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CHAPITRE I La régulation à travers deux exemples sur la longue durée : Taylorisme

3. Les années de routine (1925-1965)

Durant une période qui s'étale sur quarante ans environ (1925 ~ 1965), le métro semble avoir vécu à l'abri du temps, sans connaître de changements de grande ampleur, tels que ses parties constitutives ainsi que les caractéristiques dominantes

Pour une présentation détaillée des modifications tant organisationnelles (création du poste de chef de secteur Traction chargé de la direction des opérations en cas d'avarie survenue en ligne d'un train...) que techniques (sectionnement électrique du réseau (1904), l'installation d'avertisseurs d'alarme (1906), l'installation d'éclairage de secours (1907)), suite à l'accident, voir Bouvier P., Technologie..., op.cit. et Robert J., Notre métro. Aux raisons officielles avancées en faveur des modifications mentionnées (nécessité de garantir à tout prix la sécurité, augmenter les capacités de réaction et d'intervention), Bouvier en ajoute une autre à titre d'hypothèse selon laquelle la séparation entre les personnels d'entretien (service Matériel roulant) et conduite (Traction) n'exprime pas uniquement la recherche de la sécurité (grâce à l'imputation de tâches et de responsabilités bien circonscrites), mais elle "pourrait aussi illustrer cette volonté [de prévenir tout mouvement de

revendication risquant de solliciter l'ensemble des personnels], étant donné la combativité des ouvriers d'atelier des compagnies ferroviaires, combativité qui pouvait éventuellement entraîner plus facilement l'équipe conduite (...)".

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de leur articulation ne se trouvent affectées. En effet, au bout d'une série d'expériences, de tâtonnements et d'essais déployés sur quelques vingt cinq ans après l'inauguration de son fonctionnement, le métropolitain s'est doté d'un visage en traits organisationnels et techniques aussi lisibles que stables. Dans ce qui suit, en centrant notre récit sur les acteurs impliqués dans la régulation, les rôles tenus et les rapports noués, nous tenterons de présenter rapidement les pratiques de régulation à l'œuvre durant cette période.

3.1. L'Exploitation

Rappelons tout d'abord quelques caractéristiques générales du programme d'exploitation du métropolitain défini à l'époque de sa mise en service (1900). Organisé en lignes disposant d'une autonomie à la fois fonctionnelle et gestionnaire, destiné à desservir selon un programme répétitif toutes les stations composant la ligne, le métro est conçu pour fonctionner selon la logique d'un automate dont les états sont fixés une fois pour toutes et circonscrits d'avance (voir p. 90). Une fois le programme de l'exploitation défini, les pratiques de régulation, par conséquent, auront comme objectif la matérialisation et la reproduction de cet ordre inscrit dans le programme d'exploitation. De là, tous les efforts en vue de protéger le métro de toute irruption venant de son extérieur et susceptible de perturber l'ordre voulu. Les portillons automatiques régulant le débit de voyageurs qui rejoignent les quais symbolisent de manière exemplaire cette stratégie d'isolement et de protection. Mais il est évident qu'un mouvement visant l'extinction de tout aléa de la réalité quotidienne des transports 0 peut difficilement aboutir à son terme. Par voie de conséquence, une bonne partie des pratiques de régulation confiées à l'organisation sera dévolue à la tâche de ramener la réalité déraillée sur son orbite normale. Compte tenu du fait que les moments de la production et de la consommation sont contemporains (voir p. 89), la gestion du métro se trouve contrainte de déployer ses pratiques dans les limites du temps réel, ce qui fait de la circulation de l'information et de la communication entre les agents (humains et inanimés) impliqués, la ressource indispensable pour une régulation cohérente. On a déjà vu qu'une partie de cette cohérence est obtenue de manière

Suicide, chute de voyageurs sur les voies, stationnement prolongé du train dans une station, pannes... .

automatique, grâce à une articulation judicieuse des dispositifs constituant l'armature technique du métro (trains, signalisation...). Le reste est assuré par le collectif de travail. Voyons comment.

Nous avons vu que les acteurs principaux impliqués dans le fonctionnement quotidien d'une ligne sont distribués pour longtemps au sein d'une structure bipolaire (Traction et Mouvement). Ainsi, le conducteur, le chef de secteur (l),

faisaient partie de la fonction "Traction", tandis que le chef de départ, le régulateur, le chef de station et le chef de train (2), étaient attachés à la fonction "Mouvement".

Ces deux fonctions associées assuraient chacune une partie des tâches nécessaires pour la réalisation du programme de l'Exploitation. Elles avaient, en outre, à leur disposition un arsenal de moyens de communication :

• un réseau téléphonique manuel reliant une station donnée avec les deux stations voisines ;

• des postes de téléphone fixes placés dans les tunnels (près des appareils de voie), à l'intention du chef de train et reliant la station en amont et les terminus ;

• un fil nu de téléphonie, fixé au pied-droit du tunnel, auquel le chef de train pourrait brancher un combiné (une fois le train arrêté) pour communiquer avec le chef de la station en amont (3).

Les protagonistes de la régulation montés sur la scène, voici les deux pièces, intitulées respectivement : circulation normale (application du programme préétabli) et circulation perturbée.

Nous laissons la parole à Ronsin A. qui, dans un compte rendu concis et clair, dresse un panorama des pratiques de régulation, présentes à l'époque.

Chef de secteur : chargé de veiller à la marche et à la sécurité des trains dans son secteur (moitié de la ligne) et d'intervenir en cas d'avarie sur la ligne. - Régulateur : responsable de la régularité du trafic et chargé, en accord avec le chef de secteur, de prendre les mesures nécessaires pour réduire au minimum les conséquences d'un incident.

- Chef de station : chargé de gérer le bon fonctionnement de sa station (installations, train, personnel).

- Chef de départ : responsable de l'organisation de chaque terminus.

Voir "Les 75 ans du métro, Supplément au Bulletin d'Information et de

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"Circulation normale des trains. Dans une exploitation où les rames se suivent à faible intervalle et suffisent tout juste à satisfaire la demande de trafic, il est essentiel d'égaliser les charges des trains successifs. Pour obtenir ce résultat, il est nécessaire que les trains circulent à intervalle régulier, ce qui suppose que ces trains partent régulièrement du terminus et que leurs marches soient ensuite semblables.

Les chefs de départ, chargés de donner à chaque train le signal de départ du terminus, devaient apporter une attention constante à la "pendule" dont ils disposaient, pour ne pas créer d'intervalle excessif entre deux trains par l'expédition retardée d'un train.

Les conducteurs devaient ensuite respecter la "marche-type", c'est-à-dire respecter les temps de parcours comptés à partir de l'instant du départ du terminus. Pour contrôler ces temps, chaque conducteur observait sa montre, qu 'il avait eu soin de régler sur la pendule d'un terminus. Les gradés du service de la Traction surveillaient en ligne le respect de la marche-type" (}).

Et quant à la circulation perturbée :

"Retards inférieurs à 10 minutes. Les incidents de faible importance, donnant lieu à des retards inférieurs à 5 minutes, étaient traités par la retenue des trains qui précédaient le train retardé de manière à tenter d'égaliser les charges des trains successifs et d'éviter la surcharge du train retardé. Simple dans son principe, l'application était difficile vu la précarité des moyens de transmission. Ainsi, par exemple, lorsque le personnel d'un train signalait à un chef surveillant un retard de deux minutes, il fallait que, sans retard, le chef surveillant transmette l'information à l'ensemble de la ligne par liaison téléphonique "appel général". Le chef de départ du terminus amont, en consultant la liste des heures de départ du terminus et compte tenu de l'horaire, déterminait la station où il pouvait retenir la rame précédente et il donnait l'ordre au chef surveillant de la station concernée de retenir

cette rame pendant, par exemple, lmn 30s. Les rames qui précédaient pouvaient être, respectivement, retenues de la même manière de 1 minute à 30 secondes.

Une telle intervention, pour se passer au mieux, nécessitait que les chefs surveillants répondent rapidement au téléphone, que les temps nécessaires à la transmission téléphonique des informations et des ordres soient aussi courts que

possible et, aussi, que le retard initial soit correctement annoncé par le train retardé

"Retards supérieurs à 10 minutes. Dès que les trains comportèrent un poste de conduite à chacune de leurs extrémités, il fut possible défaire organiser par les gradés des "services provisoires" chaque fois que le retard semblait devoir dépasser 10 minutes. Pour illustrer ce principe, supposons une rame longuement immobilisée à Palais-Royal sur la ligne n°1 ; les gradés du service du Mouvement allaient s'efforcer d'utiliser les appareils de voie qui existent à Châtelet et Concorde pour maintenir une circulation des trains, dans les deux sens, d'une part, entre

Porte de Vincennes et Châtelet, d'autre part, entre Porte Maillot et Concorde. Ces appareils de voie étaient manœuvres à la main ; la signalisation de protection des manœuvres était assurée par des lanternes mises en place et manœuvrées par du personnel envoyé en renfort. La coordination locale des actions était assurée par un gradé dépêché surplace. On conçoit aisément que, dans ces conditions, la décision d'exécution d'un service provisoire ne pouvait être suivie d'effet qu'après un délai non négligeable (...)" (2).

De ce récit, deux choses apparaissent clairement. Le rôle majeur de l'information dans la régulation, ainsi que la fragilité du système censé la traiter. En effet, le fait que le chef surveillant (autre appellation du chef de station), acteur par lequel transitent toutes les informations nécessaires à la coordination des actions à entreprendre tout au long de la ligne, suite à une perturbation du programme d'exploitation, est investi d'autres fonctions commerciales qui peuvent l'éloigner de son poste, a comme conséquence fâcheuse la rupture fréquente de la chaîne d'information. Comme on le verra dans la suite, cette fragilité intrinsèque de la chaîne de communication posera des problèmes sérieux à la régulation lors de l'augmentation de la demande en matière de transports collectifs durant les années 60. Le besoin de resserrer les intervalles entre les trains afin d'augmenter l'offre pose avec plus d'acuité le problème de la synchronisation des actions et de la rapidité des interventions face aux aléas. Mais avant de passer aux réponses données par l'entreprise aux défis provenant du contexte des années 60, marqué par l'expansion de la demande en matière de transports collectifs, abordons rapidement

1 Ibid., pp. 34-35. 2 Ibid., p. 35.

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un autre acteur du système, le service Matériel, investi de la fonction de dépannage et d'entretien des rames.

3.2. Les rapports entre l'Exploitation et l'Entretien

Les rames démarrent, circulent, s'arrêtent, s'usent. Tandis que Traction et Mouvement se trouvent inextricablement mêlés dans la régulation en temps réel du fonctionnement de la ligne, liées par des flux d'information, une troisième fonction, celle du Matériel, s'occupe de l'usure du matériel, toute seule et installée dans le temps périodique. "La révision des véhicules est effectuée à intervalles périodiques qui sont de quatre ou cinq jours pour le petit entretien (nettoyage, lavage, réglage des trains) ; de six mois, en principe pour la révision générale des motrices (mise au point de l'équipement électrique et des moteurs de traction, bardages, roues et

essieux, peinture). Les remorques ne sont révisées que tous les dix-huit mois environ" (l). Au clivage temps réel/temps différé vient se surimposer une

configuration fonctionnelle dont les deux pôles, occupés respectivement par le "tandem Traction/Mouvement" (temps réel) et l'Entretien (temps différé). Configuration qui ne manque pas par certains aspects d'être marquée par des cloisonnements forts, chaque pôle vivant sa temporalité propre avec peu (et au demeurant codifié) de points de contact : tous les X jours, selon un calendrier prédéfini, la rame change de pôle, et devient par cet acte de passage leur seul point de contact. Donc, deux univers au moins, deux genres de rapports au temps étrangers mais dont la cohabitation au sein d'une architecture fonctionnelle s'explique cependant par les caractéristiques techniques du matériel à entretenir. En effet, le matériel de l'époque, robuste, simple, formé d'éléments, de pièces et d'organes surdimensionnés, résiste bien à la survenue des pannes nécessitant un dépannage immédiat, ce qui nécessiterait des rapports plus étroits entre la Traction/Mouvement et l'Entretien. De même, compte tenu des caractéristiques du matériel et de la qualification du personnel, l'entretien systématique assurait également les missions de l'entretien "prédictif". A partir d'indices recueillis lors de la révision systématique, l'Entretien anticipait sur les causes susceptibles de

Fauconnier M., "Les nouveaux ateliers du métropolitain de Paris à la Porte de Choisy", Génie Civil, n° 3, 1931, p. 54.

provoquer des avaries intempestives, et pouvait y porter remède avant que la panne ne se produise (l).

L'arrivée du nouveau matériel suite au projet d'automatisation de la conduite des années 70, équipé d'une armature électronique, va briser cette cohérence et exigera des nouvelles articulations entre l'Exploitation (2) et l'Entretien. Cloisonnements et

rapports basés sur la périodicité s'avèrent incompatibles avec les caractéristiques du nouveau matériel, plus fragile et aux comportements imprévisibles. Les pannes, évincées de manière relativement efficace jusqu'alors de l'univers de l'Exploitation, surgissent à nouveau.