• Aucun résultat trouvé

Conclusion de chapitre

Chapitre 2 : Les carrières

2.1. Entrer dans le métier

2.2.2. Les petits mickeys à l’assaut de tous les supports

Les illustrés sont un formidable vivier de publications de bande dessinée jusqu’au début des années 1970, mais ce type de dessins déborde largement ce secteur qui lui est traditionnellement attribué. Les dessinateurs identifiés comme auteurs de bande dessinée multiplient donc les publications : avant même que ne s’ouvre le débouché des albums, les différents organes de presse adultes proposent eux aussi des bandes dessinées dans leurs pages. 91 des 400 dessinateurs du corpus sont également présents dans la recension du Catalogue encyclopédique des bandes horizontales qui a été faite dans la presse adulte506. Pour Alain Beyrand, c’est entre 1946 et 1975 que les adultes français ont lu le plus de bandes dessinées, alors que la centaine de quotidiens nationaux ou régionaux offraient entre une et douze séries par jour507. Ce succès est dû à celui de la presse populaire après-guerre qui laisse une grande place aux motifs visuels. Un journal comme France-Soir s’applique ainsi à varier et renouveler les contenus éditoriaux proposés en puisant « ses modèles dans les journaux américains, comme les romans populaires en bandes illustrées qui ravissent le lecteur508 ». L’éditeur Cino del Duca, par exemple, ne fonde pas son succès d’après-guerre sur les illustrés uniquement, mais aussi sur les revues appartenant au genre de l’information populaire, à l’instar de Paris-Journal ou d’une série de magazines pour les femmes comme Nous Deux, autant de périodiques qui intègrent la bande dessinée509. Un tableau comparatif établi en 1964 d’après France-Soir, Le Parisien Libéré et Paris-Jour permet de savoir quelle surface rédactionnelle ces quotidiens offrent à la bande dessinée510. Dans les deux derniers, elle occupe la troisième place, soit en moyenne 14 % de l’espace, pour la cinquième place à France-Soir, avec 9 % de l’espace : dans tous les cas, la presse populaire favorise donc des contenus visuels qui offrent des débouchés aux dessinateurs. À ces débouchés dans la presse adulte, on peut ajouter celui de la bande dessinée publicitaire. La dernière page de France-Soir propose ainsi souvent une publicité ou l’annonce d’un film présentée comme un strip,

506 Alain Beyrand, Catalogue encyclopédique des bandes horizontales françaises dans la presse adulte de 1946 à

1975 de Lariflette à Janique Aimée, Tours, Pressibus, 1995.

507 Ibid., p. 3.

508 C. Delporte, C. Blandin et F. Robinet, Histoire de la presse en France, op. cit., p. 163. 509 Ibid.

510 Cité dans Presse et télévision d’aujourd’hui par Claude Béziau, numéro hors série de l’Écho de la Presse et de

s’harmonisant ainsi avec le reste de la page, où figurent le plus souvent Les amours célèbres et Le crime ne paie pas. Les espaces du dessin ne sont donc pas cloisonnés, tant du point de vue des carrières que de celui de la publication éditoriale. Beyrand note en revanche que les Belges francophones dessinateurs de bande dessinée sont peu nombreux à être présents dans les hebdomadaires familiaux, les suppléments de journaux et encore moins dans les quotidiens511 : parmi les 91 dessinateurs cités dessus, seuls 8 travaillent en effet en Belgique. Dans Le Soir et Le Peuple, la page dessinée se scinde dans les années 1960 entre une page politique et éditoriale publiée tous les jours et une page « enfants » publiée seulement le mercredi et qui propose de la bande dessinée512. Du point de vue du métier, cela signifie que la pratique de la bande dessinée devient une compétence demandée aux dessinateurs de la presse adulte : pour le dire selon les termes d’Andrew Abbott, celle-ci fait désormais partie des « savoirs spécifiques » qui participent à la définition de la profession. Le parcours de Jean David (Joduc), assez méconnu, est intéressant de ce point de vue : sa spécialité est avant tout de dessiner des « petites femmes » dans V-Magazine de manière somme toute très classique ; il produit également des dessins politiques pour Le Méridional. Il pratique toutefois la bande dessinée à des fins publicitaires, produisant des bandes verticales sur le cinéma (« Notre film raconté ») et fait également quelques incursions dans la bande dessinée, avec Les nouveaux mystères de Paris, pour Lectures pour tous, et Monsieur le Marquis publié dans la presse quotidienne. Il dessine également pour Opera Mundi une série pour la presse anglo-saxonne, et une adaptation de La Chartreuse de Parme513. Son travail en bande dessinée correspond à une demande du marché, à laquelle les dessinateurs se plient même s’ils n’en possèdent pas nécessairement les codes. Il faut donc appréhender l’histoire de la bande dessinée à la fois dans la presse quotidienne et dans la presse spécialisée, à la fois dans les revues destinées aux femmes et celles destinées aux hommes, aux fillettes et aux garçons. Pendant notre période, elle est omniprésente, et elle s’impose donc dans le choix de carrière des dessinateurs-illustrateurs. Dans ces conditions, faire carrière dans la bande dessinée, c’est avant tout saisir une opportunité de travail, et quoique des dessinateurs comme Claude Dubois n’ont « jamais eu l’idée de faire autre chose514 », d’autres, comme François Bel s’y sont engagés alors qu’ils « n’avai[ent] pas la vocation515 ». Ainsi, Martial

511 Ibid., p. 15.

512 Notons que Beyrand ne cite pas Suzanne André, qui travaille pour Le Peuple, et peut-être y a-t-il d’autres oublis : Hachel a également commencé à travailler dans des quotidiens.

513 Ibid., p. 263.

514 Michellux, entretien avec Claude Dubois, Belles dédicaces, mars 2011 [en ligne], op. cit. 515 Hop no 115, septembre 2007, p.10

explique qu’il n’a pas choisi le dessin humoristique parce que « la profession est plus encombrée que la bande dessinée, [qui, elle, offre] la certitude d’avoir du travail pour plusieurs mois avec les histoires à suivre (voire avec une série)516 ». Mais à travers cette question de l’accès au travail, c’est la définition même de la bande dessinée qui est en jeu : l’exemple de Joduc indique qu’il s’agit d’une pratique bien moins restrictive que les définitions ultérieures ne peuvent laisser croire et permet de penser de manière plus large la palette des registres éventuels, et donc les différentes manières d’exercer ce métier. Beyrand note à ce propos cinq catégories de bandes horizontales ou verticales que l’on trouve dans les illustrés pour la jeunesse : les bandes muettes, les adaptations de roman avec un texte sous chaque image, les bandes parallèles, avec un texte sous toutes les images, les bandes à bulles à suivre et les bandes à bulles à gags517. Ces distinctions signalent que la polyvalence peut trouver sa place dans le cadre de cette seule pratique du dessin à la définition finalement très ouverte.

C’est toutefois et bien entendu dans les illustrés que la bande dessinée est la plus présente, comme la Commission de la Censure l’a bien pressenti, qui se soucie avant tout de ce type de publications parce qu’elles concernent la jeunesse et parce qu’elles proposent ce genre de lectures. Les dessinateurs de bande dessinée étant de loin les plus nombreux parmi les dessinateurs du corpus, leur profil sociologique et géographique ressemble au profil général exposé pendant le premier chapitre, comme on peut le voir sur les tableaux 41 à 44 ; les femmes exercent toutefois cette fonction à une fréquence deux fois moins importantes que leurs confrères.

Tableau 41. Genre des dessinateurs selon la fonction exercée, pourcentages en colonne

Dessinatrices Dessinateurs Tous

Bédéiste 17 % 32 % 32 %

Dessinateur de couvertures 19 % 15 % 15 %

Dessinateur de jeux/ publicité 8 % 9 % 9 %

Dessinateur rédacteur 22 % 19 % 16 %

Dessinateur simple 4 % 12 % 12 %

Illustrateur nouvelliste 31 % 16 % 16 %

Total 100 % 100 % 100 %

516 Hop no 57, avril 1993, p. 42.

517 A. Beyrand, Catalogue encyclopédique des bandes horizontales françaises dans la presse adulte de 1946 à 1975 de

Tableau 42.1. Génération des dessinateurs selon la fonction exercée, pourcentages en colonne Vieille-Garde Anciens Anciens classiques

ANCIENS CLASS Modernes Jeunes MOD/

JEUNES Bédéiste 32 % 28 % 30 % 30 % 31 % 30 % 40 % 31 % Dessinateur de couvertures 18 % 15 % 16 % 16 % 16 % 14 % 14 % 14 % Dessinateur de jeux/ publicité 2 % 10 % 9 % 8 % 9 % 11 % 3 % 10 % Dessinateur rédacteur 15 % 19 % 17 % 17 % 17 % 17 % 8 % 16 % Dessinateur simple 8 % 11 % 10 % 10 % 9 % 15 % 24 % 17 % Illustrateur nouvelliste 24 % 18 % 18 % 19 % 18 % 14 % 10 % 13 % Total 100 % 100 % 100 % 100 % 100 % 100 % 100 % 100 %

Tableau 42.2. Génération des dessinateurs selon la fonction exercée : écarts à l’indépendance

Vieille-Garde

Anciens Anciens

classiques

Classiques Modernes Jeunes

Bédéiste 0,1 -0,6 0,0 0,1 -0,3 3,2 Dessinateur de couverture 0,5 -0,1 0,1 0,6 -1,3 -0,1 Dessinateur de jeux -5,8 0,3 0,0 -0,1 3,7 -4,4 Dessinateur rédacteur -0,1 0,9 0,0 0,0 0,0 -4,4 Dessinateur simple -1,3 -0,1 -0,6 -5,8 8,5 14,9 Illustrateur nouvelliste 3,8 0,1 0,3 1,1 -4,6 -2,8

Les dessinateurs de toutes les époques exercent cette fonction de manière constante : de fait, déjà avant-guerre, les illustrés de la veine « américaine » proposaient beaucoup de pages en bandes dessinées. Toutefois, la participation progresse significativement dans la cohorte des « Jeunes », atteignant 40 % des fonctions exercées : on peut y lire l’évolution des illustrés vers des contenus de moins en moins variés, mais aussi un signe de spécialisation de la carrière de dessinateur à la fin des années 1960, un facteur d’explication que l’on pouvait déjà lire dans la coupe de 1967 [tableau 30]. Il faut faire attention, cependant, à ne pas surestimer cette évolution : à la lecture de l’écart à l’indépendance [tableau 42.2], le progrès de la bande dessinée pour la cohorte en question reste bien moins grand que celui du dessin « simple ».

En définitive, le prisme de l’origine géographique est le plus pertinent [tableau 43]. Ainsi, la spécialisation des « Jeunes » dans la bande dessinée est certes le fait des Belges, qui

publient encore majoritairement en Belgique, mais surtout des Français, qui sont par ailleurs plus binationaux, autant présents à Pilote et à Vaillant qu’à Tintin et à Spirou. Tableau 43. Origine géographique des dessinateurs selon la fonction exercée, pourcentages en colonne

France Belgique Étranger dont Espagne

Bédéiste 30 % 29 % 39 % 51 % Dessinateur de couverture 14 % 18 % 18 % 19 % Dessinateur de jeux 9 % 10 % 3 % 1 % Dessinateur rédacteur 18 % 15 % 13 % 9 % Dessinateur simple 11 % 12 % 11 % 4 % Illustrateur nouvelliste 18 % 17 % 16 % 16 % Total 100 % 100 % 100 % 100 %

En d’autres termes, la demande en bande dessinée est d’abord le fait des illustrés belges et modernes et les Français, qui sont les plus enclins à faire de la bande dessinée, n’hésitent pas à répondre à la demande belge, tandis que les Belges sont moins nombreux à travailler en France et privilégient une approche du métier plus polyvalente dans leurs illustrés nationaux. En fin de compte, c’est tout de même pour cette cohorte de Jeunes que la possibilité de traverser la frontière franco-belge devient appréciable, mais de ce point de vue elle ne fait que rattraper la population immigrée. En effet, parmi les fonctions exercées par les étrangers, la bande dessinée représente 39 % du total, et même la moitié pour les Espagnols. Ces derniers sont donc clairement plus spécialisés dans ce seul type de dessin, même s’il est malaisé de fournir une explication. Peut-être émigrent-ils avec un projet professionnel déjà très défini ? Pourtant, on pourrait penser que la précarité liée à l’immigration les pousserait à accepter toutes sortes de tâches au sein des illustrés. Ou alors, la carrière de dessinateur de bandes dessinées est déjà une réalité en Espagne quand ce n’est pas encore autant le cas en France et en Belgique ? Cette explication semble d’autant plus plausible que Monzon donne déjà des cours de bande dessinée avant d’émigrer alors que ceux-ci sont encore une rareté dans l’espace franco-belge ; qui plus est, l’émigration collective décrite au premier chapitre était centrée autour du projet de faire de la bande dessinée, et le réseau s’organise autour des contacts acquis dans ce milieu. Dernier facteur d’explication : la répartition générale des fonctions se traduit également par une moins grande présence des Espagnols dans les exercices de rédaction et de gags simples, mais pas dans l’illustration de nouvelles. Peut-être s’agit-il tout simplement d’un rapport différent à la langue : impossible, quand on

maîtrise mal le français, d’écrire soi-même ses gags, ses scénarios ou d’avoir des idées de rédaction. Or, pour la bande dessinée, comme pour l’illustration de nouvelles, on confie le plus souvent aux dessinateurs des scénarios déjà prêts – au risque sinon de voir les fautes de français pulluler, comme c’est le cas pendant les premières années de Pif le Chien. Par ailleurs, les Espagnols, tout comme les étrangers, exercent moins de fonctions dans les illustrés que leurs collègues et ils sont présents en revanche dans plus d’illustrés [tableau 38]. La bande dessinée leur permettrait donc de multiplier leur participation à différents journaux à partir de cette spécialisation première : sur l’axe de la polyvalence (en termes de multiplication des supports) et de la spécialisation (en termes de types de dessins exercés) ils se situent donc à des extrémités opposées. Julio Ribera en est un bon exemple, qui multiplie sa participation à de nombreux périodiques tout en se spécialisant dans la bande dessinée et même dans un genre particulier : « à un moment, c’était connu que Ribera et SF ça allait ensemble518 ».

Tableau 44.1. Études des dessinateurs selon la fonction exercée, pourcentages en colonne

Arts appliqués Arts décoratifs Beaux-arts École privée

Bédéiste 30 % 34 % 34 % 29 %

Dessinateur de couvertures 17 % 12 % 17 % 16 %

Dessinateur de jeux / publicité 11 % 9 % 4 % 9 %

Dessinateur rédacteur 15 % 16 % 16 % 18 %

Dessinateur simple 10 % 10 % 10 % 8 %

Illustrateur nouvelliste 17 % 19 % 18 % 20 %

Total 100 % 100 % 100 % 100 %

Tableau 44.2. Études des dessinateurs selon la fonction exercée : écarts à l’indépendance

Arts appliqués Arts décoratifs Beaux-arts École privée

Bédéiste -0,9 0,1 1,1 -0,3

Dessinateur de couvertures 0,0 -1,3 0,2 0,0

Dessinateur de jeux / publicité 7,8 0,1 -10,0 0,2

Dessinateur rédacteur -0,1 0,0 0,0 0,2

Dessinateur simple 0,0 0,0 0,0 -0,3

Illustrateur nouvelliste -0,2 0,0 0,0 0,3