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Première partie : le métier de dessinateur-illustrateur

Chapitre 1 : Devenir dessinateur-illustrateur

1.3. Les premiers réseaux

1.3.3. Les Espagnols immigrés

Le dernier réseau que l’on peut analyser est celui des étrangers et plus précisément celui des Espagnols, qui façonne le profil des étrangers tel qu’on le voit apparaître sur les tableaux 7 et 8. Les immigrés commencent à travailler le plus souvent pendant la Seconde Guerre mondiale ou juste après: aucun ne commence à travailler avant 1935 et leur présence se raréfie après 1949. De fait, les Espagnols appartiennent majoritairement à la génération des « Classiques » parce qu’il s’agit d’individus qui ont d’abord travaillé sous le régime franquiste avant d’immigrer par la suite dans les années 1950. Parmi les immigrés espagnols, seuls deux sont à proprement parler des exilés politiques. Arnal a été combattant dans l’armée républicaine en 1939 et émigre la même année en France, faisant partie des 500 000 Espagnols de la Retirada368. Il est ensuite interné dans un camp de réfugiés espagnols puis envoyé à Mauthausen369. Edmundo Marculeta obtient avec son frère l’asile politique en France en 1949. Les autres viennent cependant de familles républicaines, à l’instar de Julio Ribera, très marqué par la personnalité de son père :

Pour lui, la dictature ça a été terrible, parce qu’il portait marqué dans tous ses papiers qu’il s’était battu contre le vainqueur qui était Franco. On ne lui facilitait aucune démarche officielle. Avant la guerre, il travaillait, dans une compagnie de disque, La voix de son maître, et quand il est rentré on lui a dit qu’on ne pouvait pas le reprendre370.

Ribera décrit son émigration comme à la fois économique et politique ; de fait, les passeports pour la France, au contraire de ceux de l’Amérique latine, étaient alors largement refusés par l’administration de Franco car soupçonnés de cacher un exil potentiel371. L’exil de ces dessinateurs n’eut donc rien d’aisé, et ils durent probablement tous partir sur un visa de tourisme, même si ceux-ci pouvaient être également refusés. Il s’agit en fait d’une immigration en groupe qui s’organise dans les années 1950, alors que reprend progressivement l’immigration des travailleurs espagnols vers la France, mais

368 Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols en France: de la Guerre civile à la mort de

Franco, Paris, Albin Michel, 1999, p. 53.

369 Voir la fiche de l’auteur sur lambiek.net et wikipedia [en ligne]. URL:

https://www.lambiek.net/artists/a/arnal_jose.htm et https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos %C3%A9_Cabrero_ Arnal, consultés le 24/10/2017.

370 Entretien avec Julio Ribera, op. cit.

371 Maria José Fernández, Émigrer sous Franco: Politiques publiques et stratégies individuelles dans l’émigration

espagnole vers l’Argentine et vers la France (1945-1965), Thèse de doctorat, Université Paris Diderot, Paris 7,

avant que ne soient signés les premiers accords bilatéraux de 1956372. Après Arnal, Luis Garcia et Gabrial Arnao sont partis en 1949, puis Batet en 1951, comme le rappelle Ribera, qui l’a suivi trois ans plus tard : « Le départ, ça a été Batet avec El Coyote, qui est parti – ça a créé une sorte de vide qu’on a essayé de remplir, et y avait Arnao… on est tous partis373 ». Il est aussitôt suivi par deux autres Barcelonais, Larraz et Parras. Ce dernier aurait préféré partir au Brésil, mais a emboîté le pas aux trois premiers à Paris.374 C’est d’ailleurs Ribera qui l’accueille :

Parras, je venais d’arriver il y avait une semaine, un jour on sonne à ma porte, j’ouvre et c’est Parras, « on m’a dit que tu étais à Paris, je me suis dit que c’était une bonne idée, et me voilà »375.

En 1954 immigrent également Hidalgo, Bielsa et Sommer (de passage vers la Belgique), puis en 1956 les frères Laffond et en 1958, Jorge Domenech. Tous viennent soit de Madrid, soit de Barcelone, et se connaissent donc probablement, au moins de réputation. La présence simultanée de Marculeta et Hidalgo aux Beaux-Arts de San Fernando, à Madrid a probablement facilité leur exil commun en France. Très vite, les questions politiques s’éloignent, et c’est le travail qui est à l’ordre du jour. Il est alors bien plus facile de trouver du travail en France qu’en Espagne selon Ribera :

J’ai visité quelques éditeurs, j’ai vu qu’un dessinateur de bande dessinée c’était considéré comme un travailleur comme les autres – en Espagne c’était quelqu’un qui faisait ça pour s’amuser. En France, on savait que c’était un boulot – je dirais pas comme les autres – si vous travaillez, un éditeur vous payait, plus ou moins, fallait discuter, c’était un commerce comme un autre376.

Il y a donc bien une sociabilité propre aux Espagnols, même si Julio Ribera fait attention à ne pas l’exagérer et à préciser qu’elle ne concerne pas les relations de travail : avec Larraz, Bielsa, Batet, Sommer, puis, plus tard les frères Laffond et Domenech :

C’était une grande famille, mais pas comme on imaginait. Pour moi un ami, on mangeait ensemble, on dormait dans la même chambre… mais ça n’est jamais arrivé, tout le monde s’arrangeait chacun à sa façon, ce qui ne nous empêchait pas après de

372 Guy Hermet, Les Espagnols en France: immigration et culture, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1967, p. 3. 373 Entretien avec Julio Ribera, op. cit.

374 Hop no 118, juin 2008, p. 6.

375 Entretien avec Julio Ribera, op. cit. 376 Ibid.

se retrouver avec plaisir. […] On ne faisait pas de communauté, quand on se voyait on était contents, mais on se voyait rarement ou par hasard, dans une maison d’édition. On était toujours éparpillés377.

Le son de cloche est différent ailleurs : dans un autre entretien en 2001, il dit avoir habité avec Sommer et leurs femmes respectives, et avoir reçu Larraz, Hidalgo et Batet. Larraz l’aurait même aidé à trouver du travail à la Bonne Presse378, alors qu’inversement, en 1979, dans un entretien des Cahiers de la Bande Dessinée, il est beaucoup plus négatif : « Nous ne nous connaissions pas, ou très peu. Lorsque nous nous croisions dans les rédactions, nous n’osions pas nous adresser la parole.379 Plus tard, il m’a confié à propos de sa rencontre avec Parras :

Ça a été une rencontre très agréable mais professionnellement ça ne nous a rien apporté ni à l’un ni à l’autre, il fallait se débrouiller chacun de son côté, et ce qui comptait c’était la qualité du dessin qu’on faisait. Si ça ne plaisait pas à un éditeur, vous pouviez avoir un copain, ça n’aidait pas380.

Dans ces récits contradictoires, difficile de savoir quel était véritablement le degré de connaissance et d’entraide de ces Espagnols. Sûrement les coups de pouce pour commencer se sont-ils effacés avec le temps et les nouvelles rencontres, ce qui explique un discours plus retenu dans les années 1970, tandis que, le temps passant, l’histoire s’est enjolivée avec les années ?

Outre la sociabilité propre à certains groupes nationaux, Willem se rappelle d’une sociabilité entre expatriés qui est peut-être propre également à Paris : « Comme je parlais assez mal le français, on se regroupait dans les bistrots, entre étrangers surtout381 ». Cette question de langue et de la différence culturelle a, évidemment, toute sa place dans une étude sur le dessin. Willem parle très mal français, ce qui a été un frein à son intégration à l’équipe de Hara-Kiri. Luis Garcia Gallo (Coq) a résolu ce problème à sa façon : « Pourquoi mes histoires sont sans paroles ? Parce que je crains que mon français ne soit

377 Ibid.

378 Hop no 92, décembre 2001, p. 6.

379 Schtroumpf – Les cahiers de la bande dessinée no 41, septembre 1979, p. 25. 380 Entretien avec Julio Ribera, op. cit.

381 Morvandiau, Portrait filmé de Willem, Retranscription, Que faut-il dessiner ? Des natures mortes ?, sans date [en ligne], op. cit.

pas correct382 ». Julio Ribera, qui a pourtant appris un peu de français adolescent chez sa tante à Bordeaux, tire des conclusions semblables :

Le problème c’est quand vous vous exprimez et que personne ne comprend ce que vous dites. Les Espagnols avaient tous les mêmes problèmes que moi, ils ne pouvaient pas m’aider. […] Finalement, dans ma profession ce n’est pas la peine de parler beaucoup. Pour comprendre les scénarios…oh ça, lire, la grammaire c’était pas un problème, j’avais l’habitude383.

De fait, les dessinateurs étrangers sont en fait plus présents dans les illustrés modernes que les Français et les Belges, et cette remarque touche de manière un peu plus visible l’Espagne [tableau 26]. À l’intérieur de cette catégorie, ce sont Vaillant et Pilote qui sont particulièrement bien représentés [tableau 27].

Tableau 26. Genre des périodiques selon l’origine géographique des dessinateurs, pourcentages en ligne

Pays Adulte Belge Catholique Américanisé Moderne Total

Belgique 2 % 76 % 7 % 1 % 14 % 100 %

France 6 % 12 % 55 % 10 % 18 % 100 %

Étranger 5 % 22 % 37 % 9 % 27 % 100 %

dont Espagne 0 % 17 % 44 % 11 % 28 % 100 %

Tableau 27. Participation des étrangers dans les périodiques modernes

Pays Chouchou Héroïc Mireille Pilote Vaillant Total

Étranger 1 6 3 11 15 35

dont Espagne 1 0 3 14 17 35

Total 1 6 6 25 32 70

Maël Rannou a bien montré que le journal communiste est également un journal internationaliste384, d’autant plus ouvert aux immigrés espagnols que ceux-ci fuient un régime fasciste. Ainsi, Arnal porte son choix sur Vaillant de manière tout à fait politique, et ce d’autant plus que ce sont les comités communistes d’aide aux réfugiés républicains qui lui présentent René Moreu à son retour des camps, lui permettant de publier des strips à L’Humanité d’abord, avant de rejoindre l’illustré385. De même, le Portugais Eduardo

382 Solo, C. Saint-Martin et J.-M. Bertin, Plus de 5000 dessinateurs de presse & 600 supports, op. cit., p. 184. 383 Entretien avec Julio Ribera, op. cit.

384 Maël Rannou, Le communisme par la bande : Transmission de l’idéologie communiste dans les bandes dessinées

de Vaillant à Pif Gadget (1942-1969), Mémoire de Master 1 de Lettres Modernes., Université du Maine,

2014.

385 Philippe Guillen, José Cabrero Arnal: de la République espagnole aux pages de Vaillant, la vie du créateur de Pif

Coelho publie pour Vaillant après avoir fui la dictature de Salazar en 1953. En revanche, on l’a vu, contrairement à Pilote, Vaillant est un hebdomadaire français, qui s’ouvre peu aux dessinateurs belges [tableaux 13]. À Pilote, c’est peut-être la présence de Goscinny qui explique cette ouverture à l’étranger, et surtout à l’Espagne. Il a vécu toute sa jeunesse à Buenos Aires, s’occupe de faire l’interprète pour eux dès qu’ils se rendent à la World Press386. Ribera s’en rappelle en termes élogieux : « Goscinny ça a été délicieux. Quand je l’ai connu, il travaillait dans une agence, juste derrière la porte. Il a été sympa, il m’a proposé de parler espagnol387 ». Mais il ne faut pas oublier qu’Uderzo, pilier du journal, est aussi un enfant d’immigrés italiens.

Les dessinateurs s’organisent donc en réseaux sociaux en amont de leur carrière. Mais les réseaux scolaires et géographiques restent de moindre importance que les réseaux professionnels : le cadre des ateliers, des studios, des maisons d’édition et des rédactions s’avère plus propice à créer des liens professionnels durables. De même que le profil sociodémographique et scolaire des dessinateurs se rapproche du profil des journalistes de l’après-guerre, leurs sociabilités apparaissent similaires aux sociabilités journalistiques, avec toutefois une variante importante : celle du travail en atelier, spécifiquement liée à la bande dessinée. À ces réseaux viennent également s’ajouter, plus tard dans les carrières, les liens tissés autour des syndicats ainsi que les réseaux amicaux et intellectuels qui influencent le travail graphique de certains.