.C., "De l'entretien à la maintenance. Problèmes et enjeux", GIP, Mutations Industrielles, n° 43, 1990.

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acteurs. Des notions comme celles de maintenance de premier niveau, qui devient l'apanage de la fabrication, font surface. On voit clairement que les territoires de chaque fonction s'interpénétrent, mouvement qui met ouvertement en cause un des piliers de l'ancien mode de régulation : un découpage fonctionnel extrêmement lisible dans ses hiérarchies, et les types des rapports noués entre ses régions.

Mais les dynamiques techniques, si puissantes qu'elles soient, restent subordonnées au contexte économique. C'est dans les mutations de ce dernier que l'on doit chercher les lignes de fracture les plus corrosives pour le mode de régulation Taylorien. Au risque de schématiser à outrance, voici les principales mutations qui modèlent conjointement le visage du contexte actuel.

En premier lieu, il faut signaler le phénomène de singularisation et de différenciation accrues des modes de consommation, phénomène qui se déploie actuellement sur fond d'une concurrence internationale exacerbée (!). Après les

années 70, la demande devient nettement plus hétérogène que dans le passé tandis que les marchés sont marqués par des exigences de plus en plus élevées de la part de la clientèle, une diminution des volumes commandés pour chaque type de produits, un renouvellement rapide de ces derniers. Il en résulte à la fois un raccourcissement du cycle de vie de chaque produit et une prolifération de ses variantes (2). Les régimes de la concurrence changent aussi. A la compétition qui

s'appuie sur les prix, recherchée dans des "économies d'échelle" et "l'effet d'apprentissage", se substitue une compétition par "différenciation". Différenciation est employée ici au sens de Porter (3), et inclut les facteurs suivants : outre la

personnalisation des produits déjà évoquée, les délais, les services après vente, la qualité sous toutes ses formes. Dans ce contexte, l'objectif de réduction des coûts unitaires de fabrication ne disparaît évidemment pas. Mais il ne devient, en revanche, qu'une composante d'un enjeu beaucoup plus large qui est la maîtrise du coût économique du cycle complet, allant de la conception du produit en amont

Voir, entre autres, Aglietta M., Brender A., Les métamorphoses de la société

salariale, Paris, Calman-Levy, 1984.

Pour donner deux exemples provenant de l'industrie automobile, pour un modèle de base, tel que R5 de la firme Renault ou la Ford "Fiesta", il existe en moyenne une centaine de variantes, suivant les options, les spécifications ou les normes à l'exportation.

Porter M.E., L'avantage concurrentiel. Comment devancer ses concurrents et

jusqu'à son transport, sa distribution et son "suivi après-vente" en aval 0 ) . Autre caractéristique des marchés d'aujourd'hui : la forte montée de l'incertitude quant à leur évolution dans le temps. Les firmes doivent être capable de réagir très vite à des changements d'apparence aléatoire. La rapidité de leur réponse aux sollicitations du marché devient l'élément central (2). De plus en plus, même

pouvoir répondre rapidement ne suffit pas. Il faut être en mesure d'anticiper sur les changements à venir, voire participer à leur production grâce à des innovations susceptibles de capter (ou de créer) des segments de marché. De là, une nouvelle vision du processus de production, conçu non plus comme usage optimal de ressources données, mais comme création continue de ressources, de nouvelles formes de production et de consommation (3).

Les mutations décrites précédemment, multiformes et variées, n'en convergent pas moins quant à leurs effets : elles exigent de l'entreprise un potentiel de plus en plus élevé de flexibilité et d'intégration. Flexibilité du système de production, d'abord. Ce dernier doit être prêt à des reconfigurations de plus en plus fréquentes et diversifiées, afin d'assurer la fabrication des produits dont le renouvellement et la variété vont croissants. Flexibilité des organisations et des qualifications des opérateurs, qui doivent accompagner (et stimuler) les changements technologiques et les processus d'innovation, ensuite. Mais pour que la flexibilité des composants de l'espace de production, pris séparément, porte pleinement ses fruits, une condition s'impose : l'intégration. On touche ici un trait central du paysage actuel : la coordination de plus en plus intense de multiples éléments qui composent l'espace de production, de l'achat des matières premières au service après vente du produit fini, autour d'objectifs et d'enjeux transversaux ("juste à temps", projet d'innovation, "qualité totale" (4)). Or qui dit coordination, dit communication. Cette

Sur ces questions, voir Veltz P., Informatisation, organisation et gestion de la

production industrielle, note CERTES-ENPC, mars 1986.

Voir surtout Cohendet P. et al., "Propriétés et principes d'évaluation des processus de production dans un régime de variété permanente", in Cohendet et al. (Eds), L'Après-Taylorisme, Paris, Economica, 1988, pp. 55-73 ; Coriat B.,

L'atelier..., op.cit.

Voir Amendola et al., La dynamique économique de l'innovation, Economica, Paris, 1988.

L'évolution de la fonction Qualité est plus que significative à cet égard. Ayant acquis une autonomie institutionnelle grâce au développement des techniques statistiques (cartes de contrôle) à partir des années 30, devient la fonction

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dernière dans un contexte d'incertitude forte ne peut être qu'ouverte, dynamique et non-programmée, rebelle à la codification et la formalisation. La communication horizontale, à tous les niveaux, entre des acteurs appartenant à des lieux institutionnellement disjoints, acquiert un caractère central pour l'efficacité productive (l).

C'est cette montée d'importance de la communication horizontale qui déstabilise profondément le mode de régulation taylorien. Rappelons qu'une des caractéristiques les plus fortes de ce dernier a été la division de la firme en grandes "unités fonctionnelles", dont chacune était responsable d'une phase précise du cycle de la production. Structurées à la fois autour de cultures techniques particulières et de sous-objectifs technico-économiques partiels, mobilisant des outils de gestion idoines, les fonctions avaientt pris place dans un édifice marqué par des cloisonnements forts et une circulation minimale d'informations, au demeurant très codifiées. Edifice qui a su réaliser une économie radicale des communications horizontales. Ce modèle d'organisation a donné de bon résultats aussi longtemps que l'environnement était stable, dans la mesure où les sous-objectifs de chaque fonction ont eu le temps de se fixer et de s'ajuster les uns aux autres. Il est en revanche complètement mis en porte-à-faux par le contexte actuel qui transforme la qualité de la communication horizontale en ressource critique de l'efficacité.

transversale par excellence, concernant toutes les fonctions : le Bureau d'Etudes dans le choix du produit, le Bureau de Méthodes dans le choix des moyens de production, et la fabrication bien sûr.

SECTION 2. LE METROPOLITAIN (1900-1990)

1. La naissance

Pour comprendre la naissance du métropolitain en tant que projet novateur de transport de masse, il faut se référer sûrement aux évolutions qui ont remodelé le visage de grandes villes occidentales durant la seconde moitié du 19ème siècle.

Evolutions qui ont suscité parmi certains acteurs (l) l'apparition d'un volontarisme

clairement affiché avec comme point d'application la maîtrise du développement urbain. Nous ne pouvons ici relater ni tous les débats qui ont précédé et participé à l'accouchement du projet, ni les stratégies et les jeux multiples d'alliances et d'oppositions déployés par les acteurs qui y sont impliqués de près ou de loin (Ministère des Travaux Publics, Conseil Municipal, Ingénieurs des Ponts et Chaussées, Préfecture, Compagnies de Chemins de fer, grands propriétaires) (2).

Insistons sur le fait que le projet a pu voir le jour grâce à la résolution du Conseil Municipal et après avoir acquis une alliance, quelque peu inattendue, entre les élus et les membres du Corps des Ponts et Chaussées de la Seine. Quels sont les besoins reconnus par le Conseil, à l'origine de son initiative ? Après une analyse du phénomène d'urbanisation (3), le Conseil constate que l'émigration vers les villes à

la suite des transformations de techniques agricoles et des formes d'industrialisation, constatée dans le passé, se perpétuera dans l'avenir. Face à ces flux importants et à leurs effets sur le paysage de la ville (densification et détérioration de l'habitat, hausse des loyers, pénibilité des migrations quotidiennes des travailleurs, gaspillage de temps et d'argent...), la politique suivie jusqu'alors en matière de transports en commun, politique obéissant à une logique purement

Dans le cas du métro et plus généralement des transports en commun, ce volontarisme est à lier au mouvement du "socialisme municipal" (1880-1914), qui se manifeste en France comme dans d'autres pays d'Europe, par des tentatives de politique de logement, puis de planification de l'extension urbaine. Sur le socialisme municipal, voir rapidement Gaudin J.P., Technopolis.

Crises urbaines et innovations municipales, Paris, PUF, coll. Economie en

liberté, 1989.

Sur ces questions, voir Daumas M. (sous la direction de), Analyse historique de

l'évolution des transports en commun dans la région parisienne de 1855 à 1939, rapport DGRST (Centre de Documentation d'Histoire des Techniques),

1977 ; Guerrand R.H., L'aventure du métropolitain, Paris, La Découverte, 1986. Sur le mouvement d'urbanisation de l'époque, voir Analyse historique..., op.cit., deuxième partie, § "Evolution démographique et économie".

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adaptative, est nettement défectueuse. Par conséquent, "il est du plus grand intérêt pour la population active et laborieuse de Paris que les moyens de transport rapides et économiques, mis à sa disposition soient constamment à la hauteur des besoins puisque, lorsqu'ils font défaut, les pertes de temps, d'argent et les fatigues atteignent une importance si formidable" (x). Douze ans plus tard (1895), le

Ministre des Travaux Publics, initialement hostile au projet d'un métropolitain dont le tracé et les conditions d'exploitation seraient définis par la ville, cède à la volonté du Conseil Municipal. Un nouveau moyen de transport en commun est né. Discret, car souterrain, n'entraînant par conséquent ni frais d'expropriation, ni gênes (2), le

métropolitain sera la réponse technique à un problème social. Son visage concret pourra être laissé aux soins de l'Ingénieur qui va prendre en main le processus de concrétisation du principe abstrait de la circulation souterraine. Protégé contre des pressions extérieures (intérêts lucratifs des grandes Compagnies), traduisant l'intérêt public dont le Conseil se porte garant, l'Ingénieur pourra déployer librement sa rationalité qui misera sur les vertus de la technique. Cette technique qui sera déjà au rendez-vous au moment où le métropolitain naît, pour défendre son autonomie contre toute sorte d'empiétement tenté par les Compagnies de Chemins de fer. "Si la ville adopte la voie normale, l'Etat violera les conventions à la première occasion. Pour éviter l'accaparement du réseau urbain par les grandes Compagnies, le seul moyen est d'opposer une impossibilité matérielle à la circulation de leurs trains" (3). La municipalité adoptera le principe de la voie étroite

(écartement à un mètre, qui sera ultérieurement amené à 1,30 mètre) en instaurant ainsi l'impossibilité matérielle (4) pour les trains des grandes Compagnies d'y

circuler.

Préfecture de la Seine, rapport présenté par Deligny E. et Cernesson L. au nom

de la Commission spéciale du Métropolitain, rapports et documents, 1883, doc. 30, p. 6.

"A Londres, le chemin de fer construit généralement en dehors du sous-sol a entraîné de coûteuses expropriations (...) ; à New York, la libre initiative individuelle a développé très largement la constitution de tout un réseau de voies aériennes sur poutres métalliques qui a causé une grande gêne pour les riverains et des indemnités qui compromettent l'existence des compagnies", Préfecture de la Seine, rapport op.cit., cité in Analyse historique..., op.cit., p.

6 1 .

Préfecture de la Seine, op.cit., p. 24.

Notre intérêt principal portant sur les pratiques d'un mode de régulation, les développements succincts consacrés à la naissance de pratiques de régulation doivent être lus surtout comme une mise en garde contre une explication