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2. Une prosopographie professionnelle

2.1. Des sources pour constituer un terrain d’observation

2.1.4. Histoire quantitative ou terrain ethnographique

Dans ce travail, la collecte de sources plurielles confine, sinon à l’obsession, du moins à l’acharnement afin d’obtenir un maximum d’informations équivalentes pour

l’ensemble de la population étudiée, quel que soit le rang de chacun dans l’histoire du dessin. Seulement en procédant ainsi peut-on se prévaloir d’avoir réussi à cerner les contours d’un métier dont la plupart des acteurs ont été enfouis dans le passé et, comme Arlette Farge le préconise, « tirer efficacement de l’oubli des existences qui n’ont jamais été retenues84 ». Bien entendu, l’exhaustivité reste impossible et, malgré quelques hasards heureux des pages jaunes, vingt-deux personnes restent totalement inconnues ; les actes de naissance de 32 % des dessinateurs du corpus ont été impossibles à récupérer ; et on ne connaît de source sûre la formation ou l’autodidaxie que d’un peu plus de la moitié des dessinateurs. Encore l’ignorance est-elle instructive : le silence des sources touche les femmes plutôt que les hommes, les petites mains plutôt que les dessinateurs de couverture, et ainsi de suite. Qui plus est, les cases vides d’une base de données rappellent aussi au chercheur la difficulté d’établir toute corrélation à grande échelle. Certes, les enfants des employés représentent un tiers de la population française pour moins d’un dixième de la population belge, mais en l’absence d’un tiers des informations il s’agit plutôt d’une tendance générale que l’on peut aussi expliquer grâce aux structures sociales des deux pays et à leur système d’éducation artistique. Toute base de données doit donc faire preuve de distance par rapport aux chiffres. L’exhaustivité étant impossible, il faut également savoir arrêter les recherches, de la même manière que l’on ne peut reconduire sans cesse une expérience scientifique : découvrir, un mois après avoir bouclé l’ensemble de l’enquête quantitative que la nationalité de François Josse est française ne doit pas pousser à reconduire l’intégralité des calculs produits jusque-là, d’autant que cette information unique n’est pas de nature à changer les résultats généraux. Se retrouve là la perspective de l’histoire culturelle « a priori obsédée par les indicateurs chiffrés85 » mais ne cherchant pas pour autant à mettre la « beauté en boîte86 ». Comme le rappellent Claire Zalc et Claire Lemercier, les chiffres sont « des traces parmi d’autres87 » et le matériau des bases de données est hétérogène, composé d’archives, d’entretiens ou d’observations. La base de données créée pour étudier les carrières des dessinateurs-illustrateurs comporte finalement moins de données chiffrées que d’informations datées : dates de participation à des revues, type de participation, collaborations, disciplines artistiques étudiées et enseignées… Si l’on peut en tirer des

84 Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Éd. du Seuil, 1989, p. 22. 85 P. Ory, L’Entre-deux-mai, op. cit., p. 9.

86 Béatrice Joyeux-Prunel (ed.), L’art et la mesure: histoire de l’art et méthodes quantitatives, Paris, Éd. de la rue d’Ulm, 2010, p. 17. 

analyses statistiques et de réseaux, ce n’est que grâce à l’aide d’archives et de témoignages qui sont de l’ordre du qualitatif.

Une fois clairement délimitée notre approche en histoire sociale et culturelle, elle peut s’élargir d’autres paradigmes de recherches qui s’avèrent parfois indispensables : il s’agit, par exigence intellectuelle, de ne pas se limiter aux outils offerts par sa discipline. C’est dans ce sens que nous comprenons et utilisons les conseils d’in-discipline de Charpentier et Dubois88 : non pas refuser l’ancrage disciplinaire initial, mais le dépasser quand il ne propose pas de solution adéquate à un problème de recherche. Dans notre cas, la méthode ethnographique, utilisée comme auxiliaire, peut pallier le faible nombre de sources directes qui existent pour l’étude de ces objets culturels peu légitimes. Catherine Omnès, observant le paysage nouveau des sciences sociales note que

L’historien est plus démuni que les chercheurs des autres sciences sociales car il est tributaire de ses sources. Or les sources « traditionnelles » sont très largement institutionnelles, très majoritairement produites par des groupes sociaux privilégiés ayant eu accès à l’éducation et essentiellement écrites par des hommes. Aussi renvoient-elles une image déformée et réductrice de la société et des rapports sociaux, qui occulte souvent les pratiques sociales. L’historien, qui adopte une démarche ethnographique pour rendre compte des dynamiques sociales, est donc obligé de repenser ses sources et adapter ses outils et ses méthodes pour recueillir un

matériau qui lui permette de recomposer un terrain qu’il ne peut plus observer. Aussi la démarche ethnographique est-elle souvent associée chez les historiens à l’analyse quantitative d’un corpus sur lequel peut être refondé un terrain d’observation89.

Omnès éclaire d’un jour nouveau le terrain d’observation créé à partir des illustrés, qui, selon cette définition, est effectivement ethnographique. Celui-ci a par exemple fait émerger une trentaine de dessinatrices dont l’existence n’était plus mentionnée dans le canon du dessin, laissant croire que le métier de dessinateur, et surtout de dessinateur de bande dessinée, était exclusivement masculin. Il a aussi mis en avant une population importante d’enfants d’ouvriers en Belgique, questionnant les a priori sociaux sur ce métier artistique, dont on néglige parfois le caractère de production artisanale. D’une manière générale, il a permis de remettre en question le canon de l’histoire du dessin – et

88 I. Charpentier et V. Dubois, « Conseils d’in-discipline », art. cit.

89 Catherine Omnès, « Les historiens et la tentation ethnographique » dans Anne-Marie Arborio et al. (eds.), Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées, Paris, La Découverte, 2008, p. 284.

a fortiori de la bande dessinée – fait seulement de quelques œuvres et de quelques grands noms.