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Une histoire de la culture de l’image pendant les Trente Glorieuses

3. Une histoire par l’image

3.2. Une histoire de la culture de l’image pendant les Trente Glorieuses

L’analyse des productions des dessinateurs nous renseigne également sur une époque, comme le rappelait Christian Delporte quand il étudiait les dessinateurs de presse :

Un jeu de miroirs subtil lie dessin et opinion publique ; si le dessin est indéniablement le reflet de l’état de l’opinion publique à un moment donné il en est aussi, pour une part un élément constitutif. S’il est révélateur des convictions profondes, des inquiétudes, des peurs, des fantasmes de l’opinion, il apparaît aussi capable de transformer des doutes en certitudes107.

Il ne s’agit pas de demander aux dessins choisis dans cette étude d’illustrer simplement la période des Trente Glorieuses : comme l’historien de la presse nous pensons qu’« il serait évidemment peu captivant d’essayer de vérifier, par la caricature, ce que nous savons déjà sur l’époque par ailleurs108 ». L’angle d’analyse que nous adoptons n’est donc pas foncièrement politique ; il ne s’agit pas non plus d’insister sur les représentations véhiculées par le dessin, analyses trop souvent guidées par l’idée que le dessin « offrirait le miroir d’idéologies, de visions du monde qui seraient, selon les cas, petite-bourgeoises, pro-américaines ou, éventuellement, communistes109 ». En revanche, de même que la profession de dessinateur permet de comprendre une partie du fonctionnement social et professionnel des sociétés franco-belges d’après-guerre, les dessins nous donnent à lire le développement d’une société médiatique. Ils nous permettent donc de construire une histoire de la culture de l’image et d’approfondir notre connaissance des Trente Glorieuses. Producteurs d’images dans des médias destinés à la plus grande partie de la population, les dessinateurs sont parmi les premiers à pouvoir informer de manière efficace sur la culture médiatique à laquelle ils participent. Ils nous permettent notamment d’étudier de plus près les avatars de la culture populaire et de la culture de masse après-guerre, sans partir de définitions a priori.

En étudiant le dessin et plus encore la bande dessinée, l’écueil aurait été de faire des dessinateurs les hérauts ou les témoins d’une culture populaire atemporelle et

quasi-107 C. Delporte, Dessinateurs de presse et dessin politique en France, des années 1920 à la Libération, op. cit., p. 12. 108 Ibid.

universelle, une « assignation forcée110 » selon Sylvain Lesage. Grâce au choix des dessins et de leur premier lieu de publication comme source principale, l’adjectif populaire se trouvait au contraire circonscrit dans le temps et dans l’espace. Dans le cadre de ce travail, la culture populaire dont les dessinateurs sont les représentants n’est pas une culture destinée à, émanant de ou ayant trait à la partie la plus défavorisée de la population (celle qu’on appelle les classes populaires). Elle ne concerne pas non plus un peuple plus ou moins métaphorique « terme monstrueux dont le sens dépend de la phrase où il entre111 ». En raison de leur audience et de leurs lieux de publication, ces dessins sont populaires dans le sens où ils s’adressent à la plus grande partie de la population, de telle sorte qu’ils plaisent au plus grand nombre : ils tendent à remplir une fonction fédératrice. En conséquence, quand le terme de « populaire » revêt une acception sociale, c’est moins pour désigner les classes populaires en tant que telles que pour désigner le mépris (ou tout du moins la distance neutre) que ces dessins peuvent susciter chez une partie des élites et chez ceux qui en reproduisent le discours. C’est ainsi que l’analysait Pierre Bourdieu dans La Distinction en opposant les goûts intellectuel, bourgeois et populaire112. En effet, dans son raisonnement, le populaire est un concept négatif à l’usage des élites pour définir leur propre culture et leur propre espace. Les dessinateurs n’en sont pas moins « populaires », non pas à cause de leur origine ou de leur position sociale, mais parce qu’ils s’adressent et plaisent à la partie la plus importante de la population : le terme de « populaire » est donc toujours utilisé dans ce sens dans ce travail, s’appuyant sur la popularité et la diffusion effective des illustrés, périodiques et maisons d’édition auxquels participent avant tout les dessinateurs du corpus. En outre, leur popularité est souvent liée au caractère enfantin de leur public, trait renforcé par l’origine de la plupart des images analysées qui proviennent d’illustrés destinés à un lectorat juvénile. Or, les dessins produits pour ces publics s’inscrivent dans une tradition de la didactique et de la transmission par l’image. Les dessinateurs acquièrent ainsi dans la société des Trente Glorieuses un rôle de « passeur » ou de « médiateur » culturel. Issus des classes moyennes et des professions libérales, ils annoncent l’évolution sociale que leur lectorat est amené à connaître avec la tertiarisation de la société. Ils partagent donc avec l’ensemble de la population une culture scolaire commune, destinée à tous et acquise au niveau primaire de

110 Ibid., p. 31.

111 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, Folio essais, 1988 (1ère édition : 1945), avant-propos. 112 Pierre Bourdieu, La distinction: critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 381.

l’enseignement. Cette culture scolaire est le point de départ d’un travail de transmission scientifique, culturel et artistique plus important qui s’adresse aux classes populaires et aux classes moyennes de la société, voire à son élite, tant que ces publics sont sensibles à ce qui plaît au plus grand nombre.

La question de la diffusion à grande échelle interroge aussitôt deux autres termes, celui de culture de masse et celui de la culture médiatique. Comme le rappelle Lesage, citant Pierre Bourdieu et Dominique Kalifa, « l’hypothèse d’une correspondance entre objets médiatiques, pratiques et groupes sociaux est au fondement de la sociologie bourdieusienne, comme des travaux des premiers historiens de la culture populaire113 ». La culture populaire est donc directement liée à la diffusion de ses objets dans les médias, une diffusion désignée sous le terme de culture de masse depuis les écrits théoriques de l’École de Francfort dans les années 1930. Sans reprendre le caractère idéologique et négatif de ce terme, on peut préciser qu’appartiennent à la culture de masse les objets culturels qui s’adressent au plus grand nombre par le biais de moyens de communication pensés pour celui-ci et donc facilement accessibles. Cette facilité d’accès signifie la démultiplication des supports et une uniformisation progressive de certains référents culturels grâce à la multiplication d’outils médiatiques qui, déjà prégnants pendant l’Entre-deux-guerres, deviennent omniprésents pendant les Trente Glorieuses. Pour cette raison, certains chercheurs préfèrent donc parfois appliquer à ces processus le terme de culture médiatique, moins idéologique114, voire culture de grande diffusion, plus descriptif. Mais ces expressions présentent tout de même le défaut de ne pas appartenir au vocabulaire des années étudiées. Il s’agit donc de privilégier le terme de « culture de masse » lorsque des discours ou des postures d’acteurs sont rapportées et de parler en revanche de « culture médiatique » pour désigner le contexte dans lequel évoluent les dessinateurs et qui se lit à travers leurs dessins, d’autant que la société des Trente Glorieuses multiplie les médias de diffusion et apparaît à ce titre comme une société médiatique. Les dessinateurs participent à ce changement du paysage culturel. Polyvalents, ils multiplient les lieux de publication ; passeurs de savoir scolaire, culturel et artistique, ils construisent un référentiel commun parfois simplifié par rapport à l’original, mais partagé par le plus grand nombre ; journalistes, ils sont inscrits dans un référentiel médiatique.

113 S. Lesage, L’effet codex, op. cit., p. 31.

114 Christian Delporte et al., Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 219. 

Les dessins étudiés sont donc à la fois des sources sur et des objets de la culture de masse des Trente Glorieuses, dans tout ce qu’elle a de populaire et de médiatique ; en ce sens, ils nous offrent le moyen de revisiter ces termes de manière heuristique, en analysant ce qu’ils signifient immédiatement, au vu des productions culturelles de l’époque étudiée. Ainsi sommes nous également à même de dépasser le canon du dessin et de la bande dessinée qui, comme Sylvain Lesage l’a bien noté, n’a rien de populaire :

L’écriture de l’histoire se trouve ainsi enfermée dans les cadres du canon élaboré depuis une cinquantaine d’années avec, tout en haut, Hergé et ses Aventures de Tintin et, tout en bas, plusieurs types de publication négligés à la fois par les spécialistes de la bande dessinée et les historiens du culturel. Parmi ces publications reléguées dans un enfer culturel, on trouve les publications communistes qui, guerre froide oblige, n’ont guère trouvé droit de cité dans la patrimonialisation de la bande dessinée, Le

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production sérielle, ou encore les petits formats vendus en kiosques dans les années soixante et soixante-dix, et qui cumulent les stigmates culturels : anonymat de la production, origine étrangère, sérialité des schémas narratifs, et public de destination populaire. En cantonnant son regard au canon reconnu par la critique, l’histoire de la bande dessinée reproduit ainsi la démarche adoptée, auparavant, par une certaine histoire littéraire115.

Le choix des illustrés dépouillés ainsi que des quotidiens sondés permet de réécrire cette histoire de la bande dessinée à l’abri du canon imposé par les bédéphiles, en y réintégrant l’importance continue qu’eut la pratique du dessin en général, y compris quand les productions étaient destinées à un public adulte. Les dessinateurs du corpus sont à l’image de ces dessins : variés, inattendus et parfois inconnus, ils permettent de se replonger sans a priori scientifique dans le contexte de production des Trente Glorieuses.

Les dessinateurs-illustrateurs en France et en