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3. Une histoire par l’image

3.1. La grammaire de l’image

Le point de départ de ce travail est l’image. Elle nous a mené aux individus, aux groupes, aux lieux et aux périodes de publication. C’est par l’image qu’ont été retrouvés les quatre-cents dessinateurs étudiés dans le corpus, qu’ils ont été regroupés et leurs carrières retracées ; c’est par l’image aussi que se définissent leurs trajectoires. Étudier les carrières des dessinateurs sans se pencher longuement sur leurs productions aurait donc relevé du contresens scientifique : ces dernières sont des sources évidentes pour comprendre la construction du métier et des groupes professionnels. Cette démarche

97 Hélène Wallenborn, L’historien, la parole des gens et l’écriture de l’histoire: le témoignage à l’aube du XXIe siècle, Loverval, Éd. Labor, 2006, p. 51.

98 D. Demazière, « À qui peut-on se fier ?  », art. cit, p. 88. 99 Ibid., p. 97.

100 Ibid., p. 89. 101 Ibid., p. 92.

n’avait pourtant rien d’évident. Contrairement aux médiévistes ou aux historiens de l’Antiquité, qui pallient le faible nombre de sources écrites par une analyse précise des objets d’art, les historiens contemporanéistes se sont longtemps reposés sur les seules sources écrites, déjà foisonnantes. Sylvain Lesage note ainsi que les travaux d’histoire de la bande dessinée privilégient le plus souvent une approche politique ou éditoriale, sans fournir de « renseignements sur la forme d’expression en elle-même : au seuil de l’esthétique, l’historien […] semble craindre de s’aventurer en terrains mouvants – laissant le terrain à d’autres disciplines moins frileuses, dont la littérature et les sciences de l’information et de la communication102 ». Il dénonce ainsi une « démarche d’évitement de la bande dessinée en elle-même103 » qui s’appuie notamment sur l’illusion d’immédiateté et de transparence véhiculée par le dessin, surtout quand celui-ci est lié à l’enfance. Pourtant, les historiens du dessin ne peuvent se tenir à distance des questions d’écriture, de style, de grammaire et de poétique de l’image, d’autant que ce type d’analyse esthétique possède désormais ses ouvrages de référence, les travaux de Thierry Groensteen en premier lieu104. À l’orée de son travail de thèse, Christian Delporte insistait lui aussi sur le fait que l’analyse du dessin ne devait « pas être le champ d’investigation exclusif des historiens de l’Art ou des sémiologues105 », appelant à une nécessaire pluridisciplinarité.

Nous lui avons emboîté le pas en procédant dans ce travail à la description et l’analyse de nombreuses images, tant du point de vue du signifié – leur sens immédiatement accessible – que du point de vue du signifiant – c’est-à-dire la manière dont ces images disent ce qu’elles ont à dire. Ce sont tour à tour le crayonné, l’esquisse, l’encrage, les couleurs, la mise en page, la calligraphie, les techniques d’impression, le scénario, l’usage de la langue et les multiples références culturelles qui ont attiré notre attention. Tous ces détails appartiennent pleinement à la définition du métier de dessinateur, un métier qui présente justement la particularité de pouvoir être mis en image et donc documenté à tout moment de sa pratique. Si l’histoire de l’art et la sémiologie s’imposent comme des disciplines annexes incontournables, nous privilégions toutefois la description plutôt que l’interprétation sémiotique, le sens de l’image étant déjà bien souvent explicité par son texte, son sous-texte, son contexte de publication et

102 S. Lesage, L’effet codex, op. cit., p. 28-29. 103 Ibid., p. 29-30.

104 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, 2e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2011. 105 C. Delporte, Dessinateurs de presse et dessin politique en France, des années 1920 à la Libération, op. cit., p. 14.

la trajectoire de son auteur. Comme l’explique bien Pascal Ory, « l’histoire culturelle n’est pas l’histoire de l’art » et le culturaliste « verra plutôt tout ce qui intégrera la création artistique que tout ce qui la séparera106 ». En effet, il ne semble pas que la démarche d’analyse visuelle adoptée puisse être exclusivement inductive : c’est seulement après avoir compris qui étaient les dessinateurs et comment se formait leur profession que l’on peut étudier leurs productions et les logiques qui les sous-tendent. Ainsi est-il possible de retrouver dans les dessin étudiés des éléments déjà analysés liés aux trajectoires des dessinateurs, aux réseaux générationnels, géographiques ou professionnels auxquels ils appartiennent et aux exigences éditoriales ou politiques auxquelles ils obéissent.

Nous avons choisi les dessins qui illustrent notre travail en suivant ce principe : contrairement au corpus de dessinateurs, il ne s’agit ni d’un dépouillement exhaustif, ni d’un échantillonnage représentatif, mais plutôt d’un travail d’immersion. Au fur et à mesure du dépouillement des illustrés et du sondage effectué dans les grands quotidiens, nous avons photographié tous les dessins qui présentaient des thèmes récurrents et qui pouvaient aider à comprendre le métier de dessinateur et le rôle que ceux-ci endossent dans la société médiatique : plus le terrain d’observation était connu et visité, plus certains détails apparaissaient comme répétitifs, symptomatiques ou au contraire originaux et surprenants. Une telle méthode impliquait bien sûr de nombreux allers-retours, pour retracer des changements qui ne nous sont apparus comme évident qu’après un certain temps de travail. C’est ainsi que, en sus des dessins concernant de manière transparente la pratique du métier, nous avons pu constater que les dessinateurs étaient souvent en position de transmettre des connaissances (culturelles, scientifiques, artistiques, contemporaines). Or, cette position aide à comprendre le fonctionnement du métier et l’orientation de celui-ci vers une définition journalistique. En ce sens, le groupe professionnel des dessinateurs devenait une profession non plus seulement artistique ou culturelle (même si ces termes ne sont pas exclus de l’analyse et restent pertinents) mais avant tout médiatique : les dessinateurs appartiennent à l’univers du journal et de la diffusion éditoriale à grande échelle, ajoutant à leur fonction divertissante une fonction d’information. En conséquence, la construction du groupe professionnel des dessinateurs-illustrateurs n’est guère liée à l’artification du dessin ou de la bande dessinée – comme le postulait Vincent Seveau – mais bien plus à sa médiatisation.

3.2. Une histoire de la culture de l’image pendant les Trente