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Nous associons au terme de crise, la représentation d'une puissance objective qui dépouille les acteurs de la régulation d'une partie importante des capacités de régulation qui leur reviennent normalement (phase B du mode de régulation). Les crises naissent lorsque les pratiques en vigueur, après avoir épuisé la marge de leurs variations possibles, ne parviennent pas à satisfaire les finalités imputées au mode de régulation. Notre conception de la crise privilégie une analyse centrée sur le système de régulation lui-même, dans le but d'éviter un reducuonnisme descriptif qui raconte l'histoire des crises en termes de rencontres et de collisions entre une modification contingente du monde environnant et le système. Dans cette optique, la crise se présente comme un processus objectif qui fait irruption dans le système uniquement de l'extérieur. En ce qui concerne les réponses du système lui-même, ces dernières sont appréhendées à l'aide d'un vocabulaire standard de la théorie des systèmes : effondrement, adaptation, accommodation (})... Outre les problèmes inhérents à cette stratégie analytique, tels que la difficulté d'opérer la distinction entre un simple changement structurel et une crise (2) (par exemple l'automatisation

de la conduite dans le cas du métro est-il un changement ou une crise d'identité du système ?), cette description "en bloc" des changements survenus dépasse rarement les appréciations générales. En revanche, la focalisation de l'analyse sur les pratiques normalisées mises en œuvre au sein de l'organisation ainsi que sur les résultats que leur application a produit sur le système, enrichit le concept de crise et en augmente l'intelligence : l'histoire déclinante des pratiques normalisées ne reste pas extérieure quant à son vrai ressort, aux normes elles-mêmes. Cette approche exige qu'on complète l'analyse des mutations affectant le monde environnant par une analyse de l'auto-transformation du système socio-technique lui-même sous l'impulsion des pratiques normalisées.

De ce que nous venons de dire, il s'ensuit que nous expliquons la crise en nous référant à la fois à l'évolution du système, produit de son fonctionnement routinier, et à l'impulsion suscitée par des événements venant de son extérieur et formant

Sur le vocabulaire de la théorie des systèmes, voir Le Moigne J.L., La théorie du

système général, théorie de la modélisation, Paris, PUF, 1977.

Voir Habermas J., Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978 (édition originale 1973).

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autant de réseaux d'influence exercés sur l'acteur de la régulation. Il s'agit d'établir par voie de déduction logique (logique de l'observateur) les processus selon lesquels le mode de régulation en place est soumis à des épreuves systématiques qui trouvent leur origine dans des mutations tant internes qu'externes au système. Sous la pression de ces deux séries de mutations, l'acteur principal de la régulation (service, entreprise...) se sent obligé de développer des nouvelles pratiques, de déclencher une série temporelle de réponses face à la crise reconnue comme telle. En effet, c'est lorsque les acteurs de régulation (service, entreprise...) considèrent eux-mêmes les mutations enregistrées comme mettant en cause l'efficacité de l'ancien dispositif que la crise éclate au grand jour, et génère des tentatives de réponses (l). Dans la mesure où ces pratiques touchent l'ensemble des éléments,

qui ont fait partie jusqu'ici de la constitution du mode de régulation (par exemple, le fonctionnement du dispositif technique, le principe organisateur des pratiques i.e., la norme dans notre cas, le découpage fonctionnel...), nous pouvons reconnaître dans ces pratiques les germes d'un nouveau mode de régulation. Le débat et la communication recommencent leur jeu.

Suivant l'école des théoriciens de la "satisfaction", la nécessité ressentie comme telle est la mère de l'invention et plus généralement de tout comportement actif de recherche et de sélection. Autrement dit, la sortie des pratiques routinières présuppose une certaine conscience de la crise, qui se trouve à l'origine des politiques actives visant à la surmonter. Nelson R., Winter S., An Evolutionary Theory of Economie Change, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1982 ; Elster J., Explaining Technical Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

CONCLUSION DE LA PARTIE I

MODE DE REGULATION : CONCEPT OU REALITE ?

Avant de clore ce chapitre nous voudrions consacrer ce dernier paragraphe à une discussion sur le "statut ontologique" du mode de régulation. Est-ce que le mode de régulation est un outil d'analyse appliqué au déchiffrement du réel ou désigne-t-il au contraire une réalité ayant une signification historique concrète. Qui plus est, les deux acceptions sont-elles incompatibles ? Une articulation du concept et de la réalité serait-elle impossible ? Le traitement de ce problème est directement lié aux questions relatives à la généralisation de notre démarche et à son "mode d'emploi" dans l'étude des systèmes socio-techniques autres que les trois systèmes socio- techniques qui composent la thématique de ce travail.

Commençons par dissiper un malentendu éventuel susceptible d'être développé autour de notre conception triphasée de la vie d'un mode de régulation. Ce malentendu serait l'assimilation de la réalité au concept : la présence effective de trois phases (x) dans la vie des pratiques de régulation développées au sein de nos

trois systèmes serait conçue dans cette optique comme une manifestation locale d'une "loi" plus générale, selon laquelle l'évolution des pratiques d'un système socio-technique serait un processus de changement ordonné et composé d'une série de trois étapes distinctes. On sait que cette assimilation-déduction du réel à partir du concept qui s'autodéploie (2) est un piège qu'on doit éviter (3). Il ne s'agit pas ici,

sur la base de quelques traits singuliers constatés dans l'histoire, d'énoncer des régularités valables pour toute sorte de système socio-technique. En revanche, la représentation à trois phases d'un mode de régulation peut être employée comme un idéal-type (4) de développement pour l'étude des évolutions réelles d'autres

Sur le Taylorisme et le métro, voir les deux historiques déjà exposés. Pour ce qui concerne l'assainissement, nous anticipons sur des analyses présentées par la suite.

Et qui ne va pas sans rappeler la fameuse triade hégélienne ou la loi des trois états de Comte A. (état théologique, état métaphysique, état positif), Cours de

philosophie positive, Paris, Anthropos, 1968. (1830).

Voir Boudon R., La place du désordre, Paris, PUF, 1984 ; Giddens A., La

constitution de la société, op.cit. ; Elster J., Karl Marx, une interprétation analytique, op.cit.

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systèmes socio-techniques. Dans cette perspective, ce qu'on cherche, c'est plutôt les différences dans les trajectoires de différents systèmes socio-techniques, et dans un deuxième temps le pourquoi de ces différences.

Outre son utilisation comme idéal-type du développement — utilisation qui réduit le concept de mode de régulation à un schéma de succession de formes distinctes — le mode de régulation en tant que concept peut constituer selon nous, un outil analytique directement transposable dans l'étude d'autres systèmes socio- techniques. Et ceci, en fournissant un cadre formel organisant des données diverses et éclatées et indiquant des points qu'une investigation empirique d'un système socio-technique quelconque a avantage à considérer, quelles que soient les particularités de ce système. Pour reprendre les termes imagés de Smelser, le concept nous procure des "empty theoretical boxes" (}) qui doivent être remplies du contenu empirique. Ainsi, on tâchera chaque fois de préciser la teneur du référentiel, d'identifier les pratiques codifiées, de discerner le type du découpage fonctionnel, de mettre en évidence les résultats de l'application des normes sur le système... Bref, le mode de régulation peut fonctionner comme idée directrice en fournissant un canevas pour la description cohérente des cas particuliers, sans autoriser ni conclusion empirique ni prédiction quant au contenu des pratiques de régulation et/ou à la trajectoire précise d'un système socio-technique.

Weber M., Economie et Société, op.cit. ; Raynaud P., Max Weber et les dilemmes

de la raison moderne, Paris, PUF, 1987. Rappelons rapidement qu'un idéal-

type, par rapport aux phénomènes étudiés, n'indique pas les caractéristiques moyennes telles que les enregistrait simplement un repérage statistique, mais il se présente comme une construction théorique qui rassemble selon les règles de la cohérence logique différents aspects d'une réalité historique, susceptibles de constituer un tout intelligible. Il s'agit donc d'un modèle dont la pertinence se mesure à la fois à sa congruence (à l'intelligibilité des relations qui relient ses éléments constitutifs) et à la façon dont il permet, par comparaison avec des réalités singulières d'en acquérir une compréhension. L'idéal-type est comparé avec la réalité qu'on vise à analyser, afin de voir dans quelle mesure les phénomènes étudiés s'apparentent ou non à l'idéal-type c o n s t r u i t .

Smelser N.J., Essays in Sociological Explanation, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1968. Pour un tel usage, voir rapidement Abrams P., Historical

Sociology, New York, Ithaca, 1982 ; Bonnell V., "The uses of Theory, Concepts

and Comparison in Historicaly Sociology", Comparative Studies in Society and

History, n° 22, 1980, pp. 158-193 ; Skocpol T., Theory and Method in Historical Sociology, Cambridge, 1984.

Nous avons opposé conception "réaliste" du mode de régulation — selon laquelle la consecution empiriquement constatée de trois phases dans l'histoire des systèmes socio-techniques est une manifestation d'une loi régissant l'évolution de systèmes socio-techniques — et usage analytique et méthodologique du terme dans l'étude de ces systèmes. Tout en reconnaissant qu'il n'y a aucune nécessité immanente qui conduit le système à évoluer d'une phase à l'autre (l), nous considérons néanmoins

que la représentation triphasique d'un mode de régulation ne répond pas uniquement à un besoin de classification et à la nécessité de distinguer divers ordres dans le réel. Les trois phases ne décrivent pas simplement trois états différents susceptibles d'être observés lorsqu'on étudie la trajectoire d'un système socio- technique. Elles entretiennent entre eux des rapports causaux. La standardisation des pratiques de régulation peut être vue comme le résultat logique d'une dynamique d'évolution interne à la première phase, traversée par une rationalité communicationnelle, en ce sens que c'est l'idéal d'un consensus obtenu à l'aide d'arguments qui motive les échanges entre les ingénieurs. De même, la phase de la crise est en partie le produit de la deuxième phase, compte tenu de l'"essence oublieuse" de la norme, à l'origine d'un ritualisme et d'une faiblesse d'anticipation. Evidemment la contingence historique (2) joue un rôle plus que décisif dans

l'évolution observée d'un système. Il n'en demeure pas moins que l'existence de ces enchaînements causaux, fait que la représentation triphasée du mode de régulation n'a pas seulement une portée classificatoire, mais qu'en revanche elle peut être considérée comme une généralisation raisonnable de trajectoires effectives. Généralisation raisonnable est à entendre ici au sens proposé par Giddens A. "non (...) de généralisations "tout court", mais de généralisations causales — en d'autres termes, de généralisations qui ne se contentent pas d'affirmer l'existence d'une relation de nature abstraite entre deux catégories ou classes de phénomènes sociaux mais qui en identifient aussi les liens causaux" (3). Elle se présente comme

l'effectuation probable d'un processus orienté et non arbitraire, quoique nullement nécessaire. On peut tenir un raisonnement analogue au sujet des ressemblances qui

Par exemple, on peut imaginer l'existence de systèmes qui n'ont pas connu (ou qu'ils ont connu des périodes trop courtes) des périodes d'institutionalisation des pratiques de régulation.

Par exemple, la première guerre mondiale pour la diffusion du Taylorisme dans l'industrie américaine et française.

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unissent les pratiques de régulation développées dans les deux systèmes étudiés jusqu'alors. C'est la présence de l'ingénieur, figure commune de plusieurs systèmes socio-techniques, qui permet de conférer aux ressemblances constatées, le statut d'une généralisation raisonnable.

De nos considérations précédentes, il s'ensuit que le concept de mode de régulation, outre sa portée analytique, peut revendiquer également un contenu empirique. Attribuer à un concept, qui dans un premier temps ne prétend à fonctionner que comme un cadre formel d'analyse, une sémantique historique, pose évidemment des exigences supplémentaires de contrôle. Ainsi, sur des tests visant à examiner la cohérence des développements théoriques, le bien fondé de leurs articulations internes, bref l'intelligibilité du concept en dehors de tout contact avec des données empiriques, vient se surimposer une confrontation avec la réalité historique. Qu'en est-il du mode de régulation ? Les deux historiques exposés jusqu'ici, nous l'avons vu, sont unis par un réseau des ressemblances (identités) qui se manifestent sur deux registres. Du côté du contenu de deux modes de régulation, d'abord. Des référentiels, composés de mêmes éléments (idéal d'automaticité,...), se trouvent à l'origine des pratiques de régulation pensées sur le même mode homéostatique, participent à l'édification des mêmes organisations cloisonnées où la communication a du mal à circuler. Du côté de l'arc temporel de leur évolution, ensuite. Ici, les études sur la longue durée de deux systèmes socio- techniques signalent également la présence des structures temporelles homogènes. Produits d'un XIXème siècle qui touchait sa fin, les deux modes de régulation s'édifient progressivement durant le premier quart de ce siècle. Après avoir connu un régime de croisière, c'est à partir des années 1970 qu'ils commencent à manifester des signes d'épuisement. Coïncidence ? L'hétérogénéité de deux systèmes étudiés (industrie-réseaux urbains, Etats-Unis - France) confère à cette dernière une force d'étonnement qui nous interpelle. Vérification d'une généralisation raisonnable portant sur le contenu des pratiques de régulation ainsi que sur la trajectoire des systèmes socio-technique ? Le poids du mot semble entrer en concurrence avec la petitesse de l'échantillon traité. On se heurte ici à la question épineuse portant sur la vérification empirique d'un scheme théorique, problème d'autant plus aigu dans le cas de l'histoire où aux difficultés théoriques de

l'induction (l), s'ajoutent des obstacles d'ordre pratique (impossibilité matérielle de

produire un grand nombre des monographies). Entre coïncidence heureuse et vérification impossible, on peut établir néanmoins des exigences et des procédures de contrôle. Sur le plan intra-théorique, nous avons déjà insisté sur l'importance des liens causaux entre les fragments de la totalité théorique (consistance interne). Sur le plan de la vérification empirique, on peut utiliser comme moyen de contrôle ce que nous appelons le "principe de la variation"(2). Privés de l'appui des

techniques statistiques, nous pouvons jouer sur la différenciation et l'hétérogénéité du matériau empirique, en haussant ainsi les exigences du contrôle (et d'admission) du schéma théorique testé. Vu sous cet angle, l'étude de l'assainissement qui va suivre, outre son intérêt intrinsèque compte tenu de la quasi absence de travaux dans ce domaine, ne peut que renforcer les exigences du contrôle. Par rapport aux deux autres systèmes qui ont attiré notre attention jusqu'ici, l'assainissement présente un certain nombre d'aspects originaux. En effet, ce qui nous semble traverser industrie et métropolitain, c'est la présence d'une volonté, à plusieurs reprises manifestée, visant à bâtir un système clos sur lui-même, et protégé, dans la mesure du possible, des perturbations provenant de son environnement. Volonté en grande partie exaucée. Les portillons automatiques dans le cas du métropolitain illustrent à merveille le dessein d'un isolement réussi. De même, le recours massif aux stocks, en instaurant une dissociation provisoire dans le temps des cycles de production et de consommation, a assuré pour longtemps l'autonomie (isolement) relative du système de production. Rien de tel dans le cas de l'assainissement. Ici, aucune fermeture n'est plus possible. Les réseaux d'égouts seront obligés d'admettre, bon gré mal gré, toute l'eau tombant du ciel. Complètement ouvert à un environnement totalement aléatoire (la pluie), l'assainissement ajoute à notre terrain d'investigation des traits supplémentaires de variation. Sans vouloir substituer notre jugement à celui du lecteur, qui au terme d'une lecture des quelques deux cent pages qui suivent aura la possibilité de juger sur pièces, nous croyons que l'étude de l'assainissement ajoute à l'aspect "réaliste" du concept de "mode de régulation"

Voir Popper K., "La démarcation entre la science et la métaphysique" in D e

Vienne à Cambridge (recueil de textes traduits et présentés par Jacob P.),

Paris, Gallimard, 1980 (édition originale 1956) pp. 121-176.

Sur cette stratégie, voir Skocpol Th., "Emerging Agendas and Recurrent Strategies in Historical Sociology", in Skocpol Th. (éd.), Vision and Method in

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des traits supplémentaires de plausibilité. En effet, l'historique des pratiques en matière d'assainissement révèle plusieurs connivences avec ceux de deux autres systèmes que nous avons abordés jusqu'ici. Ainsi, vers les années 1890, une rupture intervient dans les pratiques de dimensionnement des réseaux pratiquées jusqu'alors, rupture qui constitue l'acte de fondation d'un mode de régulation dont le contenu et l'évolution temporelle présentent une familiarité plus que patente avec ceux qui sont développés pendant la même époque dans l'industrie et le métropolitain. Mais donnons la parole aux pratiques.

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